Martine Wijckaert pédagogue — Trouver la Dimension du Dire

Théâtre
Portrait

Martine Wijckaert pédagogue — Trouver la Dimension du Dire

Le 19 Nov 2012

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Couverture du numéro 115 - Martine Wijckaert - La Balse
115

« En mécanique, la trans­mis­sion est conçue pour per­me­t­tre le trans­fert d’énergie, générale­ment depuis une source vers un récep­teur. »

LE 5 SEPTEMBRE 2011, en vue d’écrire cet arti­cle, je prends place aux côtés de Mar­tine Wijck­aert dans une classe à l’INSAS. Trente élèves (appren­tis comé­di­ens et met­teurs en scène de deux­ième année) sont assis autour de nous. Une petite nos­tal­gie m’étreint : j’étais assise là moi-même, il y a six ans, elle était assise là, elle-même, il y a plus de trente-cinq ans, avec ses tress­es blondes et ses grands yeux bleus… Dans les couloirs de l’INSAS, Mar­tine hurle en per­ma­nence sur tous et sur tout. Elle a la répu­ta­tion d’être une grande gueule au franc par­ler impi­toy­able (c’est un euphémisme), boule d’énergie dévas­ta­trice, et les élèves savent qu’elle fait en général tra­vailler le vaude­ville (« vaude­ville méta­physique » comme elle l’appelle, comme le théâtre de Thomas Bern­hard, ou vaude­ville du XIXe, Labiche, Fey­deau…). Je ris sous cape en pen­sant : « ces élèves doivent s’imaginer qu’ils vont bien rigol­er… ils ne vont pas com­pren­dre ce qui leur arrive ». Et en effet : un pre­mier choc a lieu. Mar­tine a sor­ti son petit cahi­er noir, dont les pages sont cou­vertes de minus­cules hiéro­glyphes, tach­es d’encre, par­cours fléchés et autres dessins cabal­is­tiques ; elle a égale­ment extrait de son cartable antique un texte de théâtre tout aus­si noir­ci d’annotations et autres ratures, dont on ne dis­cerne pas encore le titre. Sa voix s’élève, grave, régulière, mesurée. Et le pre­mier cours se déploie à la manière d’une leçon inau­gu­rale au Col­lège de France, le con­férenci­er arbo­rant un sérieux et une prestance dignes d’André Mal­raux.

Pas un mot n’est pronon­cé plus haut que l’autre. Pas le moin­dre signe d’ouragan en vue. Les élèves sont médusés. Il n’y a plus un bruit. Les corps sont en alerte. La classe est une oreille géante. Les élèves sont, comme dit Fey­deau, sur les « char­bons » : ils ne s’attendaient pas à être ain­si traités, comme des artistes ; ils pressen­tent qu’il y a dans ce dis­cours quelque chose de risqué, de vio­lent peut-être. Pen­dant deux heures, obéis­sant à une ten­sion con­tin­ue, Mar­tine Wijck­aert leur par­le. Elle leur livre une parole intime qui se donne généreuse­ment, une parole bien à elle : elle par­le de ce qu’est le théâtre, le texte de théâtre, le jeu d’acteur, la direc­tion d’acteur, la pos­ture philosophique et poli­tique de l’artiste, de l’Art. À l’issue du cours, je peine à dis­simuler mon émo­tion : une vie, un corps pour­rait-on dire, entière­ment voués au théâtre, sont exposés ici, devant ces jeunes. Ce qu’on leur trans­met ici avec un tel calme, une telle pré­ci­sion, est le fruit de quar­ante ans de pra­tique artis­tique, de pris­es de risques sauvages. Car WIJ 1 est une sorte de pirate nav­i­gant depuis bien­tôt quar­ante ans dans les eaux calmes du paysage théâ­tral. Arpen­teuse acharnée de ter­ri­toires en friche, bâtis­seuse d’empires éphémères, lionne soli­taire éprise de lib­erté. Pour moi, ceux de ma généra­tion et les autres, une fig­ure fon­da­trice, un men­tor, en quelque sorte. La fin du cours approche. L’épilogue tombe comme un couperet : l’art est affaire de rigueur et de respon­s­abil­ité. Il n’y a pas d’art sans engage­ment (de corps et d’esprit) total. Il n’y a pas de demi-mesure. Le ton est don­né : on est vrai­ment pas là pour décon­ner, on tra­vaillera Fey­deau.

Dire une partition

À quoi ressem­ble donc un cours de Mar­tine Wijck­aert, con­crète­ment ? On lit d’abord minu­tieuse­ment le texte à la table, s’arrêtant sur chaque mot, sur chaque vir­gule. On défriche, on déchiffre. Ici, le texte est con­sid­éré comme une véri­ta­ble par­ti­tion musi­cale. Pour pou­voir le don­ner, il faut l’avoir exploré, expéri­men­té, puis domes­tiqué par­faite­ment. Dans le cas présent, les élèves met­teurs en scène s’attribueront des scènes à super­vis­er et repren­dront le flam­beau de la direc­tion d’acteur sous l’œil de Mar­tine. Les acteurs sont ici assim­ilés à des tech­ni­ciens instru­men­tal­istes. On peut d’ailleurs davan­tage par­ler d’interprètes que d’acteurs. Les scènes seront répar­ties, découpées, séquencées. Pen­dant toute la durée du cours, les élèves tra­vailleront hum­ble­ment sur une toute petite par­ti­tion jusqu’à la maitris­er par­faite­ment et à être véri­ta­ble­ment capa­ble de la lire.

L’objectif du cours : que les jeunes appren­tis soient capa­bles d’exécuter ensem­ble (devant un pub­lic ou non) le compte ren­du d’un espace textuel, d’une par­ti­tion, cha­cun lisant-inter­pré­tant par­faite­ment sa par­tie, cha­cun étant la par­tie d’un tout. À ce titre, on ne représente rien : ni espace, ni cos­tume. On est au lutrin. Les inter­prètes dis­ent toutes les didas­calies. Le cadre com­mun de tra­vail est donc pure­ment tech­nique (il est fait très peu men­tion de dra­maturgie par exem­ple). Plus le cadre tech­nique est dras­tique, dit Mar­tine, plus on pénètre une poé­tique. La maîtrise de la par­ti­tion est une pre­mière étape. Il faut ensuite être capa­ble de jouer, c’est à dire de recréer, d’inventer, d’être, avec can­deur, avec naïveté, dans l’instantanéité du présent, au pied de la sit­u­a­tion.

Lorsque vous assis­tez à un cours ouvert de Mar­tine Wijck­aert, vous assis­tez à une lec­ture sauvage : ici il ne serait être ques­tion d’un qua­trième mur , les élèves vont et vien­nent sur le plateau, se plaçant face à face ou côte à côte der­rière des lutrins, racon­tant, vocif­érant, brail­lant, imi­tant, chu­chotant, décla­mant, mar­mon­nant, mur­mu­rant, induisant, sous-enten­dant, fu stigeant, psalmodi­ant, mau­gréant, bre­douil­lant, mar­mot­tant, beuglant, com­men­tant, par­o­di­ant. Le tout main dans la main avec le spec­ta­teur, en représen­ta­tion con­stante. Les acteurs sont con­vo­qués sur le plateau pour Dire. Les corps, les imag­i­naires sont mis en bran­le en tant que corps, en tant qu’imaginaires par­lants. Toutes les ten­sions vont con­vergeant vers la bouche. C’est ain­si qu’un théâtre imag­i­naire com­mun entre acteurs et spec­ta­teurs naît : le texte théâ­tral se déploie, non sous nos yeux, mais dans nos têtes.

Plac­er les jeunes acteurs au cen­tre d’une archéolo­gie textuelle : l’exemple de MAIS N’TE PROMÈNE DONC PAS TOUTE NUE ! de Fey­deau.

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Martine Wijckaert
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Aurore Fattier
Aurore Fattier a fait des études universitaires en lettres modernes à Paris et s'est formée...Plus d'info
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