Du MONUMENTAL à l’opéra

Opéra
Réflexion

Du MONUMENTAL à l’opéra

Le 16 Oct 2019
Georg Nigl (Achilles) et Werner Van Mechelen dans Penthesilea de Pascal Dusapin, mise en scène Pierre Audi. Scénographie Berlinde De Bruyckere - Photo Forster/La Monnaie.
Georg Nigl (Achilles) et Werner Van Mechelen dans Penthesilea de Pascal Dusapin, mise en scène Pierre Audi. Scénographie Berlinde De Bruyckere - Photo Forster/La Monnaie.
Georg Nigl (Achilles) et Werner Van Mechelen dans Penthesilea de Pascal Dusapin, mise en scène Pierre Audi. Scénographie Berlinde De Bruyckere - Photo Forster/La Monnaie.
Georg Nigl (Achilles) et Werner Van Mechelen dans Penthesilea de Pascal Dusapin, mise en scène Pierre Audi. Scénographie Berlinde De Bruyckere - Photo Forster/La Monnaie.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 138 - Arts de la scène et arts plastique
138
La dimension plastique de l’opéra

Les réformes et querelles autour de l’esthétique lyrique, depuis la créa­tion de l’opéra, enga­gent la musique et le livret. Etrange­ment, le troisième paramètre de l’opéra, sa dimen­sion visuelle et sa représen­ta­tion ne sont pas évo­quées : l’opéra est l’art du spec­tac­u­laire, avec des scéno­gra­phies impres­sion­nantes et une vocal­ité puis­sante. S’il est ques­tion de réal­isme ou d’abstraction sur la scène au début du xxe siè­cle, ou de cohérence et d’unité dra­maturgique, il est une dimen­sion qui reste qua­si intouch­able – le mon­u­men­tal. La dimen­sion plas­tique de l’opéra, c’est sa mon­u­men­tal­ité d’où sur­git la puis­sance des représen­ta­tions musi­cale et scénique. De même, forme extrême­ment mal­léable et ouverte à toutes les inter­pré­ta­tions, l’opéra a une capac­ité presque illim­itée d’intégrer tout médi­um, lan­gage et nar­ra­tiv­ité étrangers à son cor­pus.

Le mythe romantique des origines de l’opéra

Assumons cette évi­dence his­torique : la Cam­er­a­ta Bar­di flo­ren­tine n’est pas à l’origine de l’opéra, et la nos­tal­gie pour la tragédie antique est un mythe roman­tique tein­té d’une mélan­col­ie naïve. C’est grâce aux avancées musi­cales des com­pos­i­teurs – fruit d’un siè­cle d’expérimenta- tions – que l’idéal d’une union entre le drame et la musique a pu se con­cré­tis­er. Du madri­gal à la monodie accom­pa­g­née, de laprimaprat­ti­caà la secun­daprat­ti­ca, une voix solo a émergé des méan­dres d’un texte frag­men­té et de voix entrela- cées. L’origine de l’opéra, serait plutôt à chercher du côté de sav­is­i­bil­ité, dans un mon­u­men­tal qui relève presque d’une ontolo­gie du lyrique. Les cor- tèges mythologiques de la Renais­sance et les inter- mèdes, miroirs d’un pou­voir abso­lutiste, ser­vent la pro­pa­gande poli­tique et glo­ri­fient le règne du sou- verain. Avec le faste des cos­tumes et la com­plex­ité de la scéno­gra­phie, le chant poly­phonique et un texte inspiré des antiques, ces immenses tableaux pan­tomim­iques, peu­plés de fig­ures mythologiques et leurs attrib­uts sym­bol­iques, sus­ci­tent à la fois la fas­ci­na­tion et l’adhésion d’un pub­lic éli­tiste.

Venise ou l’opéra sauvé des eaux

En tant qu’autocélébration du pou­voir princi­er, reflet trompeur d’une féo­dal­ité mori­bonde, l’opéra, face aux boule­verse­ments socio-économiques du XVIIe siè­cle, était une forme con­damnée d’avance. C’est la poli­tique cap­i­tal­iste de Venise qui sauve l’opéra : en pleine déca­dence économique, en perte de pres­tige poli­tique et diplo­ma­tique, les doges de Venise mis­ent sur le ray­on­nement cul­turel et son car­naval. Or l’opéra, avec la noblesse de ses orig­ines et sa dimen­sion spec­tac­u­laire, son exubérance visuelle et sa vocal­ité envoû­tante, est la forme idéale pour attir­er un pub­lic payant, qu’il soit local ou inter­na­tionale.

New York, l’enchantement nocturne de Chagall au Metropolitan Opera

À la tombée de la nuit, dans le grand hall vit­ré du Met­ro­pol­i­tan Opera, sous les yeux des New-yorkais, se déroule indéfin­i­ment le même rit­uel : le rideau s’ouvre lente­ment sur un immense dip­tyque de Marc Cha­gall, Le Tri­om­phe de la Musique et Les sources de la Musique, com­mande du Lin­coln Cen­ter en 1966. Pro­tégées de la lumière durant la journée, ses couleurs cha­toient sous les pail­lettes de l’électricité et illu­mi­nent le regard fasciné des pas­sants : l’œuvre mon­u­men­tale de Cha­gall souligne l’aura du Met Opera et le pres­tige de son mécé­nat financier.

La démesure dans l’art contemporain
Bruxelles ou la barbarie à peau nue

Il arrive que la démesure s’érige non pas dans la ver­ti­cal­ité mais dans l’horizontalité. Incar­nant un archaïsme bar­bare, sur un plateau envahi de peaux de bêtes, champ illim­ité de ruines ani- males, la Penthe­sileade Pas­cal Dusapin, est la reine des Ama­zones et une guer­rière déli­rante. Touchée par la folie dionysi­aque, elle tue l’homme qu’elle aime, Achille le héros de la guerre de Troie, et le dévore avec ses chiens. Ici, Pierre Audi s’asso- cie à Berlinde De Bruy­ckere qui signe la scéno­gra­phie. Face à ces décom­bres d’un monde en guerre, les peaux de bêtes, objets tridi­men­sion­nels faits de cire illus­trent la musique inquiète de Dusapin. Sur un plateau noir comme la fin du monde, noir comme l’âge des ténèbres, des hommes à la face som­bre, ram­p­ent sur le sol comme des bêtes. Réduit à une bes­tial­ité pri­maire, le lan­gage est dénaturé, la vocal­ité est déstruc­turée, les chan- teurs hurlent, grog­nent, bégaient.

Munich et La Femme sans Ombre de R. Strauss

— Vous n’applaudissez pas ?
— Par­don ? Non, je suis en train de pren­dre quelques notes.
— Mais il faut applaudir. Il s’agit de Richard Strauss, notrecom­pos­i­teur !
Votre com­pos­i­teur ?
— Vous avez bien enten­du.
— Excusez-moi, mais j’écris, voyez-vous ?

Cette scène se déroule à la fin d’une représen­ta­tion, celle de La Femme sans ombre de R. Strauss, mise en scène par Krysztof War­likows­ki, au Bayesrische Staastop­er en 2012.
Ce qui m’était imposé d’applaudir, n’était pas la mon­u­men­tal­ité du plateau, – l’immensité des pro­jec­tions de films, d’art vidéo et d’images de syn­thès­es – mais la puis­sance de la musique de Strauss. Le mon­u­men­tal ici, est sym­bole d’une puis­sance cul­turelle, celle de l’Allemagne et de son his­toire. À l’issue de la Sec­onde Guerre Mon­di­ale, le bâti­ment de l’opéra est totale­ment détru­it. En 1963, pour l’inauguration du nou­veau Bayesrische Staat­sop­er, c’est La Femmes ans ombre de R. Strauss qui est choisie. Il s’agit alors de réha­biliter un com­pos­i­teur recon­nu coupable de col­lab­o­ra­tion avec le régime nazi. Alle­magne année zéro… Il y avait une diver­gence de tem­po­ral­ités ce soir-là, et les démons de la mon­u­men­tal­ité, face trou­blée d’une médaille bril­lante, han­taient la salle de l’opéra.

La finan­cia­ri­sa­tion de l’art con­tem­po­rain, la logique bour­sière du marché de l’art actuel, fait du mon­u­men­tal une norme esthé­tique, un gigan­tisme con­venu à l’image de ses spécu­la­teurs. Il suf­fit de penser aux fon­da­tions privées et l’immensité de leur espace, celles de Pra­da à Milan, Pin­ault à Venise, Jumex à Mex­i­co, Louis Vuit­ton à Boulogne, ou la sec­tion Art Unlim­it­ed de la foire de Bâle. Cette surenchère de la démesure con­t­a­mine égale­ment les insti­tu­tions d’art. Chaque année, l’évènement Mon­u­men­ta au Grand Palais invite un artiste à défi­er l’immensité de sa nef de 13500 m² : Passés maîtres du mon­u­men­tal, les plas­ti­ciens Anselfm Kiefer, Anish Kapour, Chris­t­ian Boltan­s­ki, Daniel Buren, et les Kabakov y ont été invités. Ces mêmes plas­ti­ciens investis­sent la scène lyrique ! Les Kabakov et le Saint-François d’Assise de Mes­si­aen à la Rurthri­en­nale ; Anselfm Kiefer et Elek­tra au théâtre San Car­lo ; le trio Boltan­s­ki / Kalman / Kraw­czyk et La Pleine Nuit ou déam­bu­la­tion noc­turne dans l’Opéra- Comique ; Anish Kapour et Pel­léas et Mélisande à la Mon­naie ; Daniel Buren et Daph­nis et Chloé au Palais Gar­nier…

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Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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