Le chemin du sens

Le chemin du sens

Le 12 Avr 2001
Joëlle Ledent, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Jeanne Kayitesi, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Joëlle Ledent, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Jeanne Kayitesi, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.

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Joëlle Ledent, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Jeanne Kayitesi, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Joëlle Ledent, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Jeanne Kayitesi, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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Dans les semaines qui précèdent la création, son maître d’œuvre, Jacques Delcuvellerie communiquera aux participants du projet, par l’intermédiaire du journal « Igicaniro », la vision dramaturgique de l’œuvre aboutie. Donnée en fragments dans les sept livraisons du journal, elle est ici rassemblée en un texte unique.

Chers amis,
4 févri­er 2000

APRÈS QUATRE ANNÉES de tra­vail dans tous les domaines, la créa­tion de RWANDA 94 est désor­mais extrême­ment proche, nous voici engagés dans les répéti­tions finales. Je voudrais insis­ter : c’est pour cela (la créa­tion d’une œuvre d’art), que tout le reste
fut entre­pris. Certes, bonne ou mau­vaise, ce n’est pas une œuvre ordi­naire. Elle s’est tou­jours fixé des objec­tifs, elle vise un but. Il se peut cepen­dant que bien des choses s’y enten­dent que nous ne dis­tin­guons pas nous-mêmes, en dépit de tous nos efforts vers la clarté. C’est une des car­ac­téris­tiques des œuvres d’art : elles échap­pent tou­jours quelque peu à leurs auteurs ; même chez Brecht. Je rap­pelle ceci, à cet instant, parce que c’est bien à cha­cun, en tant qu’artiste, que cette let­tre s’adresse. C’est-à-dire à ses capac­ités arti­sanales, à ses tal­ents expres­sifs, à ses ressources imag­i­na­tives, à sa sen­si­bil­ité per­son­nelle spé­ci­fique, dans l’intelligence générale du pro­jet. Pas autre chose. Nous n’avons pas lu tant de livres, ni écouté tant de témoins ou de spé­cial­istes, ni voy­agé au Rwan­da, pour devenir poli­tique­ment plus com­pé­tents sur l’Afrique Cen­trale ou plus rich­es d’expériences humaines. Ça, ce sont des « béné­fices col­latéraux ». Nous l’avons fait pour créer RWANDA 94.

Autrement dit, plus sin­istrement, si l’œuvre présen­tée au pub­lic dans quelques semaines s’avérait ennuyeuse, con­fuse, laide, ou sim­ple­ment iné­gale, nous seri­ons dans l’échec de toute l’entreprise. Ce qui se décide ces jours-ci, en voilà l’enjeu. Il nous faut bien inté­gr­er cela, tous. Si l’on coupe tel pas­sage, si l’on développe tel autre, si l’on change une solu­tion scénique, si l’on attribue ou retire quelque chose à quelqu’un, l’œuvre finale seule nous y con­traint. Son sens, sa beauté, sa sen­suelle évi­dence.

Créer un véri­ta­ble « diver­tisse­ment de l’ère sci­en­tifique » impli­quait d’associer de bons ouvri­ers du diver­tisse­ment, et nous croyons les avoir réu­nis.
L’ère « sci­en­tifique » pos­tu­lait, d’une part, une approche ana­ly­tique con­crète, nous nous y sommes effor­cés et d’autre part, l’emploi de formes sus­cep­ti­bles d’être enten­dues du pub­lic. Nous avons mis quelques chances de notre côté à cet effet. Les divers­es présen­ta­tions de nos états de tra­vail peu­vent nous encour­ager à une cer­taine con­fi­ance, dis­ons – de base. En aucun cas à la suff­i­sance ou à la pré­somp­tion. Depuis le Fes­ti­val d’Avignon, bien des change­ments ont été intro­duits qui con­stituent autant de paris nou­veaux extrême­ment risqués (scène des visions par exem­ple). De plus, la con­trainte de réduire la durée du spec­ta­cle pèse lour­de­ment sur chaque propo­si­tion. Le résul­tat final demeure donc incer­tain.
Nous devons avoir cha­cun une con­cep­tion-sen­ta­tion de l’ensemble de cette œuvre, afin pré­cisé­ment d’y insér­er notre effort per­son­nel au plus juste.

Le pro­jet s’était don­né une ambi­tion claire, la seule à laque­lle peut oser pré­ten­dre un spec­ta­cle, celle de devenir le lieu d’une répa­ra­tion sym­bol­ique. Claire, peut-être, mais non pas sim­ple. De définir ain­si l’objet de RWANDA 94, sup­pose que nous nous sen­tions dans le devoir de répar­er… Envers qui ? Envers les morts d’abord. L’œuvre nous est com­mandée par des morts, un mil­lion de morts. Voilà notre sen­ti­ment de base. D’où l’on com­prend, au fur et à mesure des « états de tra­vail », la présence tou­jours plus vis­i­ble du Chœur, par exem­ple.

Si notre devoir nous sem­blait de ten­ter une « répa­ra­tion » envers les Morts, la néces­sité de l’entreprendre procé­dait bien du souci des vivants. En œuvrant à la « répa­ra­tion », nous avons la con­vic­tion de con­tribuer à ce que les vivants puis­sent s’interroger sur les étranges rap­ports qui les con­duisent péri­odique­ment à exter­min­er une par­tie de l’humanité dans l’indifférence, la pas­siv­ité, en par­tie avec la com­plic­ité d’une grande majorité. D’où, bien sûr, il résul­tait que pareille « répa­ra­tion » ne pou­vait résul­ter de déplo­rations, de regrets, d’excuses et que les larmes et les promess­es n’y suf­fi­raient nulle­ment. Au con­traire. Ce devoir de répa­ra­tion avec les morts par souci des vivants, ne pou­vait esquiver la ques­tion du « Pourquoi ? », ni donc celle des respon­s­abil­ités.
RWANDA 94, com­mandé par les Morts, com­mence donc par leur ren­dre un vis­age, une indi­vid­u­al­ité, un statut d’être humain (celui qui leur a été dénié). Point de sta­tis­tiques ni de mass­es anonymes. Qui est mort ? Qui ?

Don­ner la parole à Yolande Muk­a­gasana, large­ment, c’est le pre­mier stade de la répa­ra­tion. Une qua­si morte se tient devant nous, celle qui aurait dû mourir, celle qui a survécu, selon ses pro­pres mots, seule­ment parce que « la mort ne veut pas de moi ». Et la parole de cette morte vivante, à elle seule pour qui sait enten­dre, anéan­tit déjà ces images toutes faites de l’Africain qui sub­sis­tent tou­jours au fond des cervelles d’Occidentaux les mieux récurées.
Cepen­dant, déjà, dans ce réc­it fait de ses pro­pres mots dans une langue qui n’est pas la sienne, dans ce moment où elle assume un rôle d’elle-même, un pas en deçà de cette fron­tière trou­ble entre réel et représen­té qui con­stitue l’essence même de l’acte théâ­tral, elle livre comme incidem­ment bien des infor­ma­tions et autant de ques­tions sur la nature et l’origine des faits. Quand le prix qu’elle paie pour nous offrir cette inter­minable ago­nie dif­férée, la mort des siens, a été acquit­té, alors elle se lève, elle a tous les droits, et elle qui s’était intro­duite « comme un être humain de la planète Terre », achève en s’adressant directe­ment à l’humanité entière et situe la hau­teur de la « répa­ra­tion » dans son enjeu exact : qui ne veut pas savoir est com­plice, qui ne veut pas com­pren­dre recom­mencera.

Il n’est plus pos­si­ble de rien dire. Mais peut-être le chant… La voix incroy­able­ment pure de Muyan­go fait enten­dre « Mutunge ». Pre­mier con­tact avec cette langue et cet art si raf­finés. Issu de la pre­mière de ces dévas­ta­tions qui con­duiront au géno­cide. Le chant tisse un pre­mier lien – encore incom­préhen­si­ble mais per­cep­ti­ble aux spec­ta­teurs – avec les décen­nies précé­dentes, avec la cul­ture ances­trale.

Entrent dans la salle les Morts, le Chœur des Morts, en même temps que des voix réson­nent dans les haut- par­leurs, mélangées au chant de Muyan­go et à l’orchestre. Deux choses advi­en­nent simul­tané­ment. Toutes ces voix, tous ces frag­ments de réc­it dis­ent : ce que Yolande Muk­a­gasana vous a longue­ment con­té, cela est advenu
un mil­lion de fois ; en même temps, ces per­son­nes noires, africaines, si immé­di­ate­ment dif­férentes (leur peau, leur langue, leurs mou­ve­ments) sont cepen­dant nos frères humains, oui, c’est comme ça et per­son­ne n’osera dire hon­nête­ment au moment où ce Chœur des Morts descend dans la salle : ils sont exacte­ment pareils à
nous et cepen­dant ce qu’ils dis­ent et sig­ni­fient – pudeur, dés­espoir, souf­france, amour des siens – nous est exacte­ment com­mun. De ce choc naît le début, sen­si­ble et non rationnel, des bases d’une véri­ta­ble atti­tude antiraciste ; non fein­dre que nous sommes iden­tiques, mais que les dif­férences jouent seule­ment au sein d’une même famille. Et cela, le Chœur, dans la salle, s’adressant à de petits groupes, cepen­dant que le chant, les témoignages enreg­istrés, l’orchestre nous envahissent, cela, ces indi­vidus par­ti­c­uliers, à nou­veau le man­i­fes­tent. Et enfin, quand Dor­cy Rugam­ba a fini le réc­it de la mort de son frère, vue par les yeux du défunt, voici les morts sur scène, encad­rant la sur­vivante. « Narap­fuye, barany­ishe. Sin­daruhu­ka, sinda­gara ama­horo. Je suis mort, ils m’ont tué. Je ne dors pas, je ne suis pas en paix. »
Ce que le lent dimin­u­en­do du chant et de l’orchestre nous laisse, c’est leur présence si pais­i­ble qui affirme pour­tant : je ne suis pas en paix.
Noir.
« Itsem­bab­woko »… géno­cide… Com­ment a‑t-il été présent dans les ors, les dorures, ou le béton d’une salle de spec­ta­cle ? Par une parole ? Oui d’abord, mais dans des corps. Des corps. Et ces corps sont les nôtres et pas les nôtres, et dans cette dif­férence, nos frères. Et ça, c’est le « Théâtre » qui le com­mu­nique dans cette par­tie, pas le dis­cours.

11 févri­er 2000

Après cette brève césure, rien, silence, le mur de terre rouge s’ouvre et, sur le grand écran, des images du monde vont défil­er. Pas n’importe quelles images du monde, pas n’importe com­ment. Ces images telles que l’écran bleu nous les apporte, nous les cadre, nous les découpe.

RWANDA 94.
Photo Lou Hérion.
RWANDA 94. Pho­to Lou Héri­on.

Une part var­iée de l’activité humaine : sport, reli­gion, art, poli­tique sur plusieurs con­ti­nents. On entend de l’arabe, du français, de l’américain, du chi­nois. Le pre­mier moyen d’information du monde actuel, le pre­mier loisir, pour toute une généra­tion déjà : la pre­mière baby-sit­ter. C’est elle, au-delà même du lan­gage, nos sens la recon­nais­sent. Après le géno­cide, la deux­ième instance du spec­ta­cle, la télévi­sion, fait son entrée en scène.
Le géno­cide, pen­dant 45 min­utes, c’était des voix, des vis­ages, des corps d’Afrique, et de la musique.
Avec l’intelligence d’une vie (Yolande), avec la mémoire des vic­times, c’était la sol­lic­i­ta­tion des émo­tions et des sens dans un autre vécu du temps. Nous pre­nions le temps.
La télévi­sion, d’emblée, c’est un son agres­sif, un rythme heurté, une frag­men­ta­tion du réc­it. Et c’est dans ce dis­cours que font irrup­tion les vis­ages des « fan­tômes élec­tron­iques ». Les voici eux-mêmes, les morts, qui vien­nent réclamer leur dû. « Répa­ra­tion sym­bol­ique », suite. Nous sommes dans la rétro-sci­ence-fic­tion, puisque l’émission « Mwara­mutse » se situe en 1995 et que, nous le savons trop bien hélas, l’univers des ondes, jamais ne fut sec­oué de quelque appari­tion venue de l’au-delà.
Une dette se crée : « cela aurait dû arriv­er » (Yolande Muk­a­gasana). Ce passé imag­i­naire en lui-même est comme une pre­mière ten­ta­tive répara­trice. Ils ne font pas seule­ment enten­dre une autre langue et un mes­sage, ils trou­blent l’ordre même du dis­cours télévi­suel.
Ils dérangent. Mais ces espèces d’« aliens » sont aus­si autant d’énigmes, notre cerveau spécule sur ces paroles incom­préhen­si­bles. Avec de telles expres­sions sur les vis­ages, que dis­ent-ils ? Et quand nous obtenons la tra­duc­tion, si néces­saire­ment décalée de nos répons­es imag­i­naires, nous devons affron­ter à la fois ce que peut sig­ni­fi­er cet écart et ce que les Morts ont vrai­ment dit.
Que ces morts ne s’expriment pas claire­ment n’est pas seule­ment goût africain pour la métaphore. Tout comme au Rwan­da, en Europe, jadis, les dieux, les morts, les ancêtres, s’adressaient aux vivants par énigmes.
Un rêve à déchiffr­er, un ora­cle à inter­préter. Pourquoi ? Parce qu’en cher­chant le sens du mes­sage les vivants tra­vail­lent, doivent penser, réfléchir, se ques­tion­ner, et le plus sou­vent : se remet­tre en cause.

Et c’est bien aus­si pourquoi le pro­fesseur Kamali ne répond presque jamais directe­ment à Bee Bee Bee.
À la fin, il se dérobe com­plète­ment à sa ques­tion et la ren­voie à l’expert suiv­ant. Tout au long de son inter­ven­tion, il lui a don­né des indices, a provo­qué des chocs émo­tion­nels (l’enfant), et, en fait, a sub­sti­tué d’autres ques­tions à ses ques­tions ini­tiales. Il a agi comme un par­fait devin. Elle venait pour com­pren­dre rapi­de­ment et claire­ment les mes­sages des morts et repart avec une inter­ro­ga­tion sur elle et sur nous tous.
L’intérêt dra­ma­tique de cet affron­te­ment, c’est que Kamali opère ce tra­vail à l’intérieur du dis­posi­tif de l’ennemi, en feignant de jouer ses règles. Les fan­tômes élec­tron­iques étaient totale­ment incon­grus, étrangers au sys­tème. Leur représen­tant vivant (Kamali dit « mes morts ») sem­ble inté­gré aux con­ven­tions occi­den­tales.
Il accentue les car­ac­téris­tiques du rôle que la télévi­sion lui attribue : le « spé­cial­iste » ; il par­le aus­si un français plus sophis­tiqué que ses inter­locu­teurs ; il crée sans cesse les con­di­tions d’être indis­pens­able, irré­cus­able, pour mieux trans­gress­er le cadre étroit où la vedette du petit écran voudrait le con­fin­er. Cette con­fronta­tion implique donc davan­tage que le choc de deux cul­tures : le devin des ora­cles fait son œuvre. Après le pas­sage de Kamali, Bee Bee Bee ne sera plus jamais pareille.

Cette pro­fonde sec­ousse intérieure, Colette Bag­i­mont et le Chœur des Morts vont en faire un séisme. Comme per­son­ne ne peut souf­frir longtemps un tel état affec­tif et men­tal, il lui fau­dra chercher à l’apaiser en lui trou­vant un sens, des caus­es, une solu­tion. Dans sa pro­fes­sion et avec son pro­fil psy­chologique, l’issue lui paraî­tra claire : pren­dre la tête d’une croisade télévi­suelle pour la vérité et la jus­tice.
C’est ici, qu’il con­vient de pré­cis­er le déli­cat prob­lème de sens que pose le per­son­nage. Rien ne serait plus faux que d’en faire (et pas seule­ment l’actrice, mais nous tous) une héroïne ayant fonc­tion d’exemple. Pour rester dans le monde brechtien, ce n’est pas une Pélagie Vlasso­va mais bien une Sainte Jeanne des Abat­toirs.
Le prob­lème dra­maturgique de Bee Bee Bee n’est donc pas nou­veau, mais con­venons qu’il est rarement bien résolu. Voici un per­son­nage que, tout comme « Sainte Jeanne », le spec­ta­teur trou­ve un tan­ti­net ridicule voire un peu odieux au départ, dans un cas une salutiste dans l’autre une star des médias. Pas d’identification du pub­lic avec elle. Mais au fur et à mesure, le chemin d’expérience et de con­nais­sance qu’elle par­court, c’est bien celui que le spec­ta­teur est invité à suiv­re… et, à vrai dire, c’est celui des auteurs même du spec­ta­cle : choc émo­tion­nel, tem­pête de ques­tions, désir et quête de savoir, engage­ment dans le tra­vail, men­aces et per­sé­cu­tions, etc. Ce qu’elle apprend, le spec­ta­teur l’apprend avec elle. Notre but, idéal, serait qu’il ne l’apprenne pas comme elle.

Tout comme Sainte Jeanne, le monde con­ceptuel, poli­tique, moral de Bee Bee Bee, ne per­met pas de men­er à bien, c’est-à-dire réelle­ment, dans les faits, la lutte pour que « plus jamais » le géno­cide ne rav­age l’humanité. Elle vit, du début à la fin, dans une aven­ture idéal­iste et indi­vid­u­al­iste que sa grande générosité nous rend sym­pa­thique, mais dont nous devri­ons aider le spec­ta­teur à dis­cern­er les lim­ites.

Or, ceci n’est pas sim­ple. Brecht n’a jamais rejeté glob­ale­ment l’emploi de l’« iden­ti­fi­ca­tion », il a écrit sur son emploi pondéré. SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS
ou MÈRE COURAGE n’auraient aucune valeur didac­tique si l’identification et le détache­ment n’y jouaient tour à tour. Il devrait en aller ain­si avec Bee Bee Bee.

Et cela éclaire aus­si le sens d’autres per­son­nages. Dos San­tos ? Un Bee Bee Bee aus­si doué, moins bril­lant, plus « gen­til » (il ne veut pas seule­ment con­tenter tout le monde, mais encore plaire), plus équili­bré, plus soumis, plus « mod­erne », etc. Bag­i­mont ? Une Bee Bee Bee qui serait matéri­al­iste, émo­tive sans hys­térie, généreuse sans aveu­gle­ment, con­va­in­cue sans emphase, patiente et résolue avec presque féroc­ité. Et nous par­lerons de Jacob plus tard. Bag­i­mont, Jacob et le Chœur des Morts devien­dront en quelque sorte les « anges » de Bee Bee Bee. Ils pro­longeront ce que cet ange qui l’a blessée, Kamali, avait entre­pris.

À ce stade du spec­ta­cle, le géno­cide après avoir été perçu par le pub­lic à tra­vers des voix, des réc­its, des vis­ages, des corps, est devenu une ques­tion. Celui qui porte cette ques­tion sur scène, Bee Bee Bee, est un être qui com­mence à l’intéresser, mais avec lequel l’identification ne joue pas encore.
On peut retenir aus­si pour notre récon­fort, que le début d’une rup­ture avec son mode d’être con­forme, advient à Bee Bee Bee par une émo­tion inat­ten­due. Son cœur n’était donc pas par­faite­ment con­trôlé, l’adaptation au sys­tème presque par­faite, mais pas totale. Il est bon de se dire qu’un cer­tain déséquili­bre, un défaut, une blessure, un vice (mais oui), une faib­lesse, peu­vent devenir l’occasion d’un boule­verse­ment capa­ble de con­duire vers le plus grand et le plus énergique engage­ment.
Si Bee Bee Bee n’est pas la Pélagie Vlasso­va des médias, elle offre un poten­tiel d’une grande valeur. Davan­tage de Bee Bee Bee ouvri­rait davan­tage de chances à des boule­verse­ments fon­da­men­taux d’advenir. Qu’elle ne ren­con­tre per­son­ne capa­ble de l’armer dans ce sens n’est pas « sa faute » mais une cir­con­stance his­torique – celle où nous vivons.

18 févri­er 2000

L’arrivée sai­sis­sante du dernier « fan­tôme élec­tron­ique », la jeune fille qui per­turbe en direct l’émission de Bee Bee Bee, la tra­duc­tion et l’interprétation de son mes­sage par Colette Bag­i­mont, sont les derniers élé­ments néces­saires au bas­cule­ment de l’héroïne comme du spec­ta­teur dans la nou­velle dimen­sion de la pièce : l’enquête.
Au pas­sage, une retraite pos­si­ble a été fer­mée. L’irruption de la jeune fille, selon Colette Bag­i­mont, est d’abord une protes­ta­tion séman­tique. Le refus de désign­er les événe­ments de 1994 au Rwan­da comme une
« tragédie », le devoir de les nom­mer comme il se doit : un géno­cide. Entre les deux ter­mes, exclu­sion du fatum et donc ques­tion­nement des caus­es et des respon­s­abil­ités. Par là même, les Morts ont aus­si fer­mé les yeux à un spec­ta­cle de déplo­ration, de bons sen­ti­ments, voire même de témoignage et de con­stat objec­tif. Le mes­sage inter­prété par Bag­i­mont pro­scrit d’avance cette issue et pre­scrit un autre chemin : « pourquoi ? ».

À la dif­férence de jan­vi­er 1999 et même d’Avignon, cette con­clu­sion est mise en valeur, l’engagement de Bee Bee Bee prend même un tour assez solen­nel. Autre­fois, on avait l’impression que Bee Bee Bee sautait le « pourquoi » mis en évi­dence par Bag­i­mont pour en finir avec une émis­sion dont le con­trôle lui avait large­ment échap­pé,
et sa promesse ne sem­blait pas sérieuse – Impres­sion ren­for­cée par l’indicatif élec­tron­ique dis­cor­dant qui la coupait en plein dans sa tirade – Tout finis­sait en queue de pois­son – Il était dif­fi­cile après cela de croire à son engage­ment résolu, tel qu’il se man­i­feste dès le début de la troisième par­tie.

À présent, non seule­ment elle tire avec force les con­clu­sions de l’émission et prête qua­si­ment une sorte de ser­ment devant les téléspec­ta­teurs, mais nous en soulignons l’importance en lui don­nant pour la pre­mière fois tout l’écran. Le pub­lic voit Bee Bee Bee « humaine » et Bee Bee Bee télévi­suelle, géante, affirmer claire­ment qu’elle accepte en notre nom à tous sa dette envers les Morts, et qu’elle veut met­tre « toute la puis­sance dont (elle) dis­pose » au ser­vice de cette cause.1

Et les Morts la pren­nent au mot – Ils vien­nent la chercher par la main, gen­ti­ment mais fer­me­ment, pour la soumet­tre à la « Litanie des Ques­tions » – Pen­dant trente min­utes un feu roulant de ques­tions rwandais­es va l’envelopper, et la musique va con­tribuer forte­ment à accentuer cet aspect obses­sion­nel – cela s’appelle d’ailleurs musi­cale­ment un « osti­na­to ».
Le développe­ment de l’orchestration, l’adjonction du tam­bour de Muyan­go puis des voix, toute cette pro­gres­sion enivrante rap­pelle un peu la sen­sa­tion du « Boléro » de Rav­el où, à la fin, l’auditeur finit par être noyé dans le thème. Bee Bee Bee est quelque peu noyée dans les ques­tions.

À la dif­férence du Boléro, ce grand mou­ve­ment est régulière­ment inter­rompu pour repar­tir de plus belle, il y a des paus­es. Ces paus­es, le refrain chan­té, ont pour effet de ramen­er chaque fois tout ce que nous venons” “d’entendre, tout ce paquet de ques­tions, à son objet : « ces appareils qui dif­fusent l’information… »
Car à tra­vers Bee Bee Bee, ce sont ici les médias qui sont mis lit­térale­ment « à la ques­tion ». Trois choses sont adressées simul­tané­ment aux spec­ta­teurs pen­dant la « Litanie ».

Massamba, Dorcy Rugamba, Carole Karemara, Augustin Majyambere, Jeanne Kayitesi, Joëlle Ledent, RWANDA 94.
Photo Thilo Beu.
Mas­sam­ba, Dor­cy Rugam­ba, Car­ole Kare­mara, Augustin Majyam­bere, Jeanne Kayite­si, Joëlle Ledent, RWANDA 94. Pho­to Thi­lo Beu.

D’abord, une grande quan­tité d’informations. Beau­coup de celles-ci leur échap­pent, d’autres sont très claires, mais de l’ensemble ils reti­en­nent bien sûr le sen­ti­ment de leur igno­rance et de la com­plex­ité d’un prob­lème que, sans doute, comme la plu­part, ils avaient éti­queté facile­ment : con­flits eth­niques. Le texte est con­stru­it de manière à ce qu’on sente bien que seuls des frag­ments d’une énorme his­toire sont com­mu­niqués.

Ensuite, la stig­ma­ti­sa­tion du rôle des médias et presque la dis­qual­i­fi­ca­tion de leur usage, quelles que soient les bonnes inten­tions proclamées : « une hyène rusée… » etc. ; le Chœur dit aus­si : « ils infectent les cœurs et souil­lent les esprits ». Deux dif­férences avec Avi­gnon : on ne les présente plus comme « la source du mal », ce qui était erroné, mais comme ceux qui ont propagé l’épidémie ; ensuite on adopte le temps présent : « ils infectent… » car le Chœur ne les met pas en cause seule­ment pour la péri­ode du géno­cide, mais jusqu’à aujourd’hui même. Il ne s’agit pas seule­ment de RTLM, véhicule de mort, mais de toute l’information dans les pays occi­den­taux, et ceci reste d’actualité.

Enfin, la mise au défi de Bee Bee Bee et de cette « puis­sance » dont elle dit dis­pos­er. « Diront-ils…? Par­leront-ils de…? Qu’ils n’oublient pas de dire… » etc. Le Chœur prend Bee Bee Bee au mot de son ser­ment, mais il lui donne aus­si la mesure de ce qui devrait être osé.
Le tout a déjà l’allure d’un dossier d’instruction : des noms, des dates, des faits s’accumulent. Un procès reste à instru­ire. Est-ce que la TV peut être ce lieu de vérité et de jus­tice ? Les refrains sem­blent induire que non.

Face à nous, pétri­fiée sur sa chaise, tout le Chœur rassem­blé dans son dos, Bee Bee Bee encaisse. Désor­mais, la musique prévoit une réac­tion récur­rente : par­fois, dans le flot de la litanie, Bee Bee Bee poussera quelques notes sur un sim­ple son « Ha ! », comme si elle était suf­fo­quée et que son cœur débor­dait. Et ce devait être son cas, et le nôtre. Fin de la deux­ième par­tie. Entracte. Finale­ment Bee Bee Bee restera immo­bile, muette, seule­ment elle pour­ra, vers la fin de la « Litanie », se cacher le vis­age dans les mains.
Il faut remar­quer qu’au début comme à la fin de ce pre­mier grand pan de la pièce, l’humanité comme genre et famille con­stitue notre véri­ta­ble inter­locu­teur dans notre tra­vail.
Yolande com­mence son témoignage par « je suis un être humain de la planète Terre » et elle con­clut debout, main lev­ée paume vers nous : « moi, Yolande Muk­a­gasana, je proclame à la face de l’humanité… » ; de même, le Chœur ter­mine la « Litanie des Ques­tions » en dis­ant : « À tra­vers nous, l’humanité vous regarde tris­te­ment » ; etc.
Ce type d’adresse, jugée par cer­tains trop solen­nelle, empha­tique, est pour­tant la seule mesure juste de la ques­tion posée par 1994. Les gens mas­sacrés avaient été exclus de l’humanité. « Si c’est un homme ». Cette ques­tion est entre les mains de tous, elle restera vaine tant qu’un géno­cide sera regardé comme un « dom­mage col­latéral » de l’évolution. Celui qui pense comme cela est déjà prêt à accepter, un pas plus loin à jus­ti­fi­er, un pas plus loin à par­ticiper à l’horreur.

Il nous paraît aus­si heureux que tout ceci s’achève dans un grand mou­ve­ment musi­cal où les deux cul­tures, occi­den­tale et rwandaise, coex­is­tent avec bon­heur,
sans s’exploiter, sans con­ces­sions. Il y a dans cet acte même comme la promesse d’un dépasse­ment pos­si­ble des ques­tions posées. En tout cas, dans cette direc­tion : pou­voir œuvr­er ensem­ble dans le respect des dif­férences.

  1. Il faut remar­quer que « l’ancienne Bee Bee Bee » et la « nou­velle Bee Bee Bee » en ges­ta­tion coex­is­tent encore allè­gre- ment dans cette tirade presque pom­peuse, tournée en « moi je », et où – s’engageant devant les morts et les vivants – elle donne la mesure de son effort par « le boule­verse­ment de toutes les habi­tudes horaires de la chaîne »… ; quelque peu ridicule dans ce con­texte. À nou­veau Bee Bee Bee n’est pas une sainte, surtout à ce moment, mais cela n’enlève rien à l’importance de ce ser­ment dans l’économie du spec­ta­cle. ↩︎
  2. Rap­pel : Ubwoko était la men­tion présente sur les fich­es nationales de recense­ment qui clas­sait les Rwandais selon qua­tre eth­nies : les Bahutu, les Batut­si, les Bat­wa et les nat­u­ral­isés. En réal­ité, Ubwoko ne sig­ni­fie pas « eth­nie » mais « clan ». Les Rwandais n’avaient pas de mot pour dire « eth­nie ». ↩︎
  3. Excep­té par quelques ques­tions du Choeur des Morts dans le « Tut­ti 2 ». ↩︎
  4. Cet aspect des choses est détail­lé dans de nom­breux ouvrages, cfr. bib­li­ogra­phie. ↩︎
  5. On peut aus­si s’interroger sur la valeur des ren­seigne­ments col­lec­tés exclu­sive­ment auprès de Tut­si qui, à l’époque, avaient intérêt à se présen­ter comme les seuls agents act­ifs de l’histoire du Rwan­da. ↩︎
  6. Il est sig­ni­fi­catif que tout ouvrage sur le Rwan­da, fut-il axé sur un thème très pré­cis comme, par exem­ple, le rôle des casques bleus, com­mence oblig­a­toire­ment par un résumé d’histoire où l’auteur donne son point de vue sur la for­ma­tion sociale d’autrefois et sur les « eth­nies ». Il est sig­ni­fi­catif égale­ment que ces « digests » présen­tent tous des con­tra­dic­tions et butent sur le fait que l’histoire se fait à par­tir d’informations, lesquelles – en l’occurrence – ont été col­lec­tées à l’époque des préjugés raci­aux et par des acteurs directs de la vie colo­niale. ↩︎
  7. Rap­pelons que ce sont là les thès­es Foc­cart, celles qui ne con­nais­sent pas le cli­vage droite-gauche et réu­nis­sent aujourd’hui aus­si bien MM. Védrine que Bernard Debré, par exem­ple. ↩︎
  8. Ici, la vision ne s’encombre pas du souci d’exactitude his­torique de la con­férence, par exem­ple – Nous savons
    que ce ne sont pas tous les mem­bres du clergé qui ont poussé de cette façon eth­niste à la « révo­lu­tion » de 1959 ; de même la scène « Père et Fils » ne vise aucune­ment la crédi­bil­ité réal­iste. ↩︎
  9. Par exem­ple, la réponse de J.C. Mit­terand à la BBC : « Bull­shit ! » est authen­tique. Nous auri­ons pu être plus cru­els et lui laiss­er cette réplique égale­ment véridique (cfr. BBC) où, à la ques­tion de savoir si les événe­ments au Rwan­da con­stituent ou non un géno­cide, il a répon­du ne pas y croire car « les Africains ne sont pas assez organ­isés pour cela. » ↩︎
  10. J’ai per­son­nelle­ment assisté à de nom­breuses réu­nions sem­blables à la radio et à la télévi­sion. ↩︎
  11. On ne saurait trou­ver meilleure preuve que le géno­cide fut un non-événe­ment média- tique, c’est-à-dire de nos jours : un non-événe­ment tout sim­ple­ment. Ces fameuses huit min­utes (en réal­ité 6’30’’ dans le spec­ta­cle) réu­nis­sent à peu près tout ce que l’on trou­ve comme traces de CNN à la BBC en pas­sant par des images d’amateur… ↩︎

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Jacques Delcuvellerie
Jacques Delcuvellerie a fondé le Groupov en 1980. Metteur en scène et théoricien, il enseigne...Plus d'info
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Article publié
dans le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
#67 – 68
mai 2025

Rwanda 94 Le théâtre face au génocide

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