De la maladie, une arme

De la maladie, une arme

Le 11 Avr 2001
Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, Bruxelles 1983. Photo Lou Hérion.
Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, Bruxelles 1983. Photo Lou Hérion.

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Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, Bruxelles 1983. Photo Lou Hérion.
Il ne voulait pas dire qu’il voulait le savoir malgré tout, Bruxelles 1983. Photo Lou Hérion.
Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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« De la maladie, une arme », retrace le parcours mental des dix premières années, essentiellement. Il s’agit d’une réflexion récente écrite, à la demande de Claire Lejeune, pour la revue Réseaux, publiée par le Centre Interdisciplinaire d’Études Philospohiques de l’Université de Mons. Le thème du numéro dans lequel figure cet article était : « Modernité et Post-Modernité », ce qui explique l’éclairage particulier sous lequel cette première phase du travail du Groupov est examinée.

Nous remercions Claire Lejeune pour son aimable autorisation à publier ce texte.

« Le Groupov est une entre­prise au sens expéri­men­tal du terme : celui de la tra­ver­sée d’un ter­ri­toire incon­nu. Par con­tre, il ne con­stitue pas un lab­o­ra­toire lequel, par déf­i­ni­tion, stim­ule et réduit les ter­rains de l’expérience pour s’en assur­er la maîtrise. »1

NOUS SOMMES DES PRATICIENS. Aux yeux de cer­tains philosophes, la pro­duc­tion par les artistes de théories à par­tir de leurs pro­pres pra­tiques n’échappe jamais com­plète­ment à l’empirisme.
Pire, l’effort d’interroger, voire de fonder en théorie, notre tra­vail, leur paraît sou­vent l’incursion mal­adroite d’amateurs engagés, plus ou moins con­sciem­ment, dans un proces­sus d’auto-justification.
Quoiqu’il en soit de la per­ti­nence du soupçon, je voudrais insis­ter sur le fait que le texte suiv­ant relate un chem­ine­ment, celui d’une ques­tion obses­sion­nelle depuis vingt ans main­tenant au Groupov, et qu’il ne pré­tend à un éventuel intérêt qu’à être pris pour ce qu’il est : un réc­it, un témoignage, dont – au mieux – on pour­rait espér­er qu’il fonc­tionne comme une métaphore. Celle du vécu, du désen­chante­ment, des doutes, des joies et des essais, d’autres artistes comme nous assignés aux arts dits « du spec­ta­cle » dans le champ haute­ment indéfi­ni dit « de la post-moder­nité ». Par con­séquent, les hypothès­es théoriques, les spécu­la­tions his­toriques néces­saires à cette nar­ra­tion, par­ticipent elles-mêmes de cet ordre métaphorique et n’ont pas d’autre ambi­tion. Le fait que nous y adhéri­ons pour tra­vailler et qu’aujourd’hui encore nous ne pou­vons nous pass­er de « croire » pour « pro­duire » est sans doute lui-même très sig­ni­fi­catif de cer­taines sin­gu­lar­ités des arts de la représen­ta­tion.2

Le Groupov s’est créé en jan­vi­er 1980.

Ce qui cir­cu­lait alors entre nous pour­rait se résumer en quelques pos­tu­lats :
– du fait de notre désir et de notre for­ma­tion, notre pra­tique s’inscrit dans les arts de la représen­ta­tion
– toute représen­ta­tion, qu’elle le veuille ou non, se donne pour une représen­ta­tion du monde
– com­ment pro­duire et organ­is­er les signes d’une représen­ta­tion du monde quand les con­cep­tions et visions de celui-ci sem­blent toutes délabrées et imprat­i­ca­bles ?

On se rap­pellera que c’était l’époque Punk (« No Future ») pour les plus jeunes, et celle d’une mélan­col­ie assez pronon­cée chez les rescapés des années soix­ante n’ayant pas encore fait le choix de réin­té­gr­er rapi­de­ment le mod­èle néolibéral.
Cette ques­tion : « com­ment pro­duire et organ­is­er les signes, etc. », se décli­nait dans la con­fronta­tion à une dernière pre­scrip­tion qui en aggra­vait forte­ment la dif­fi­culté :
– si ce n’est en vue de l’in-ouï, l’entreprise artis­tique ne présente pas d’intérêt. Nous citions avec fer­veur le héros de Joyce : « Je veux ser­rer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde ».
(La méga­lo­manie juvénile de cette ambi­tion, il faut le con­fess­er, ne s’est pas démen­tie depuis lors. La lucid­ité sur les résul­tats de cette illu­sion pro­duc­tive s’est, elle, bien sûr, affinée.)

Dans le con­texte de ces années, ce dis­posi­tif « théorique » de départ avait de quoi ren­dre fou et, effec­tive­ment, quelques-uns par­mi nous ont con­nu de graves « acci­dents ». C’était une machine à « dou­ble-bind » extrême­ment effi­cace. Nous décré­tions à la fois la néces­sité d’une vision, et irrecev­ables toutes celles disponibles ou, au moins, con­nues. Nous exi­gions la pro­duc­tion d’in- ouï, et en même temps nous étions per­suadés d’être dans un ressac de l’histoire inter­dis­ant toute per­cée créa­trice inau­gu­rale, etc.
Je livre à titre d’exemple ce que nous con­stru­i­sions comme scé­nario his­torique sur cette prob­lé­ma­tique de l’inaugural. Ayant fait nôtre le cri de Tre­plev : « Des formes nou­velles, voilà ce qu’il nous faut. Et s’il n’y en a pas, alors rien du tout »3, nous exam­in­ions les œuvres qui nous parais­saient incar­n­er ces per­cées créa­tri­ces dans tous les domaines : lit­téra­ture, musique, théâtre, etc.

Dans tous les cas, nous rele­vions que les formes inau­gu­rales ne se rédui­saient pas à la rup­ture, elles procé­daient même sou­vent d’auteurs ou de mou­ve­ments qui ne s’étaient nulle­ment con­sti­tués en révolte con­tre une tra­di­tion mais dévelop­paient un lan­gage nou­veau, riche de développe­ments poten­tiels pour quan­tité d’autres artistes. Ain­si du jazz, par exem­ple. La rup­ture pou­vait être affir­mée (dadaïstes, cubistes, etc.) ou sim­ple­ment man­i­feste (King Oliv­er-Louis Arm­strong), mais par con­tre, tou­jours, elle avait sur­gi d’une longue incu­ba­tion où avaient égale­ment fer­men­té des élé­ments des tra­di­tions précé­dentes. Il n’y avait jamais d’inauguration amnésique. Enfin, ces moments excep­tion­nels sem­blaient devancer-accom­pa­g­n­er-traduire des boule­verse­ments soci­aux d’envergure. Non qu’ils fussent néces­saire­ment « révo­lu­tion­naires » dans ce sens, les artistes pou­vaient aus­si bien s’opposer au cours du temps (Shake­speare) que s’imposer en tête (Maïakovs­ki), mais la ges­ta­tion des « formes nou­velles » parais­sait indis­so­cia­ble de celle des for­ma­tions sociales. Con­sid­éra­tions banales, certes. Mais du point de vue du réc­it, du vécu de notre col­lec­tif, cha­cun de ces points fai­sait mal.

Qu’il n’y ait jamais d’inauguration amnésique, par exem­ple, don­nait fort à crain­dre dans un monde où nous jugions l’école et les médias comme des machines à pro­duire de l’oubli. Des cathé­drales qui voisi­nent les mon­stres de verre et d’acier et sont dev­enues illis­i­bles, aux œuvres pic­turales les plus récentes, tout s’amoncelait en un chaos de signes errants. Quant aux boule­verse­ments soci­aux, les espér­er reve­nait à se dénon­cer comme incor­ri­gi­ble et dan­gereux attardé, fidèle d’une escha­tolo­gie matéri­al­iste obtuse et crim­inelle…

Il y a des événements
TELLEMENT BIEN PROGRAMMÉS QU’ILS SONT INOUBLIABLES AVAN MÊME D’AVOIR EU LIEU, Ans ( Liège), 1981.
Photo Lou Hérion.
Il y a des événe­ments TELLEMENT BIEN PROGRAMMÉS QU’ILS SONT INOUBLIABLES AVANT MÊME D’AVOIR EU LIEU, Ans ( Liège), 1981.
Pho­to Lou Héri­on.

Nous nous sen­tions encore moins bien lotis que le mis­érable Tre­plev, lequel périt sous le poids d’une ambi­tion dont il n’a pas les forces per­son­nelles et d’une époque où la reven­di­ca­tion que porte son hum­ble tal­ent s’annonce trop tôt. En gros l’histoire du temps où nous étions nés, tou­jours de l’étroit point de vue artis­tique, se scé­nar­i­sait ain­si :
« D’environ 1870 à env­i­ron 1930, la société occi­den­tale voit émerg­er toutes les aven­tures fon­da­tri­ces de la cul­ture actuelle. De Marx à Freud, de Eisen­stein à Proust, de Stanislavs­ki à Mey­er­hold et Brecht, de Picas­so à Duchamp, de Schwit­ters à Maïakovs­ki, de Mal­her-Schoen­berg-Webern à Jel­ly Roll Mor­ton et Duke Elling­ton, etc, etc. Cette époque, en dépit de tares sociales odieuses, con­naît encore une rel­a­tive artic­u­la­tion entre l’éducation pop­u­laire (pri­maire et sec­ondaire) et l’état réel des con­nais­sances. Ensuite, nous ne trou­ve­ri­ons plus d’œuvres inau­gu­rales, mais des décli­naisons plus ou moins habiles, sen­si­bles, ou orig­i­nales, du tra­vail des artistes et penseurs prométhéens de ce tour­nant du siè­cle. En même temps, les sci­ences et les pra­tiques cul­turelles s’autonomisaient en galax­ies diver­gentes n’entretenant entre elles que la navette des tech­nolo­gies ; elles se trou­vaient égale­ment coupées chaque jour davan­tage de l’instance poli­tique. L’enseignement se ravalait à un erra­tum com­plet des media, etc. »

Dans le champ de notre pro­pre pra­tique, celle des arts de la représen­ta­tion mais que nous enten­dions plutôt à l’anglo-saxonne : les Per­form­ing Arts (ce qui nous situ­ait aus­si bien cousins du théâtre que des « actions » du groupe Fluxus), nous ne trou­vions pas de démen­ti à ces pré­sup­posés ; ni dans aucune des dis­ci­plines liées à la scène : écri­t­ure, arts plas­tiques, tech­niques cor­porelles, etc. Qu’y avait-il de réelle­ment nou­veau dans les langues d’écrivains qui doivent tout à Rim­baud, Joyce, Lautréa­mont, Rous­sel, etc. ?
Si l’on avait poussé plus loin dans cer­tains domaines du jeu dra­ma­tique (Gro­tows­ki, Stras­berg), tout y était redev­able de la géo­gra­phie inau­gurée par Stanislavs­ki et Mey­er­hold. L’immense ren­verse­ment brechtien était déjà attaqué et voué aux gémonies par des minables, alors que non seule­ment les effets de son tra­vail com­mençaient à peine à se faire sen­tir, mais que le cor­pus même de son œuvre restait encore large­ment incon­nu.

De sur­croît nous avions le sen­ti­ment oppres­sant que, plus près de nous, tout avait déjà été ten­té : théâtre de l’absurde, théâtre « engagé », théâtre-danse, lab­o­ra­toires, stu­dios, etc. Bien que la France et ses satel­lites cul­turels fussent restés remar­quable­ment imper­méables à toutes les recherch­es et que, pour l’essentiel, la représen­ta­tion y fut tou­jours l’art du « bien dire » dans un joli décor, le monde entier lui s’était tout offert, du hap­pen­ing de masse à l’acte sacré, de la « per­for­mance » masochiste au théâtre d’automates. Encore, beau­coup de ces entre­pris­es ne s’avéraient-elles que des « décli­naisons plus ou moins habiles, sen­si­bles ou orig­i­nales » des expéri­ences du début du siè­cle.

  1. Éric Duy­ck­aerts, philosophe et plas­ti­cien, mem­bre du Groupov de 1980 à 1987. Le Groupov est un col­lec­tif pluridis­ci­plinaire ( acteurs, écrivains, met­teurs en scène, vidéastes, musi­ciens, plas­ti­ciens…) de dif­férentes nation­al­ités, basé à Liège, Bel­gique.
    Ses spec­ta­cles, comme le dernier : RWANDA 94, qui a voy­agé depuis le fes­ti­val d’Avignon à tra­vers l’Europe, con­stituent la par­tie la plus vis­i­ble de son tra­vail. Une part plus expéri­men­tale demeure essen­tielle comme, par exem­ple, ses recherch­es com­porte­men­tales dans la nature (les « Clair­ières »). ↩︎
  2. L’agnosticisme prêt- à‑porter aujourd’hui répan­du : « il n’y a pas de vérité », exem­plaire des néga­tions qui régénèrent automa­tique­ment ce qu’elles pré­ten­dent nier, nous a tou­jours paru une croy­ance pri­maire et intéressée dont l’improductivité se lit dans les mis­es en scène qui s’en recom­man­dent. ↩︎
  3. LA MOUETTE, Tchekhov. ↩︎
  4. La parole fut cepen­dant bien présente à ce moment dans cer­taines pro­duc­tions du Groupov, mais tou­jours enreg­istrée ; une sorte d’élément scéno­graphique sonore, jamais pro­duite « live » par les actants. ↩︎
  5. À celle qui écrit « Lulu- Love-Life », Jacques Del­cu­vel­lerie, in Alter­na­tives théâ­trales 44, juil­let 1993. ↩︎
  6. Sur la lim­ite, Jacques Del­cu­vel­lerie, Groupov, 1994. ↩︎
  7. Les « Clair­ières » sont des expéri­ences de cinq jours et cinq nuits dans la forêt, en silence. Il s’agit bien d’une forme ; leur struc­ture est extrême­ment pré­cise mais laisse une part ouverte et per­son­ne ne tra­verse cette struc­ture exacte­ment de la même manière. Elles ont évolué en sorte qu’existent aujourd’hui au Groupov plusieurs types de « Clair­ières ». Elles ne s’adressent pas spé­ciale­ment à des artistes. ↩︎
  8. Col­lec­tif pluridis­ci­plinaire, le Groupov con­naît aus­si des per­mu­ta­tions de rôles : acteurs-écrivains, met­teur en scène-acteur, vidéaste-écrivain, etc. ↩︎
  9. À ceux qui vien­dront après nous, Bertolt Brecht. ↩︎
  10. Hein­er Müller citant Jean Genet. ↩︎

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