« À nous deux maintenant »

Théâtre
Réflexion

« À nous deux maintenant »

Le 14 Juil 2011
"André Bayens, Luc Van Grunderbeek, Nathalie Cornet et André Lenaerts dans LA VILLE, de Paul Claudel, mise en scène Marc Liebens, La Rose des Vents, scène nationale Lille Métropole, 1993. Photo Marie-Françoise Plissart."

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"André Bayens, Luc Van Grunderbeek, Nathalie Cornet et André Lenaerts dans LA VILLE, de Paul Claudel, mise en scène Marc Liebens, La Rose des Vents, scène nationale Lille Métropole, 1993. Photo Marie-Françoise Plissart."
Article publié pour le numéro
Couverture du 109 - Le théâtre en sa ville
109

À Paris

« À nous deux main­tenant. » On con­naît ce défi lancé par Rasti­gnac à Paris, à la fin du PÈRE GORIOT de Balzac, lorsqu’après avoir, seul avec un ami, enter­ré le Père Gori­ot, aban­don­né de tous et notam­ment de ses filles, au Père-Lachaise, il décide d’aller dîn­er le soir même chez Madame de Nucin­gen, c’est-à-dire de se lancer à tout prix dans une car­rière et de sat­is­faire son ambi­tion. Tant il est vrai que Paris est pour Balzac la Ville par excel­lence où un homme doit réus­sir, auprès d’une femme riche et aimée de préférence, quitte à y per­dre toutes ses illu­sions, comme Lucien de Rube­m­pré dans ILLUSIONS PERDUES.

Le défi est lancé depuis les hau­teurs de Belleville, d’où on domine Paris, un peu comme Satan emmène le Christ au som­met d’une mon­tagne pour lui faire con­tem­pler l’infini des plaines et lui dire : « Tout cela est à toi si tu m’adores ». Car Paris est aus­si bien cette cap­i­tale que Balzac décrit dans LA FILLE AUX YEUX D’OR comme une nou­velle ver­sion de L’ENFER de Dante, qui aurait qua­tre ou cinq cer­cles, ce qui jus­ti­fie en par­tie le titre de COMÉDIE HUMAINE, pen­dant bour­geois, ter­restre et mondain du grand poème ital­ien : « Quelques obser- vations sur l’âme de Paris peu­vent expli­quer les caus­es de sa phy­s­ionomie cadavéreuse qui n’a que deux âges, ou la jeunesse ou la caducité : jeunesse bla­farde et sans couleur, caducité fardée qui veut paraître jeune. En voy­ant ce peu­ple exhumé, les étrangers, qui ne sont pas tenus de réfléchir, éprou­vent tout d’abord un mou­ve­ment de dégoût pour cette cap­i­tale, vaste ate­lier de jouis­sances, d’où bien­tôt eux-mêmes ils ne peu­vent sor­tir, et restent à s’y déformer volon­tiers. Peu de mots suff­isent pour jus­ti­fi­er phys­i­ologique­ment la teinte presque infer­nale des fig­ures parisi­ennes, car ce n’est pas seule­ment par plaisan­terie que Paris a été nom­mé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. »1

Or le théâtre n’est pas absent de ce Paris-là, dans la mesure où la représen­ta­tion théâ­trale est à Paris, en ce temps-là, le lieu même où, dans une salle dont les loges se font autant face entre elles qu’elles regar­dent la scène, cha­cun peut, lorgnon ou jumelles en mains, décou­vrir ou véri­fi­er les ascen­sions et les chutes sociales, les fail­lites finan­cières, les dégra­da­tions morales et les allées et venues amoureuses : con­quêtes affichées, liaisons dev­in­ables, égare­ments sex­uels, tromperies, trahisons, dérélic­tions. Mal­gré tout, il est beau de vivre avec une actrice qui rem­porte les plus grands suc­cès dans ce Paris-là, et de s’afficher avec elle au théâtre, comme Lucien de Rube­m­pré, dût-on partager ses faveurs avec le riche ban­quier qui l’entretient.

Mais si le théâtre balza­cien rassem­ble sa ville dans ce moment priv­ilégié qu’est une représen­ta­tion, c’est qu’il est encore, en ce siè­cle de la bour­geoisie tri­om­phante, l’édifice lumineux où, le soir, l’espace se con­cen­tre en lui-même, où le temps s’intensifie et où, y paraître, c’est comme exis­ter deux fois plus que le jour, comme brûler sa vie par les deux bouts.

Paris joua encore sûre­ment ce rôle à la fin du XIXe siè­cle, puis avant la Guerre de 1914 – 18 – c’est le temps de Proust – puis un peu dans l’Entre-deux-guerres, mais aujourd’hui, si mondaines que soient cer­taines des Pre­mières de notre temps, il m’a sou­vent sem­blé, depuis 1945, que leurs mod­ernes invités ten­taient de singer comme ils pou­vaient cette sat­is­fac­tion de soi qu’avait eue la bour­geoisie de 1830, délivrée des ter­reurs de la Révo­lu­tion et des guer­res de l’Empire, pour affich­er sans pudeur ses jouis­sances : « Que veu­lent-ils ? demande Balzac. De l’or, ou du plaisir ? »

Encore faut-il de nos jours recourir à bien des défilés de mode et des lance­ments de par­fums, ou aux Molières et aux Césars télévisés, pour qu’on se croie invité à un événe­ment impor­tant. Le reste du temps, le théâtre est devenu plus spar­ti­ate, le théâtre Privé songe avec un mépris mêlé d’envie au théâtre Pub­lic, qui le lui rend bien, et l’idée de la Cul­ture, ce badi­geon morose, vient com­pro­met­tre sour­de­ment ce qui pour­rait être une soirée heureuse. L’Enfer qui fasci­na Balzac a fait place à nos longs Pur­ga­toires vespéraux. Mais enfin, il y a par­fois des mir­a­cles…

LA VILLE, de Paul Claudel

On sait moins que LA VILLE de Claudel se déroule en par­tie là où se ter­mine LE PÈRE GORIOT. Sur les hau­teurs de Belleville, là où Lam­bert et Isidore de Besme se penchent avec dés­espoir ou nos­tal­gie sur la Ville de lumière, au moment même où elle va som­br­er dans les ténèbres d’une Révo­lu­tion qui évoque à l’évidence la Com­mune de Paris, avant de se voir régénér­er par le retour au culte catholique, apos­tolique et romain, en la per­son­ne du poète Cœu­vre, devenu évêque, à qui revient la charge de célébr­er cette espèce de céré­monie finale où il exige et obtient des nou­veaux lég­is­la­teurs de la Ville leur adhé­sion sans réti­cence au Cre­do. On me par­don­nera ce ren­verse­ment de la don­née de départ, puisque du Théâtre en sa Ville, je suis passé à La Ville en son Théâtre, et même à La Ville comme Théâtre.2

La Ville mau­dite et par­jure va-t-elle pour autant devenir une Ville sainte, une sorte de Jérusalem luté­ti­enne ? On va voir pour­tant com­bi­en Claudel avait pu la haïr.

Puisqu’il s’agit de LA VILLE comme pièce de théâtre, Claudel lui invente une spa­tial­ité inédite ; la Ville occupe toute la scène, mais de façon dif­féren­ciée.

La pre­mière ver­sion, donc, très foi­son­nante, et qui n’est pas sans rap­pel­er cer­taines scènes des MISÉRABLES de Vic­tor Hugo, celles où se rassem­ble une jeunesse vivante et tumultueuse, écrite en 1890 ‑1, indi­quait : « Acte pre­mier : Un très grand jardin dans le milieu de Paris. » Paris est donc nom­mé. « Acte II : Boule­vards du Sud. Un endroit décou­vert d’où l’on voit les hau­teurs de Belleville. » C’est dans ce quarti­er que Claudel habi­ta avec sa famille, non loin du Jardin des Plantes. « Acte III : Les quartiers bas, vers l’Île. » 

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