« La question de la question de la vérité», expose la thématique des années 1990-1996, période à peine esquissée dans l’article précédent. C’est à ce moment que deux acteurs du Groupov, Francine Landrain et François Sikivie écrivent et réalisent deux spectacles : LULU-LOVE-LIVE (écrit en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-leès-Avignon) et BROLL. Parallèlement, Jacques Delcuvellerie entreprend le tryptique « Vérité », retour temporaire au répertoire, qui va de L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel à LA MÈRE de Brecht en passant par TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie. Ce texte est une réflexion proposée en introduction au programme de LA MÈRE ; on y décèle ce qui va conduire directement ensuite à RWANDA 94.
AU FOND, c’était toujours la même problématique qu’en 1980, mais au lieu de vivre et de créer une sorte « d’esthétique des Restes », je voulais essayer de me tenir en face des auteurs d’un temps où une forte conception du monde était en dialogue, chez eux, avec leur créativité.
C’était le travail que je m’étais donné pour un temps, c’est-à-dire quelques années seulement, autour d’un triptyque, une entreprise à trois volets autour de la « question-de-la-vérité » : la confrontation à des auteurs qui assumaient l’existence d’une vérité et le dialogue de leur œuvre avec cette conception. Ce qui est revenu, finalement, à faire un triptyque sur la question de la souffrance humaine.
Parce que, quand j’essaie de voir et d’expliquer rapidement et sans doute trop sommairement, trop brutalement, ce qu’il y a de commun entre les trois volets du triptyque, c’est-à-dire L’ANNONCE FAITE À MARIE de Paul Claudel, TRASH (A LONELY PRAYER) de Marie-France Collard et LA MÈRE de Bertolt Brecht, s’il y a quelque chose qui les définit d’une manière rapide mais non pas réductrice, c’est la tentative d’une réponse à la question de la souffrance humaine.
Et sans doute étions nous naïfs de ne pas nous être aperçus que c’était ça, au fond, la question de la vérité.
La vie humaine est perçue avant tout comme une souffrance par la plupart des êtres, dans tous les âges de l’humanité. Pas exclusivement certes, mais d’abord elle est peine, d’abord elle est souffrance (en tous cas c’est comme ça dès l’exclusion du jardin d’Éden dans notre civilisation). Elle est perçue également comme cela dans le bouddhisme, par exemple.
Chez Claudel, il y a une réponse chrétienne : la souffrance a un sens transcendant.
C’est évidemment une réponse très différente de ce que les chrétiens en général assument aujourd’hui, en tous cas les catholiques des pays riches. Mais enfin, dans la Bible, la souffrance résulte clairement de notre péché. Elle est une conséquence d’un acte qui lie l’humanité entière dans une faute qu’elle a commise envers Dieu.
Néanmoins, elle est également aussi une chance de contact privilégié avec Dieu puisque les souffrances de chacun, ce qu’on a coutume d’appeler traditionnellement son chemin de croix, peut, si c’est vécu chrétiennement, nous lier au sacrifice même du Christ et participer à la rédemption de l’humanité. Donc elle n’est pas seulement châtiment, mais également occasion de salut. Et ceci est valable, non seulement pour l’individu dans « son chemin de croix personnel » (et de la même manière dont il assume les souffrances de l’existence comme un sacrifice et une offrande à Dieu), mais aussi pour l’histoire collective de l’humanité dans son rapport au Créateur.
C’était, jusqu’il y a peu, valable dans le christianisme – qui ne s’y risque plus – et c’est évidemment tout à fait valable dans le judaïsme : les événements de l’histoire elle-même sont une partie du plan divin, en tous cas de l’économie globale des rapports Dieu-Homme.
Dans la Bible, l’exode, la lutte contre les Égyptiens, les déportations à Babylone, etc., tout cela a non seulement une réalité historique mais également un sens spirituel, un sens symbolique. Une exégèse religieuse de l’histoire faisait jadis partie intégrante de la vision catholique. Étant bien entendu que pour un véritable croyant ce ne sont pas purement des symboles : ce sont des événements qui ont réellement eu lieu.
Par exemple, Claudel, dans L’ANNONCE FAITE À MARIE, donne un sens non seulement à la souffrance de Violaine frappée de la lèpre, un sens à la souffrance de Mara qui perd son enfant, un sens à ce qu’il soit ressuscité, à ce que Violaine meure, tuée par sa sœur, tout cela n’étant que des événements infimes dans l’histoire de ce siècle, mais, de surcroît, Claudel présente cette mort, ces souffrances de la petite Violaine comme une espèce de contribution mystérieuse à l’histoire de Jeanne d’Arc, c’est-à-dire la fin progressive du schisme en Occident, le rétablissement du roi de France et son sacre, qui entraînera la fin de la division du royaume de France. Claudel fait ainsi participer explicitement Violaine, par sa petite vie et son sacrifice obscur, à quelque chose qui est un événement historique sur lequel Dieu a un regard et une volonté.
Il y a dans la réponse intégriste/intégrale de Claudel, une vision du catholicisme qui prétend pouvoir rendre compte de tous les événements de la vie humaine et de la collectivité comme ayant un sens dans la relation fondamentale de la création avec Dieu, de la créature avec son créateur.
D’une certaine manière, cette vision du monde religieuse est aujourd’hui beaucoup moins totalisante dans la pratique et dans la vision du monde catholique occidental gavé. Mais cela existe encore très fort dans le Tiers-monde ou dans la foi populaire islamique. Ainsi, même s’il est assez difficile d’admettre que Dieu tolère (ou provoque) de grandes souffrances, de grands maux, qu’ils soient individuels (comme de perdre un enfant tout jeune) ou collectifs (déportations, massacres), il est quand même rassurant de se dire que cela a un sens et une finalité.
De surcroît, on peut encore et toujours prier, et même faire quelque chose pour son prochain. On peut aussi identifier sa foi à un combat pour la justice, etc. Pour Claudel, tout est part du plan divin.
Christophe Colomb, par exemple, c’est la découverte du Nouveau Monde ; donc, enfin, le globe terrestre devient une seule boule sur laquelle le catholicisme va pouvoir se répandre et unifier entièrement la création dans la vérité. « Allez enseigner toutes les nations ! », etc. L’évangile franchit une nouvelle étape, un champ nouveau lui est ouvert : unifier toute l’humanité.
Avec Brecht et la pensée matérialiste, dialectique et historique, nous sommes aux antipodes. La souffrance n’a pas plus de sens transcendant que l’univers lui-même.
La souffrance a des origines matérielles, celles des phénomènes naturels que nous pouvons étudier, connaître, et des causes humaines également connaissables. Dans la connaissance de ces causes nous pouvons engager la lutte pour changer notre rapport à la réalité, pour transformer celle-ci et, dans cette lutte, l’homme lui-même se transforme, se crée : « Le destin de l’homme, c’est l’homme » (Brecht, LA MÈRE). L’homme produit sa liberté dans la reconnaissance de ses déterminations et dans la lutte pour transformer son rapport à elles. C’est le sujet de LA MÈRE.