Treize questions pour une école

Non classé

Treize questions pour une école

Le 24 Déc 2001
Georges Banu, Béatrice Picon-Valin, Jean-François Dusigne et de dos Anne-Françoise Benhamou.
Georges Banu, Béatrice Picon-Valin, Jean-François Dusigne et de dos Anne-Françoise Benhamou. Photo Laure Vasconi.
Georges Banu, Béatrice Picon-Valin, Jean-François Dusigne et de dos Anne-Françoise Benhamou.
Georges Banu, Béatrice Picon-Valin, Jean-François Dusigne et de dos Anne-Françoise Benhamou. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

« JE VOUDRAIS QU’ICI (dans cette école), où on étudie la maîtrise de l’art théâ­tral on oublie toutes ces dis­cus­sions à pro­pos du tal­ent. Il est bien enten­du que le tal­ent est absol­u­ment néces­saire, cela va de soi. Quand on abor­de la ques­tion de la maîtrise en tant que telle, on doit se dire que le tal­ent c’est le tal­ent, mais que, pour l’ap­pren­tis­sage, on doit encore faire appel à quelque chose de dif­férent : à des tech­niques bien pré­cis­es et aux moyens pour accéder à cette maîtrise. »
V. Mey­er­hold 1

  1. Néces­sité d’une école pour le théâtre, pour l’art du théâtre ?
    Au début du siè­cle, songeant au Théâtre de l’Avenir, Edward Gor­don Craig écrit : « L’un des défauts du Théâtre d’Oc­ci­dent est de nég­liger les principes essen­tiels de l’Art ; d’in­ven­ter et de copi­er à la hâte de soi-dis­ants change­ments qui attirent le pub­lic mais ne ser­vent point l’Art. ( … ) La hâte, telle est la car­ac­téris­tique du théâtre con­tem­po­rain : réformes hâtives, hâtive pré­pa­ra­tion, hâtives idées appliquées à la hâte. » Et il con­tin­ue : « La scène a besoin d’une école, de beau­coup d’é­coles, d’é­coles pra­tiques et tech­niques, écoles pour la théorie et l’é­tude expéri­men­tale de l’Art du théâtre », ajoutant : « Mais où est donc l’é­cole ? Je voudrais rester assis pour étudi­er semaine après semaine, tan­dis que quelqu’un qui sait tout du lan­gage théâ­tral me com­mu­ni­querait une par­tie de son savoir. » 2

  2. Pour­tant l’opin­ion générale, et par­fois celle des « pro­fes­sionels », des artistes eux-mêmes, demeure sou­vent pleine de sus­pi­cion à l’é­gard de l’en­seigne­ment du théâtre. On entend dire que l’on ne forme pas un acteur, qu’un acteur a une nature, un tal­ent, une évi­dence et que, comme l’af­fir­mait Rachel : « Celui qui n’a pas de tal­ent, le Con­ser­va­toire en fait un acteur con­ven­able, mais il tue tout tal­ent en le forçant à jouer à sa façon. » Le Con­ser­va­toire évo­qué par l’ac­trice a bien changé, c’est évi­dent, mais cette con­vic­tion per­dure. L’ac­teur n’a-t-il vrai­ment rien à appren­dre ? Est-il nor­mal qu’il s’agisse là d’une des rares pro­fes­sions artis­tiques où règne l’au­to­procla­ma­tion ? N ‘y a‑t-il pas un cer­tain nom­bre de dis­ci­plines dont il doit se ren­dre maître ? N ‘a‑t-il pas à pass­er par tout un appren­tis­sage de la scène ? Lorsqu’un Bernard Tapie monte sur le plateau et sus­cite les applaud­isse­ments nour­ris du pub­lic dans une scène où on lui applique des élec­tro­chocs en bord de plateau, on peut évidem­ment se deman­der ce qu’on entend par acteur, et il n’est évidem­ment pas ques­tion d’art ici. Quant au met­teur en scène, on ne s’oc­cupe que depuis peu en France de sa for­ma­tion. Ceux qui par­ticipent active­ment et depuis longtemps à la for­ma­tion de l’ac­teur sont sou­vent méfi­ants à pro­pos de celle du met­teur en scène, qui est pour­tant « la spé­cial­i­sa­tion la plus large du monde » comme le dis­ait Vsevolod Mey­er­hold 3, et ils les veu­lent bricoleurs, auto­di­dactes, for­més sur le tas. D’ailleurs, le futur met­teur en scène ne doit-il pas, avant de s’in­téress­er à sa pro­fes­sion, aller d’abord à l’é­cole de l’ac­teur, puisque — citons encore Mey­er­hold — « le théâtre du met­teur en scène, c’est le théâtre de l’ac­teur, plus l’art de la com­po­si­tion d’ensem­ble. »4

  3. La péd­a­gogie du théâtre entre­tient des rap­ports avec les insti­tu­tions cul­turelles et l’é­tat du théâtre. Les insti­tu­tions cul­turelles : ain­si en France, l’É­tat s’est d’abord préoc­cupé de décen­tral­i­sa­tion, de tiss­er un réseau de théâtres nationaux, plus que d’or­gan­is­er sys­té­ma­tique­ment l’en­seigne­ment et la for­ma­tion. L’é­tat du théâtre : ain­si, l’é­cole théâ­trale sovié­tique qui, entière­ment prise en charge par l’É­tat, était para­doxale­ment à son som­met quand, pen­dant la péri­ode de stag nation, la scène était au cen­tre des activ­ités cul­turelles, péri­clite de manière inquié­tante sous la pres­sion du cap­i­tal­isme sauvage, sauf dans quelques rares lieux. Mais la péd­a­gogie théâ­trale entre­tient égale­ment des rela­tions étroites avec le niveau de savoir des prati­ciens, la place qu’ils occu­pent dans l’his­toire récente du théâtre ain­si qu’avec le désir de savoir des jeunes généra­tions, dont la cul­ture et l’ex­péri­ence dif­fèrent pro­fondé­ment de la généra­tion précé­dente, par­ti­c­ulière­ment aujour­d’hui.

  4. Qui va enseign­er ?
    Le péd­a­gogue de théâtre n’est pas un insti­tu­teur, aimait à dire Antoine Vitez. Il est celui qui est « le moins pro­fesseur » écrit Jacques Las­salle. Doit-il être met­teur en scène ? Comé­di­en ? Au Con­ser­va­toire de Paris, c’est l’un ou l’autre ; dans les écoles de l’ex-Est, le plus sou­vent c’est un met­teur en scène assisté d’an­ciens élèves et d’une équipe de spé­cial­istes-tech­ni­ciens des dif­férentes dis­ci­plines réper­toriées qui con­stituent la pré­pa­ra­tion à l’art du comé­di­en. Mey­er­hold regret­tait que les grands acteurs ne for­ment pas leurs suc­cesseurs, et il don­nait l’ex­em­ple d’Ig­or Ilin­s­ki qui , selon lui, aurait pu se préoc­cu­per per­son­nelle­ment de la trans­mis­sion de son art à un jeune appren­ti. Et encore : l’élève-comé­di­en doit-il avoir un seul maître, à forte iden­tité, pen­dant son séjour à l’é­cole, ou doit-il faire l’ex­péri­ence de plusieurs enseigne­ments et con­cep­tions du théâtre dif­férents ?

  5. « Enseign­er, c’est déjà met­tre en scène, et met­tre en scène, c’est encore enseign­er » dit J. Las­salle. E. G. Craig con­state en 1910 que le Théâtre d’Art de Moscou, oeu­vre de Con­stan­tin Stanislavs­ki et de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, « est une école »5. Dans la tra­di­tion des grands met­teurs en scène péd­a­gogues réfor­ma­teurs du théâtre russe du XXe siè­cle, Piotr Fomenko va plus loin encore, et déclare en toute rad­i­cal­ité : « Si enseigne­ment et mise en scène sont liés, le théâtre vit ; s’ils sont séparés le théâtre meurt. la mise en scène n’est pas une pro­fes­sion, c’est un mode de vie. Un tra­vail incom­préhen­si­ble, né au XXe siè­cle. Après avoir beau­coup aimé le théâtre du met­teur en scène, je suis arrivé à la con­clu­sion que la grande mise en scène se con­sacre à la for­ma­tion d’une pléi­ade de grands acteurs. »

  6. Où enseign­er ? le péd­a­gogue (enseignant, pro­fesseur, maître — le terme est à dis­cuter, et Antoine Vitez préfère le dernier, plus mod­este à son goût que celui de pro­fesseur) forme-t-il des acteurs pour son pro­pre théâtre ou égale­ment pour celui des autres ? Il arrive que d’un cours de théâtre éclose une troupe de théâtre, que d’une pro­mo­tion naisse un nou­veau théâtre. Cela a été le cas en Russie, pour le Théâtre Vakhran­gov issu du Troisième Stu­dio du Théâtre d’Art dirigé par Evgueni Vakhran­gov, pour le Théâtre de la Tagan­ka issu du cours de Iouri lioubi­mov à l’In­sti­tut Chrchoukine, ou, plus près de nous, pour l’Ate­lier de Piotr Fomenko dont le noy­au d’ac­teurs est con­sti­tué par les élèves d’une de ses pro­mo­tions au GITIS de Moscou. On con­naît, d’un autre côté, la dif­fi­culté qu’ont par­fois cer­tains ac teurs for­més par un met­teur en scène à la forte per­son­nal­ité pour s’in­té­gr­er dans une autre équipe. Enfin, il y a le cas des écoles comme celle du Théâtre Nation­al de Chail­lot avec Virez qui posait le principe déjà ancien : « chaque théâtre aurait en son sein une école »6 ou celle du TNS à Stras­bourg, qui aujour­d’hui a la pos­si­bil­ité de recruter régulière­ment des élèves issus de son école, ain­si totale­ment inté­grée à la vie du théâtre. Mey­er­hold se pose la ques­tion en ces ter­mes : une école dans un théâtre « se borne à pré­par­er un groupe de rem­plaçants, de can­di­dats pour les places vacantes. ( … ) Ce sont ces écoles qui sont respon­s­ables de l’ab­sence de tal­ents véri­ta­bles et neufs sur nos scènes. Une école en dehors du théâtre doit pro­duire des acteurs qui soient inca­pables de tra­vailler dans un théâtre autre qui celui qu’ils fonderont eux-mêmes. Sera nou­velle l’é­cole qui engen­dr­era un théâtre nou­veau. »7

  7. L’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment dans les écoles des pays de l’ex-Est a été polie par les recherch­es des grands met­teurs en scène-acteurs et par l’ap­pro­fondisse­ment des divers­es dis­ci­plines tech­niques. Chaque pro­mo­tion se forme sous la houlette d’un pro­fesseur prin­ci­pal, met­teur en scène-péd­a­gogue respon­s­able de l’ensem­ble des enseig nements pen­dant cinq ans. Antoine Virez a cri­tiqué cette syté­ma­ti­sa­tion 8, cette for­ma­tion cloi­son­née en fac­ultés avec une ini­ti­a­tion pro­gres­sive — enseigne­ment issu selon lui du vieux ratio­nal­isme du XIXe siè­cle. Pour lui, « l’en­seigne­ment du théâtre n’est pas con­sti­tué de l’ad­di­tion de matières dif­férentes, il n’est pas poly­tech­nique, il veut être une ascèse de l’imag­i­na­tion »9 : une école de théâtre, c’est essen­tielle­ment un groupe de per­son­nes autour d’un maître ; c’est le cer­cle où sont mêlés élèves débu­tants et élèves aguer­ris, par­mi lesquels le maître est assis, et au cen­tre duquel on s’ex­erce à jouer. le rôle du maître n’est pas de dire com­ment il faut jouer, mais d’en­traîn­er le cer­cle à déchiffr­er les signes don­nés par le cen­tre. l ‘école est-elle lieu d’un enseigne­ment par dis­ci­plines, ou bien, sans pro­gramme péd­a­gogique et pro­gres­sif, un lieu de lib­erté er d’in­ven­tion ? Est-elle d’abord « le plus beau théâtre du monde » comme le conçoit Virez, lieu où les élèves font le théâtre du maître, se con­fron­tent à ses préoc­cu­pa­tions ? Mais dans un cas comme dans l’autre, l’é­cole appa­raît bien comme une « usine de rêves », telle que l’imag­i­nait Virez, tou­jours lui, ou comme à l’aube du siè­cle dernier, dans le Deux­ième dia­logue « De l’art du théâtre », la décrivait Craig de façon utopique — lieu de mul­ti­ples pos­si­bles en dépit d’un fonc­tion­nement rigoureux10

  8. Aujour­d’hui où les fron­tières entre les arts devi­en­nent comme dans les années vingt de plus en plus poreuses, on note partout, jusque dans les pays de tra­di­tion tex­to­cen­trisre comme la France, une recherche de la pluridis­ci­pli­nar­ité : le théâtre d’au­jour­d’hui a besoin d’un acteur poly­va­lent, doté d’un instru­ment com­plet, total — ain­si, pour la nou­velle généra­tion d’acte urs fran çais, les comé­di­ens russ­es de Lev Dodine sont emblé­ma­tiques d’un tel inter­prète. N’y a‑t-il pas aujour­d’hui pos­si­bil­ité de con­cevoir, de met­tre en forme des dis­ci­plines spé­ci­fiques — comme celle que l’on pour­rait nom­mer, à la suite de Mey­er­hold dans les années dix, « mou­ve­ment scénique », touchant à la fois au théâtre et à la danse 11, qui tra­vaillerait sur les impul­sions que le mou­ve­ment du corps peur don­ner aux mots pronon­cés. la ques­tion fon­da­men­tale qui se pose ne serait-elle pas de con­necter entre elles les dif­férentes dis­ci­plines et enseigne­ments tech­niques (geste, voix, musique, ryth­mo­plas­rigue, acro­batie, etc.), de façon à ne pas sépar­er le tra­vail de la voix de celui de l’ensem­ble du corps, et à revers­er ces savoirs dans la classe d’in­ter­pré­ta­tion, celle où l’on s’en­traîne à jouer.

  9. Y a‑t-il une spé­ci­ficité de la péd­a­gogie théâ­trale ? Comme dans toute école artis­tique, il n’y a pas d’en­seigne­ment neu­tre, il s’ag­it d’un enseig nement appliqué où le péd­a­gogue a la charge de trans­met­tre à la fois un savoir général sur les textes, les types de jeu, les tech­niques, les auteurs et un savoir per­son­nel, lié à sa pra­tique, à l’aven­ture artis­tique qui est la sienne. Cer­tains péd­a­gogues se dis­tinguent par la façon qu’ils ont de faire par­courir à leurs élèves plusieurs pans de l’his­toire du théâtre, de leur faire tra­vailler des dra­matur­gies et des styles dif­férents, de ten­ter de leur faire voir tout le théâtre et pas seule­ment une branche de cet arbre touf­fu qu’est le théâtre. Le péd­a­gogue doit aus­si éveiller en l’élève une atti­tude créa­trice, le goût de la recherche. Mar­qué au sceau de la trans­mis­sion, la péd­a­gogie théâ­trale se car­ac­térise donc par l’in­ves­ti­ga­tion, l’ex­péri­men­ta­tion. Le cours est un lab­o­ra­toire, la péd­a­gogie y est expéri­men­tale : c’est « le temps de l’es­sai » comme écrivait Bernard Dort dans le n°5 des Cahiers de la Comédie-Française. Les para­dox­es de Piotr Fomenko sont rem­plis d’une étrange sagesse : « Le théâtre reste vivant tant que les artistes ont besoin d’ap­pren­dre. Enseign­er, c’est appren­dre de ses élèves ». Au théâtre, n’en­seigne-t-on rien mieux que ce que l’on décou­vre avec l’élève ? Il n’y a aucune recette, puisqu’à chaque fois il faut procéder à une élab­o­ra­tion spé­ci­fique des idées et des tech­niques qui doivent être adap­tées aux spé­ci­ficités physiques et psy­chiques de cha­cun et du groupe for­mé. Lab­o­ra­toire, la classe de théâtre est aus­si un lieu d’af­fects puis­sants (davan­tage encore que dans le cas d’autres arts), puisque « tout » de l’artiste en herbe est en jeu au présent. Com­ment faire coïn­cider ces affects inévita­bles et néces­saires et la rigueur d’une dis­ci­pline, c’est une ques­tion que les grands réfor­ma­teurs du théâtre n’ont cessé de se pos­er.

  10. Si la classe de musique ou de danse s’ap­puie sur des élé­ments incon­testa­bles : une par­ti­tion, des notes, des mesures, des rythmes et des nuances indiqués, si elle est école de rigueur exigeant de l’in­stru­men­tiste un entraîne­ment quo­ti­di­en néces­saire de son corps et de son instru­ment (gammes, exer­ci­ces à la barre), la classe de théâtre est d’abord lieu de partage et d’échanges : celui où, comme le dit Fomenko, « seul l’avenir dira qui est le maître et qui est l’élève », celui où, comme l’écrit Vakhtan­gov, « le met­teur en scène et l’en­seignant doivent tous deux faire pass­er ce qu’ils savent et ne jamais faire sem­blant de savoir quand ils ne savent pas. ( … ) dire en face, fer­me­ment et avec con­vic­tion : « je ne sais pas », et dire pourquoi. »12. Mal­gré ces dif­férences remar­quables, la présence d’un enseigne­ment musi­cal avancé paraît néces­saire dans une école de théâtre. Car la con­nais­sance de la musique et de ses règles con­duit le plus sûre­ment peut-être à la maîtrise du temps et de l’e­space, cap­i­tale sur un plateau. Voir Mey­er­hold qui con­sid­érait la musique et tout par­ti­c­ulière­ment l’é­tude du rythme comme une dis­ci­pline essen­tielle pour l’élève-acteur comme pour le met­teur en scène.

  11. Lieu de partage et d’échanges, le cours de théâtre — d’in­ter­pré­ta­tion comme de tech­niques — est un lieu de trans­mis­sion de cer­taines règles (Mey­er­hold a par­lé de « scénolo­gie »), de cer­taines lois. Il n’y a pas dans le théâtre occi­den­tal de tra­di­tions cod­i­fiées comme dans les théâtres d’Asie, mais le théâtre n’ex­iste pas sans mémoire, et l’é­tude du passé, des tra­di­tions ori­en­tales et occi­den­tales, la recherche de ce qu’elles ont en com­mun, sem­ble indis­pens­able et enrichissante aujour­d’hui. « L’é­tude des expéri­ences passées rend l’ac­teur capa­ble de trou­ver les bons moyens d’ex­pres­sion pour aujour­d’hui. Si elle n’a pas lieu, cela pour­ra faire obsta­cle à son évo­lu­tion artis­tique et même le con­duire à faire fausse route » écrivait le comé­di­en chi­nois Mei Lan­fang. C’est aus­si val­able pour l’ac­teur occi­den­tal. La con­nais­sance de ces règles, qui invite à met­tre ses pas dans ceux des artistes qui vous ont précédés, n’im­plique d’ailleurs pas for­cé­ment leur respect, elle peut amen­er à les trans­gress­er con­sciem­ment dans le but d’une effi­cac­ité d’un autre ordre. Pour cass­er les effets de théâtre atten­dus, il faut en com­pren­dre la base, la struc­ture : saisir ce qu’il y a à bris­er, avant de cass­er.

  12. Des règles ? Des lois ? On voit les sour­cils du lecteur se fron­cer … Sans aller jusqu’à cette rad­i­cal­ité craigu­i­enne — « Il faut décou­vrir et pub­li­er ces lois »13 — d’ailleurs partagée par nom­bre d’artistes du XXe siecle, on sera d’ac­cord au moins pour con­stater que sou­vent l’ac­teur est un être frag­ile, le plus dou­ble, le plus exposé qui soit, et qu’il faut le dot­er d’une bous­sole. J. Las­salle avoue : « Les gens qui m’ont le plus apporté sont ceux dont le savoir n’avait d’é­gal que l’hu­mil­ité, dont l’in­lass­able curiosité se dou­blait de bien­veil­lance et dont la qual­ité de con­nais­sances se dou­blait d’une pra­tique per­ma­nente du doute. Ceux qui bran­dis­sent des dogmes, des cer­ti­tudes m’ef­fraient. » L’ac­teur n’a sans doute pas besoin de gourou, pas plus que d’une pen­sée dog­ma­tique, mais il a cer­taine­ment besoin de repères fix­es, pour affron­ter les dan­gers qu’ils l’at­ten­dent — peut-être s’a­gi­rait-il davan­tage d’une table d’ori­en­ta­tion que de tables de la loi ?

  13. « Dieu sait ce qu’on fab­rique dans les cours de théâtre » écrit Vakhtan­gov en 1918. « La prin­ci­pale erreur est de vouloir enseign­er alors qu’il faut édu­quer. »14 Et il pré­cise : « L’é­d­u­ca­tion de l’ac­teur doit con­sis­ter à enrichir son incon­scient des capac­ités les plus divers­es : être libre, con­cen­tré, sérieux, scénique, artis­tique, effi­cace, expres­sif, obser­va­teur, prompt à s’adapter, etc. Le nom­bre de ces capac­ités est infi­ni. »15 Péd­a­gogue inné, Vakhtan­gov réfléchis­sait à la for­ma­tion de l’ac­teur comme à celle d’un être entier, à la fois artiste, homme et citoyen, à l’in­térieur d’un groupe, indi­vidu dans un col­lec­tif qui seul est la mesure de sa créa­tiv­ité.
    Cette for­ma­tion, cette édu­ca­tion implique-t-elle un en-dehors de l’é­cole : que l’on sorte de l’é­cole pour se for­mer plus large­ment alors pour­tant qu’on est encore à l’é­cole ? La ques­tion est ouverte : Mey­er­hold affir­mait qu’à l’en­seigne­ment de l’é­cole devaient se com­bin­er étroite­ment la lec­ture, la vis­ite des musées, l’as­sis­tance aux con­certs et les voy­ages. Vakhtan­gov, dans une let­tre très touchante adressée à ses élèves, insiste sur l’im­por­tance de la péri­ode d’é­tudes pour les élèves-acteurs, dans leur école :
    « À mes élèves.
    Mes bien chers ! Si vous saviez comme vous êtes rich­es. Si vous saviez quel bon­heur est le vôtre en cette vie. Et si vous saviez comme vous en êtes prodigues ! C’est tou­jours pareil : on ne com­prend la valeur des choses qu’au moment de les per­dre. Et si vous saviez comme c’est triste de penser que vous aus­si vous com­pren­drez trop tard. Ce qu’on met des années à acquérir, ce pour quoi des vies se per­dent, vous l’avez : vous avez un coin à vous. »16
  1. V. Mey­er­hold, 1918, LEKCII (Leçons), OGI, Moscou, 2000, p. 47 ↩︎
  2. E. G. Craig, « De cer­taines ten­dances fâcheuses du théâtre mod­erne », in « De l’art du théâtre. Deux­ième dia­logue » (1911 ), Cir­cé, 1999, p.108, p.113. ↩︎
  3. « Mey­er­hold par­le », in ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE, tra­duc­tion, pré­face et notes de B. Picon-Vallin, tome 4, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 334. ↩︎
  4. Idem, p. 344. ↩︎
  5. E. G. Craig, « De l’art du théâtre. Deux­ième dia­logue », in op. cit., p. 168. ↩︎
  6. A. Vitez, « Douze propo­si­tions pour une École » (1982), in LE THÉÂTRE DES IDÉES, antholo­gie pro­posée par Danièle Sal­lenave et Georges Banu, Gal­li­mard, NRF, 1991 p. 115. ↩︎
  7. Cf. V. Mey­er­hold, Du Théâtre (1913), in ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE, tome 1, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 2001 , édi­tion revue et aug­men­tée, p. 107. ↩︎
  8. Cf. A. Vitez, « Ne pas mon­tr­er ce qui est dit » (1974), in op. cit., p. 181. ↩︎
  9. Cf. A. Vitez, « L’u­sine de rêves » (1971), in op. cit., p. 69. ↩︎
  10. E. G. Craig, « De l’art du théâtre. Deux­ième dia­logue » (1910), in op. cit., pp. 197 – 201. ↩︎
  11. Cf. V. Mey­er­hold , ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE, vol 1, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 2001, édi­tion revue et aug­men­tée, p. 234 et p. 240. Mey­er­hold, à l’oc­ca­sion de ses cours sur « le mou­ve­ment scénique » dans son stu­dio de Saint Peters­bourg, ren­voie sou­vent au traité de choré­gra­phie du Quat­tro­cen­to, écrit par l’i­tal­ien Gugliel­mo Ebreo di Pesaro. ↩︎
  12. E. Vakhtan­gov, « Car­nets » (1918), in ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE, tra­duc­tion, pré­face et notes d’H. Hen­ry, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 2000, p. 198. ↩︎
  13. E.G.Craig, « De cer­taines ten­dances fâcheuses du théâtre mod­erne », in op. cit., p. 117. ↩︎
  14. E. Vakhtan­gov, « Car­nets », in op. cit., p. 198. ↩︎
  15. Idem ↩︎
  16. E. Vakhtan­gov, « Let­tre au Stu­dio étu­di­ant » ( 1915), in op. cit., p. 138. C’est moi qui souligne. ↩︎
Non classé
4
Partager
Béatrice Picon-Vallin
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite CNRS (Thalim).Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements