Question de morale ou question d’argent ?

Théâtre
Réflexion

Question de morale ou question d’argent ?

Les enjeux économiques de la théâtrophobie

Le 12 Oct 2015
LES CoMéDIENS DE «L’oSTEL DE BoURGoGNE », Abraham Bosse (1602-1676). Estampe. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
LES CoMéDIENS DE «L’oSTEL DE BoURGoGNE », Abraham Bosse (1602-1676). Estampe. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

A

rticle réservé aux abonné.es
LES CoMéDIENS DE «L’oSTEL DE BoURGoGNE », Abraham Bosse (1602-1676). Estampe. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
LES CoMéDIENS DE «L’oSTEL DE BoURGoGNE », Abraham Bosse (1602-1676). Estampe. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Article publié pour le numéro
126 – 127

C’EST DÈS  L’ANTIQUITÉ que le théâtre a sus­cité une hos­til­ité déclarée, mais c’est surtout entre le dernier quart du XVIe siè­cle et le pre­mier tiers du XIXe que, dans toute l’Europe, les polémiques se sont déchaînées, pro­duisant des pam­phlets qui adop­taient un point de vue essen­tielle­ment théo­logi­co-moral ou méta­physique, au point de sem­bler nég­liger toute con­sid­éra­tion poli­tique ou économique. De fait, quand Bossuet ou Nicole con­damnent les comé­di­ens, c’est pour les pas­sions mal­saines qu’ils exci­tent, non parce que, gag­nant leur vie à s’exhiber sur scène, ils exer­cent une pro­fes­sion qua­si pros­ti­tu­tion­nelle. Seul le prince de Con­ti fait allu­sion à l’argent, en évo­quant fugi­tive­ment l’appât du gain que le théâtre sus­cite ou les dépens­es ruineuses qu’il entraîne.

Cette restric­tion du point de vue, dans la France du Grand Siè­cle, est moins la règle que l’exception. Dès que les polémistes s’emploient à com­pil­er les argu­ments, les ques­tions économiques sur­gis­sent. Ain­si, le secré­taire du prince de Con­ti, le Père Voisin, lie l’infamie des comé­di­ens à la façon dont ils gag­nent leur vie. Si l’argument de l’argent s’impose même aux théolo­giens essen­tielle­ment soucieux de morale, c’est que les ques­tions pécu­ni­aires sont essen­tielles pour une activ­ité qui s’est récem­ment pro­fes­sion­nal­isée et a con­quis une impor­tance économique réelle. C’était du reste évi­dent une généra­tion plus tôt, dans la France des années 1630, où le théâtre devient une activ­ité de loisir respectable, ouverte­ment encour­agée par le pou­voir. Pour rétor­quer aux attaques dont ils font l’objet, les dra­maturges font en scène l’apologie de leur art, en se tar­guant de la pro­tec­tion du roi et en soulig­nant la respectabil­ité d’une pro­fes­sion éminem­ment rentable. La plus célèbre de ces pièces, L’ILLUSION COMIQUE de Corneille (1636), résume en un vers célèbre l’argument essen­tiel qui, avec l’approbation royale, établit la légitim­ité de ce nou­veau méti­er :  « Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ». Le point com­mun de ces pièces est de mon­tr­er, comme le fait LA COMÉDIE DES COMÉDIENS de Gougenot (1633), que des gens de tout sexe et de toute con­di­tion peu­vent embrass­er la pro­fes­sion de comé­di­en, sûrs d’y assou­vir leurs aspi­ra­tions et d’y trou­ver leur intérêt.

À l’origine, les motifs religieux étaient essen­tiels dans les réac­tions théâtro­phobes. Les Pères de l’église lançaient l’anathème con­tre les spec­ta­cles parce que ceux- ci étaient étroite­ment liés au culte païen. Le refus d’aller au spec­ta­cle était pour eux – Ter­tul­lien notam­ment – un moyen de mar­quer leur dif­férence, en reje­tant les dis­trac­tions du monde pour se con­sacr­er à leur salut. À leur exem­ple, les polémistes mod­ernes font de la théâtro­pho­bie une arme religieuse : ain­si, les protes­tants s’attaquent au théâtre pour con­damn­er la propen­sion théâ­trale et idol­âtre de la reli­gion papiste. Mais si le théâtre pose prob­lème, c’est aus­si – et peut-être surtout – parce que sa trans­for­ma­tion en activ­ité rentable et régulière pro­duit des per­tur­ba­tions économiques et poli­tiques. Dans les querelles du théâtre, si l’argumen- taire est religieux, l’impulsion est économique. La chose est écla­tante dans la pre­mière grande crise sur­v­enue en France : le procès inten­té, en 1541, au Par­lement de Paris, aux entre­pre­neurs de mys­tères. Ceux-ci sont pour­suiv­is parce que les représen­ta­tions coû­tent de plus en plus cher et sont de plus en plus longues : elles durent une bonne par­tie de la journée et s’étalent sur plusieurs mois. Le cat­a­logue des reproches est copieux : ces spec­ta­cles trav­es­tis­sent le verbe divin au lieu de le servir, per­turbent totale­ment l’activité pro­duc­tive, ruinent les spec­ta­teurs en les inci­tant à l’oisiveté, l’ivrognerie et la for­ni­ca­tion, met­tent en dan­ger les familles et pré­carisent la char­ité publique puisque, à cause d’eux, les aumônes ont con­sid­érable­ment bais­sé. Cette avalanche d’arguments reste sans effet, car le roi inter­vient, autorisant les représen­ta­tions. Les entre­pre­neurs échap­pent donc à l’interdiction, mais ils doivent vers­er une forte con­tri­bu­tion pour les pau­vres. Le théâtre est tenu de com­penser une baisse des aumônes dont rien n’indique qu’il soit vrai­ment respon­s­able.

L’affaire est man­i­feste­ment liée aux boule­verse­ments économiques que le théâtre provoque, avant même de se pro­fes­sion­nalis­er. En 1541, il n’y a pas encore en France de troupes sta­bles : pour les mys­tères, on recrute des ama­teurs. Mais les spec­ta­cles devi­en­nent une entre­prise d’envergure : ils deman­dent des investisse­ments con­sid­érables, au point qu’il faille for­mer une société d’entrepreneurs, et les profits sont à la mesure des engage­ments. Ces boule­verse­ments sus­ci­tent des ten­sions idéologiques et poli­tiques, car les clercs du par­lement voient d’un mau­vais œil des hommes d’argent, sans com­pé­tence théologique, pren­dre la direc­tion d’une activ­ité didac­tique et dévo­tion­nelle qui était jusque là pilotée par des clercs. Ils se sen­tent men­acés dans leur pou­voir et leur savoir en voy­ant ces « par­venus » trans­former une mis­sion tra­di­tion­nelle de l’église en une entre­prise com­mer­ciale rentable et pres­tigieuse.

Cette affaire sera sou­vent évo­quée par les adver­saires du théâtre (Voisin tran­scrit le doc­u­ment) et même en dehors de l’hexagone (Rymer). Mais la prin­ci­pale trace qu’elle lais­sera est le « droit des pau­vres » qui, au XVIIe siè­cle et jusqu’en 1941, s’imposera en France aux représen­ta­tions théâ­trales, comme si seul le théâtre, et non le cabaret, détour­nait l’argent des aumônes. La France n’est pas le seul pays à faire financer la char­ité publique par le théâtre : en Espagne, dès la fin du XVIe siè­cle, l’activité théâ­trale est com­plète­ment inté­grée à l’économie de la char­ité. Les hôpi­taux et cer­taines œuvres, sous l’autorité des munic­i­pal­ités, se finan­cent grâce au théâtre : ils louent aux troupes les cours intérieures de leurs bâti­ments (d’où le nom de cor­ralespour désign­er les théâtres) puis des édifices spé­ciale­ment con­stru­its pour les représen­ta­tions, et prélèvent une part du prix des places. Aus­si quand les théâtro­phobes entrent en lice, au moment des sus­pen­sions des spec­ta­cles pour cause de deuil roy­al, ils dénon­cent le car­ac­tère impie de cette pra­tique : c’est met­tre un défaut dans la Prov­i­dence de Dieu, faire comme s’il avait besoin du dia­ble pour aider les pau­vres. De leur côté, les défenseurs, comme la ville de Madrid, ne man­quent alors jamais de rap­pel­er aux autorités l’argent qu’il fau­dra trou­ver si la sus­pen­sion se trans­forme en inter­dic­tion pérenne.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Réflexion
8
Partager
François Lecercle
François Lecercle enseigne la littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, Sorbonne Université. Spécialiste des littératures...Plus d'info
Clotilde Thouret
Clotilde Thouret enseigne la littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, Sorbonne Université. Spécialiste des littératures...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements