Le cas Ingmar Bergman. Du scénario à la scène

Théâtre
Portrait

Le cas Ingmar Bergman. Du scénario à la scène

Le 15 Avr 2009
Harriet Andersson et Kari Sylwan dans CRIS ET CHUCHOTEMENTS d'Ingmar Bergman, 1972. Photo Bo-Erik Gyberg © AB Svensk Filmindustri.
Harriet Andersson et Kari Sylwan dans CRIS ET CHUCHOTEMENTS d'Ingmar Bergman, 1972. Photo Bo-Erik Gyberg © AB Svensk Filmindustri.

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Harriet Andersson et Kari Sylwan dans CRIS ET CHUCHOTEMENTS d'Ingmar Bergman, 1972. Photo Bo-Erik Gyberg © AB Svensk Filmindustri.
Harriet Andersson et Kari Sylwan dans CRIS ET CHUCHOTEMENTS d'Ingmar Bergman, 1972. Photo Bo-Erik Gyberg © AB Svensk Filmindustri.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 101 - Extérieur Cinéma - théâtre national de Nice
101

DÈS SES DÉBUTS, les scé­nar­ios d’Ingmar Bergman ont, par leur écri­t­ure, incité les met­teurs en scène de théâtre à trans­pos­er son tra­vail à la scène. Ain­si, en 1948, Peter Usti­nov a adap­té le scé­nario du film de Bergman FRENZY (1944, HETS, Tour­ments) au St. Martin’s The­atre à Lon­dres. La même année, ce film a égale­ment été adap­té pour la scène au Stu­dio The­atre alors récem­ment fondé à Oslo. Pré­cisons toute­fois que l’adaptation à l’écran de textes lit­téraires, théâtre com­pris, était assez fréquente à l’époque ; Bergman lui-même accep­ta en 1948 une com­mande du pro­duc­teur David O. Selznick lui deman­dant d’écrire un scé­nario pour réalis­er une ver­sion améri­caine filmée de MAISON DE POUPÉE d’Ibsen. Mais il était rare de voir le proces­sus d’adaptation s’inverser et de trans­pos­er un scé­nario, c’est-à-dire un texte conçu pour le ciné­ma, à la scène. On pour­ra donc se deman­der pourquoi le pre­mier scé­nario d’un réal­isa­teur sué­dois promet­teur avait attiré l’attention au point de le faire resur­gir à l’étranger sous la forme d’une pièce de théâtre.

HETS a été réal­isé par Alf Sjöberg mais pour l’accueil du film, c’est le scé­nario sous-jacent de Bergman, imprégné de la voix d’un jeune homme en colère, qui a dic­té la réponse du pub­lic. Lors de la pro­mo­tion du film, la Sven­sk Fil­min­dus­tri (SF) a insisté presque davan­tage sur le texte de Bergman que sur la réal­i­sa­tion de Sjöberg ; car avec Ing­mar Bergman, elle répondait
à la forte envie de voir appa­raître un scé­nar­iste qui puisse faire revivre l’âge d’or du ciné­ma sué­dois, l’époque où les œuvres lit­téraires de Sel­ma Lager­löf con­sti­tu­aient la base des grands films réal­isés par Vic­tor Sjöström et Mau­ritz Stiller. Ce n’est d’ailleurs pas une coïn­ci­dence si Bergman a déclaré plus tard que Sjöström était son men­tor et il n’est guère éton­nant que l’adaptation scénique du scé­nario de Bergman à Lon­dres et à Oslo, coïn­ci­dant exacte­ment avec la dis­tri­b­u­tion étrangère de HETS, ait été saluée par la SF, la grande com­pag­nie de pro­duc­tion ciné­matographique sué­doise, comme un évène­ment pro­mo­tion­nel bien­venu sig­nalant l’arrivée d’un héri­ti­er au ciné­ma. Dès le début, Ing­mar Bergman a été en effet l’enfant chéri du bon moment.

Ing­mar Bergman n’a pour sa part pas mis en scène HETS au théâtre. Dans les années qui suivirent, il n’adaptera que rarement ses scé­nar­ios pour la scène, et ne se mon­tr­era pas très enclin à en don­ner l’autorisation à d’autres. Cela peut sem­bler étrange si l’on con­sid­ère la facil­ité avec laque­lle il a évolué entre dif­férentes formes de représen­ta­tion. Il trans­for­ma par exem­ple LA FLÛTE ENCHANTÉE en pièce musi­cale à la fois des­tinée à la télévi­sion et au ciné­ma et util­isant la scène 17 du Théâtre de Drot­tning­holm pour lieu de sa réal­i­sa­tion. Sa trans­po­si­tion des BACCHANTES d’Euripide a été encore plus com­plexe. Après avoir annulé deux pro­duc­tions scéniques pro­gram­mées de cette pièce – l’une en 1954, l’autre en 1987 – il la présen­ta sous la forme d’une pièce musi­cale à l’opéra de Stock­holm en 1991, puis sous celle d’un opéra télévisé en 1993 et d’une pièce au Théâtre dra­ma­tique roy­al ( Dra­mat­en ) en 1996. Mais il s’était antérieure­ment inspiré de la pièce d’Euripide pour son pro­pre film de télévi­sion LE RITE ( 1969 ).

À l’occasion, Bergman indi­quait que le film et le théâtre n’étaient pas des formes artis­tiques com­pat­i­bles, mais il n’établit jamais de théorie à ce sujet. Inter­rogé un jour sur la rai­son pour laque­lle il n’avait pas filmé LE SONGE de Strind­berg, une œuvre dont la flu­id­ité avait sou­vent était qual­i­fiée de « pré-ciné­matographique », il répon­dit : « Je ne pense pas que ce soit pos­si­ble
de filmer LE SONGETout sim­ple­ment parce que Strind­berg écrit son dia­logue de telle façon que son théâtre est si magis­tral qu’il ne se lais­sera pas entraîn­er vers un autre media ». Bergman agis­sait-il en con­for­mité avec ces mots en reje­tant sys­té­ma­tique­ment les deman­des de représen­ta­tion de ses scé­nar­ios sur une scène de théâtre ? Peut-être ; mais il dis­ait aus­si de ses textes qu’ils étaient « écrits sans aucune idée prédéfinie de leur moyen de représen­ta­tion ». Dans MONOLOGUE, un court essai pub­lié en pré­face du vol­ume LE CINQUIÈME ACTE ( 1994, 2001 ), qui con­tient égale­ment les textes APRÈS LA RÉPÉTITION, S’AGITE ET SE PAVANE1 et UN DERNIER CRI, il déclare à pro­pos du for­mat changeant de son œuvre écrite :

« J’ai écrit comme j’ai cou­tume d’écrire depuis plus de cinquante ans – cela sem­ble du théâtre, mais pour­rait aus­si bien être du ciné­ma, du théâtre ou une sim­ple lec­ture. APRÈS LA RÉPÉTITION est devenu un film de télévi­sion par hasard, tout comme fut représen­té, par hasard, sur scène UN DERNIER CRI ( sous-titré « une moral­ité légère­ment arrangée » ). Mon inten­tion, c’est aus­si que S’AGITE ET SE PAVANE soit joué au théâtre. »2

Voilà qui sem­ble cer­taine­ment détru­ire toute délim­i­ta­tion stricte de genre entre le ciné­ma et la scène. Il n’est pas sur­prenant que les adap­ta­tions scéniques des scé­nar­ios de Bergman aient com­mencé à appa­raître. Mais Bergman lui-même y était opposé et avant les années qua­tre-vingt, elles eurent lieu dans des pays qui ne recon­nais­saient pas les lois inter­na­tionales rel­a­tives aux droits d’auteur ou dans lesquels un édi­teur déte­nait les droits d’une tra­duc­tion d’un scé­nario orig­i­nal de Bergman ; en d’autres ter­mes, dans les cas où Bergman ne pou­vait utilis­er son droit de veto. L’exemple le plus curieux est la comédie musi­cale de Stephen Sond­heim, A LITTLE NIGHT MUSIC ( Une petite musique de nuit ), basée sur une édi­tion améri­caine du scé­nario de Bergman SOURIRES D’UNE NUIT D’ÉTÉ ( 1955 ), tou­jours non pub­liée en sué­dois, et dont la pre­mière mon­di­ale eut lieu à Broad­way en 1973. Une autre trans­mu­ta­tion, une ver­sion filmée de la comédie musi­cale, avec l’actrice Eliz­a­beth Tay­lor dans le rôle prin­ci­pal sous les traits de Désirée Arm­feldt, sor­tit en 1978, au moment même où l’ancien acteur et ami de Bergman, Stig Olin, met­tait en scène A LITTLE NIGHT MUSIC à Stock­holm.

La résis­tance de Bergman aux adap­ta­tions scéniques de ses scé­nar­ios a légère­ment évolué durant ses sept années d’exil volon­taire à Munich (1976 – 1983). En 1981, il util­isa une ver­sion scénique abrégée de SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE dans une pro­duc­tion en trip­tyque au Res­i­den­zthe­ater de Munich, qui inclu­ait égale­ment NORA (MAISON DE POUPÉE d’Ibsen) et JULIE (MADEMOISELLE JULIE de Strind­berg).

Pourquoi Bergman a‑t-il choisi de représen­ter son scé­nario (et film de télévi­sion) SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE sur scène ? Dans des entre­tiens de l’époque, il appa­raît claire­ment que sa déci­sion a été dic­tée par le con­cept thé­ma­tique qui régis­sait l’ensemble de sa pro­duc­tion en trip­tyque : en jux­ta­posant SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE aux por­traits de femmes réal­isés par Ibsen et Strind­berg, Bergman cher­chait à expos­er la sit­u­a­tion mar­i­tale et sex­uelle des femmes dans un con­texte cul­turel qui avait peu évolué au fil des cent dernières années. Son trip­tyque n’était pas une entre­prise polémique de libéra­tion des femmes mais plutôt un exposé psy­chologique d’un phénomène de statu quo. On lui avait prob­a­ble­ment rap­pelé le débat médi­a­tique qui avait fait rage dans son pays lors de la dif­fu­sion télévisée orig­i­nale de SCÈNES DE LA VIE CONJUGALE en 1973. On peut affirmer que cette pièce de théâtre télévisée, divisée en six épisodes dis­tincts dif­fusés six mer­cre­dis soirs con­sé­cu­tifs, peut être con­sid­érée comme la per­cée pop­u­laire de Bergman en Suède à une époque où les téléspec­ta­teurs sué­dois ne dis­po­saient que d’une chaîne de télévi­sion. Pen­dant les six semaines qu’a duré sa dif­fu­sion, le « soap opera » de Bergman a été regardé par un audi­toire tou­jours crois­sant. Selon des sondages de la presse, sa pop­u­lar­ité repo­sait sur la recon­nais­sance par le pub­lic du con­flit mar­i­tal dépeint (on pré­tend que l’assistance con­ju­gale et les taux de divorce ont aug­men­té à la suite du film de Bergman), mais les séries télévisées soulèvent inévitable­ment des ques­tions sur le rôle des sex­es et la sit­u­a­tion mar­i­tale et pro­fes­sion­nelle des femmes. Dans une réponse aux débats médi­a­tiques, Bergman a déclaré que la femme con­tem­po­raine se trou­vait encore pris­on­nière d’un esclavage sécu­laire qu’elle pour­rait cepen­dant bris­er si elle pre­nait ses respon­s­abil­ités.

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Birgitta Steene
Birgitta Steene, professeur émérite de Littérature et Film à l’Université de Washington, a écrit plusieurs...Plus d'info
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