Alain Platel réenchante les grandes musiques

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Alain Platel réenchante les grandes musiques

Le 20 Juil 2012

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Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

DANS SES CHORÉGRAPHIES, Alain Pla­tel nous a habitués à la con­fronta­tion de la danse avec l’adaptation de musiques de grands com­pos­i­teurs clas­siques : Bach, Mozart, Mon­tever­di. Ces par­ti­tions sont prop­ices à accom­pa­g­n­er la manière si par­ti­c­ulière qu’il a de mon­tr­er les corps, leur human­ité, la beauté mêlée à la souf­france, l’envie de vivre, la créa­tion de sol­i­dar­ités.

Avec la créa­tion de C(H)ŒURS, il fran­chit cette année une étape sup­plé­men­taire qui le rap­proche de la musique d’opéra. Invité par Gérard Morti­er, le directeur du Teatro Real de Madrid, à imag­in­er un spec­ta­cle autour des chœurs de Ver­di et de Wag­n­er dans l’intention de traduire, par le mou­ve­ment et dans les corps, l’émotion qui naît de ces grands moments musi­caux, le choré­graphe nous plonge comme à son habi­tude au cœur de notre con­di­tion humaine, en faisant sur­gir des tableaux qui évo­quent nos désirs et la dif­fi­culté de vivre ensem­ble, nos fragilités et nos jouis­sances, la sol­i­dar­ité indis­pens­able mais évanes­cente, la beauté du corps et du groupe.

Pla­tel avait déjà mon­tré dans IETS OP BACH et WOLF (Mozart) com­ment il pou­vait « réin­ven­ter » la force de ces grandes musiques et les faire dia­loguer avec notre temps. Ici aus­si, ces grands chœurs ont une his­toire. Nées autour des révo­lu­tions de 1848, accom­pa­g­nant l’espoir d’un monde plus juste, ces musiques qui nous trans­portent d’émotion furent aus­si, par la suite, récupérées par des idéolo­gies mortelles (les grands-mess­es nazies de Nurem­berg) ou, aujourd’hui, par les hit-parades pop­u­laires. Pla­tel leur rend pleine­ment la ver­tu mobil­isatrice qu’elles avaient au départ.

Les qua­tre-vingt chanteurs (et deux jeunes enfants) des chœurs de l’Opéra de Madrid sont en per­ma­nence sur scène, en mou­ve­ment et en action, asso­ciés étroite­ment par Pla­tel aux dix danseurs (de neuf nation­al­ités dif­férentes)1. Le spec­ta­cle évoque les révo­lu­tions du print­emps arabe – jets de chaus­sures, enfants morts portés à bout de bras par la foule –, les indignés, mais aus­si la soli­tude qui peut men­er à la folie dans un monde où l’individualisme a tué toute sol­i­dar­ité. Quelle est encore la place d’un pro­jet col­lec­tif, celle du mar­gin­al, du malade ? Alain Pla­tel cite sur la scène une phrase extraite de LA DOULEUR de Mar­guerite Duras où elle évoque la sol­i­dar­ité humaine basée sur le sen­ti­ment que nous avons tous de la perte du monde. Ce qui unit vrai­ment les humains, dis­ait Duras, est l’idée qu’un jour l’humanité dis­paraî­tra et nous tous avec elle, rich­es comme pau­vres, quand le sort com­mun devien­dra vrai­ment com­mun.
Et pour­tant ce spec­ta­cle n’est pas som­bre ; il est mag­nifié par la beauté des musiques (Wag­n­er est peut- être encore plus por­teur d’émotion que Ver­di), mais aus­si par la beauté des danseurs et de leurs mou­ve­ments. La pre­mière image de C(H)ŒURS est celle d’un homme seul sur scène, de dos, la tête repliée et invis­i­ble. Lente­ment, il enlève sa chemise blanche, met­tant en lumière son corps noueux et mus­clé. Tableau expres­sion­niste porté par le Dies iræ de Ver­di. Une image qui ren­voie à Fran­cis Bacon, pein­tre auquel on pensera encore à plusieurs repris­es dans le spec­ta­cle lorsqu’un danseur avance plié en deux comme dans un de ses tableaux célèbres, ou quand les danseurs sont comme pétri­fiés, la bouche ouverte en un rond noir silen­cieux, comme dans le por­trait du pape Inno­cent X.

Vêtus de rouge ou de blanc, les danseurs for­ment des unis­sons pleins de grâce et de force, qui par­fois écla­tent en souf­frances, comme dans cette longue séquence de trem­ble­ments. Ils se mêlent à la masse com­pacte du chœur qui sur­git avec, épinglés sur les poitrines des cho­ristes, des cœurs de papi­er, référence aux insurgés syriens qui sor­tent en rue avec ce signe pour dire aux snipers du régime : « Si vous voulez tir­er, visez là. » Deux enfants courent en sens inverse de la foule, cher­chant leurs par­ents.
La danse évoque aus­si les « pein­tures noires » de Goya du Musée du Pra­do. Jamais pour­tant Pla­tel ne nous aban­donne dans le malaise, ces moments de dureté alter­nent avec des mou­ve­ments de ten­dresse et de douceur, comme dans ses duos d’une infinie sen­su­al­ité qui con­so­lent des déboires du monde. À la fin du spec­ta­cle, tous les chanteurs du Chœur, venus l’un après l’autre se nom­mer, mon­trent au pub­lic leurs mains tachées de sang ; elles s’ouvrent et se fer­ment en cadence comme des cœurs qui bat­tent sur le « Lib­era me » du Requiem de Ver­di.
C(H)ŒURS explore la ten­sion entre le groupe et l’individu, cherche à quel point la beauté d’un groupe peut être dan­gereuse (le nation­al­isme), et com­ment l’individu a tou­jours une respon­s­abil­ité face au groupe. Pour Alain Pla­tel, « C(H)ŒURS est un hom­mage à la con­di­tion humaine, à notre manière de sur­vivre, de com­bin­er l’émotion et la ratio­nal­ité, de lut­ter pour garder sa per­son­nal­ité face au groupe. »

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