DANS SES CHORÉGRAPHIES, Alain Platel nous a habitués à la confrontation de la danse avec l’adaptation de musiques de grands compositeurs classiques : Bach, Mozart, Monteverdi. Ces partitions sont propices à accompagner la manière si particulière qu’il a de montrer les corps, leur humanité, la beauté mêlée à la souffrance, l’envie de vivre, la création de solidarités.
Avec la création de C(H)ŒURS, il franchit cette année une étape supplémentaire qui le rapproche de la musique d’opéra. Invité par Gérard Mortier, le directeur du Teatro Real de Madrid, à imaginer un spectacle autour des chœurs de Verdi et de Wagner dans l’intention de traduire, par le mouvement et dans les corps, l’émotion qui naît de ces grands moments musicaux, le chorégraphe nous plonge comme à son habitude au cœur de notre condition humaine, en faisant surgir des tableaux qui évoquent nos désirs et la difficulté de vivre ensemble, nos fragilités et nos jouissances, la solidarité indispensable mais évanescente, la beauté du corps et du groupe.
Platel avait déjà montré dans IETS OP BACH et WOLF (Mozart) comment il pouvait « réinventer » la force de ces grandes musiques et les faire dialoguer avec notre temps. Ici aussi, ces grands chœurs ont une histoire. Nées autour des révolutions de 1848, accompagnant l’espoir d’un monde plus juste, ces musiques qui nous transportent d’émotion furent aussi, par la suite, récupérées par des idéologies mortelles (les grands-messes nazies de Nuremberg) ou, aujourd’hui, par les hit-parades populaires. Platel leur rend pleinement la vertu mobilisatrice qu’elles avaient au départ.
Les quatre-vingt chanteurs (et deux jeunes enfants) des chœurs de l’Opéra de Madrid sont en permanence sur scène, en mouvement et en action, associés étroitement par Platel aux dix danseurs (de neuf nationalités différentes)1. Le spectacle évoque les révolutions du printemps arabe – jets de chaussures, enfants morts portés à bout de bras par la foule –, les indignés, mais aussi la solitude qui peut mener à la folie dans un monde où l’individualisme a tué toute solidarité. Quelle est encore la place d’un projet collectif, celle du marginal, du malade ? Alain Platel cite sur la scène une phrase extraite de LA DOULEUR de Marguerite Duras où elle évoque la solidarité humaine basée sur le sentiment que nous avons tous de la perte du monde. Ce qui unit vraiment les humains, disait Duras, est l’idée qu’un jour l’humanité disparaîtra et nous tous avec elle, riches comme pauvres, quand le sort commun deviendra vraiment commun.
Et pourtant ce spectacle n’est pas sombre ; il est magnifié par la beauté des musiques (Wagner est peut- être encore plus porteur d’émotion que Verdi), mais aussi par la beauté des danseurs et de leurs mouvements. La première image de C(H)ŒURS est celle d’un homme seul sur scène, de dos, la tête repliée et invisible. Lentement, il enlève sa chemise blanche, mettant en lumière son corps noueux et musclé. Tableau expressionniste porté par le Dies iræ de Verdi. Une image qui renvoie à Francis Bacon, peintre auquel on pensera encore à plusieurs reprises dans le spectacle lorsqu’un danseur avance plié en deux comme dans un de ses tableaux célèbres, ou quand les danseurs sont comme pétrifiés, la bouche ouverte en un rond noir silencieux, comme dans le portrait du pape Innocent X.
Vêtus de rouge ou de blanc, les danseurs forment des unissons pleins de grâce et de force, qui parfois éclatent en souffrances, comme dans cette longue séquence de tremblements. Ils se mêlent à la masse compacte du chœur qui surgit avec, épinglés sur les poitrines des choristes, des cœurs de papier, référence aux insurgés syriens qui sortent en rue avec ce signe pour dire aux snipers du régime : « Si vous voulez tirer, visez là. » Deux enfants courent en sens inverse de la foule, cherchant leurs parents.
La danse évoque aussi les « peintures noires » de Goya du Musée du Prado. Jamais pourtant Platel ne nous abandonne dans le malaise, ces moments de dureté alternent avec des mouvements de tendresse et de douceur, comme dans ses duos d’une infinie sensualité qui consolent des déboires du monde. À la fin du spectacle, tous les chanteurs du Chœur, venus l’un après l’autre se nommer, montrent au public leurs mains tachées de sang ; elles s’ouvrent et se ferment en cadence comme des cœurs qui battent sur le « Libera me » du Requiem de Verdi.
C(H)ŒURS explore la tension entre le groupe et l’individu, cherche à quel point la beauté d’un groupe peut être dangereuse (le nationalisme), et comment l’individu a toujours une responsabilité face au groupe. Pour Alain Platel, « C(H)ŒURS est un hommage à la condition humaine, à notre manière de survivre, de combiner l’émotion et la rationalité, de lutter pour garder sa personnalité face au groupe. »