Une traversée de la modernité

Entretien
Théâtre

Une traversée de la modernité

Entretien avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller

Le 31 Mai 2013

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 117-118 - Utopies contemporaines
117 – 118

GEORGES BANU : Vous arrivez à la direc­tion du Fes­ti­val d’Avignon après le grand « choc » de 2003, qui a révélé des con­flits très vio­lents à l’intérieur de la vie théâ­trale française. Cette sit­u­a­tion a‑t-elle eu des retombées sur l’édition 2004 ?

Vin­cent Bau­driller : Nous avons été nom­més au Fes­ti­val en jan­vi­er 2003, pour en assumer la direc­tion à par­tir de sep­tem­bre 2003. Notre pro­jet pour le Fes­ti­val d’Avignon a donc été écrit avant cette crise. Les ques­tions qui en sont le cœur, à savoir être au ser­vice des artistes, les accom­pa­g­n­er dans leur geste de créa­tion pour le partager avec les spec­ta­teurs, tout cela est pen­sé avant les événe­ments de juil­let 2003. Au cen­tre donc, la créa­tion et la pro­duc­tion qui la rend pos­si­ble. Et aus­si le choix de s’installer à Avi­gnon et de mod­i­fi­er ain­si le rap­port du Fes­ti­val à son ter­ri­toire pour se dot­er d’une plus grande lib­erté et instituer une nou­velle tem­po­ral­ité dans notre lien au pub­lic comme aux artistes. Ici, on tra­vaille dans un rap­port au temps qui est dif­férent de celui de Paris, tout comme l’est le lien à cet espace si par­ti­c­uli­er de l’architecture d’Avignon. Tous ces enjeux du pro­jet ont donc été défi­nis et dis­cutés avec l’État et les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales bien avant juil­let 2003. L’annulation du Fes­ti­val, en créant comme une cas­sure, a peut-être ren­du plus vis­i­ble la néces­sité des change­ments que nous propo­sions et, para­doxale­ment, accéléré leur mise en place. Car en 2004, il était devenu néces­saire de faire repar­tir le Fes­ti­val.

Hort­ense Archam­bault : Le fait qu’Avignon n’est pas séparée du reste de l’année et con­cen­tre toutes les prob­lé­ma­tiques du théâtre français, voire européen, est devenu extrême­ment vis­i­ble en 2003. C’est donc un endroit absol­u­ment fon­da­men­tal pour men­er des débats esthé­tiques et réfléchir aux poli­tiques cul­turelles. Cela nous a tout de suite con­duit à ques­tion­ner la place des ren­con­tres pro­fes­sion­nelles et à réalis­er, par exem­ple, l’ouverture du Cloître Saint-Louis, où se situe les bureaux du Fes­ti­val, aux débats publics. Finale­ment, l’une des choses qui s’était avérée très com­plexe en 2003, c’était le statut de la parole. Devait-elle avoir lieu sur les plateaux ou en dehors ? Est-ce qu’un silence artis­tique rendait pos­si­ble une parole à l’extérieur du plateau ou, au con­traire, est-ce que le silence deve­nait dom­i­nant ? Qu’est-ce qui est au cœur d’un pro­jet comme le Fes­ti­val d’Avignon ? Il y avait égale­ment une stratégie à l’œuvre qui a con­sisté à démon­tr­er, à tra­vers l’annulation des fes­ti­vals, le pou­voir économique de la cul­ture. Cette logique était cohérente dans la bataille que les salariés du spec­ta­cle menaient pour con­serv­er leur statut d’indemnisation chô­mage. Les désac­cords ne por­taient pas sur cette ques­tion-là, mais sur la déf­i­ni­tion d’un théâtre engagé, je crois. Nous nous sommes sai­sis ensuite de ces ques­tions.

V. B. : Notre pro­jet s’ancrait sur la pro­mo­tion ici, à Avi­gnon, d’un théâtre con­tem­po­rain de créa­tion, ouvert au plus grand nom­bre. Nous avions choisi les qua­tre pre­miers artistes asso­ciés, c’est-à-dire les qua­tre regards dif­férents qu’on allait porter sur le théâtre au cours de notre pre­mier man­dat. Comme lorsqu’on nav­igue con­tre le vent à la voile, nous avions notre cap et nous allions tir­er des bor­ds dif­férents chaque année avec Thomas Oster­meier, Josef Nadj, Jan Fab­re et Frédéric Fis­bach. Il se trou­ve qu’effectivement, le choix du pre­mier artiste asso­cié était une réponse assez juste aux événe­ments de 2003, puisque le théâtre alle­mand posait à la fois la ques­tion de la per­ma­nence – ce sys­tème étant basé sur la notion de troupe – et celle de l’engagement poli­tique de l’artiste sur le plateau, les ques­tions poli­tiques y étant en général abor­dées plus frontale­ment qu’en France. Le choix de Thomas Oster­meier de présen­ter WOYZECK dans la Cour d’honneur en alle­mand, avec un décor où il fait entr­er la périphérie au cen­tre du Palais, réson­nait avec les dis­cus­sions qui avaient eu lieu l’année précé­dente et annonçait quelque chose des fes­ti­vals que nous voulions faire ensuite, à savoir met­tre au cen­tre ce qui ne l’était pas d’habitude dans le paysage théâ­tral français.

G. B. : Les artistes qui ont été asso­ciés étaient un peu de votre généra­tion. Est-ce que, dix ans plus tard, il vous sem­ble qu’une nou­velle généra­tion est apparue ? Vous savez que du temps de Goethe, une généra­tion durait vingt ans. Ensuite, au début du XXe siè­cle, une généra­tion durait quinze ans. Et main­tenant, on con­sid­ère qu’elle dure dix ans.

V. B. : Je ne dirais pas que nous avons eu une approche « généra­tionnelle ». Nous n’avons jamais réfléchi comme cela. Quand nous sommes nom­més à la direc­tion du Fes­ti­val à trente-cinq et trente-trois ans, nous arrivons avec notre âge, notre expéri­ence, notre regard sur le théâtre, et nos com­plic­ités avec des artistes de notre généra­tion. Il y a eu de fait l’ouverture à une nou­velle généra­tion, qui était la nôtre, invitée sur les grands plateaux d’Avignon, comme nous con­tin­uons d’inviter aujourd’hui des plus jeunes. Néan­moins, pour nous, ce qui est impor­tant, c’est de faire dia­loguer les généra­tions d’artistes dans les pro­gram­ma­tions et les généra­tions de spec­ta­teurs dans les salles.

H. A. : Dans les artistes que nous avons invités, il y a Bernard Sobel, Jean-Pierre Vin­cent, Patrice Chéreau, Ari­ane Mnouchkine, Claude Régy, Alain Françon ou Peter Brook, tout comme des jeunes artistes qui ne fai­saient que leur troisième spec­ta­cle à Avi­gnon. Pour nous, ce qui était impor­tant, c’était d’être à la fois dans une recon­nais­sance des maîtres et une atten­tion aux jeunes artistes qui com­men­cent à faire leur chemin. Nous avons con­science d’être des passeurs entre généra­tions et, d’une cer­taine manière, cela répond à la prob­lé­ma­tique de la trans­mis­sion qui, aujourd’hui, fonc­tionne mal dans le théâtre français. Une manière, sans doute, d’être en phase avec cette accéléra­tion dans les change­ments généra­tionnels, pas seule­ment dans le théâtre, mais aus­si dans la société en général. On assiste en effet à de pro­fonds boule­verse­ments des codes de représen­ta­tion, notam­ment avec l’arrivée des nou­velles tech­nolo­gies, qui entraîne de nou­velles façons de regarder, d’écouter, d’apprendre et de créer du lien social.

V. B. : Pour les artistes asso­ciés, nous avons tou­jours choisi des artistes qui étaient en chemin dans leur tra­vail, mais la ques­tion de l’âge n’était pas déter­mi­nante. Quand il arrive en 1947, Jean Vilar a trente-cinq ans. Quand il révo­lu­tionne lui-même son Fes­ti­val, en 1966 – 67, il invite des artistes de moins de quar­ante ans, avec des jeunes met­teurs en scène comme Jorge Lavel­li, Antoine Bour­seiller ou Roger Plan­chon. Quand Bernard Faivre d’Arcier arrive en 1980, une nou­velle vague arrive aus­si avec lui, comme Daniel Mes­guich, Jean-Pierre Vin­cent, Georges Lavau­dant. Il y a en cela quelque chose de naturel : le Fes­ti­val est tou­jours en mou­ve­ment.
Ces dernières années, pointe sur les scènes français­es et inter­na­tionales une nou­velle généra­tion : des artistes qui ont une trentaine d’années, et donc qui ont gran­di au théâtre à tra­vers le Fes­ti­val de ces dix dernières années. Vin­cent Macaigne, par exem­ple. Lorsque, jeune étu­di­ant, il com­mence à venir au Fes­ti­val, nous en sommes déjà les directeurs. Chez lui, comme chez d’autres, s’exprime un rap­port dif­férent au théâtre, les référents ne sont plus for­cé­ment issus de la généra­tion précé­dente d’artistes français avec qui le jeune créa­teur devait dia­loguer ou s’affronter, en trou­vant son chemin. Ce qui est intéres­sant, pour cette généra­tion qui arrive, c’est que leurs référents sont issus de l’ensemble du théâtre européen et inter­na­tion­al. Bien sûr, il y a tou­jours les pro­fesseurs de con­ser­va­toires, les grands maîtres ou met­teurs en scène qui diri­gent les théâtres nationaux, mais il y a aus­si Romeo Castel­luc­ci, Jan Fab­re, Rodri­go Gar­cía, etc. Leur imag­i­naire est beau­coup plus vaste. La notion du pos­si­ble sur un plateau aus­si. C’est le résul­tat d’une ouver­ture qui s’est faite ici, à Avi­gnon, et plus large­ment sur l’ensemble du ter­ri­toire français, que ce soit au Fes­ti­val d’Automne à Paris ou dans la plu­part des grandes scènes français­es, qui, elles aus­si, ont invité des artistes d’horizons très dif­férents.

H. A. : Chaque direc­tion du Fes­ti­val est résol­u­ment de son temps, et nous comme les autres. Cela se reflète dans la manière dont nous tra­vail­lons : le fait de diriger à deux, de réfléchir avec un ou deux artistes asso­ciés, de revendi­quer une pro­gram­ma­tion qui ne serait pas thé­ma­tisée, mais qui n’en serait pas moins cohérente et très con­stru­ite, avec de véri­ta­bles artic­u­la­tions entre les dif­férentes formes – de la con­férence au spec­ta­cle. Nous essayons d’être plutôt dans une logique de com­mis­sari­at d’expositions, pour que les œuvres puis­sent se faire écho, tout en lais­sant au spec­ta­teur la lib­erté d’élaborer son pro­pre par­cours. Nous sommes une généra­tion qui a con­nu le mur de Berlin, puis sa chute, mar­quant une coupure dans notre for­ma­tion poli­tique, mais aus­si l’arrivée des nou­velles tech­nolo­gies, induisant un nou­veau rap­port au savoir. Nous avons con­nu la fin d’un monde et l’apparition d’un autre, comme un cer­tain nom­bre d’artistes qui ont mar­qué le théâtre européen, Krysztof War­likows­ki, Romeo Castel­luc­ci, Thomas Oster­meier, Frank Cas­torf. Et c’est assez pas­sion­nant d’essayer de témoign­er de cela, y com­pris dans notre rap­port à la con­struc­tion européenne, que nous avons tou­jours essayé de défendre, croy­ant encore dans ce pro­jet tout en en perce­vant bien les lim­ites.

Bernard Debroux : On est frap­pé, depuis le début de vos respon­s­abil­ités au Fes­ti­val d’Avignon, par l’importance que vous accordez à la pen­sée de la pro­gram­ma­tion. Peut-être est-ce un des fes­ti­vals européens où cela appa­raît le plus mar­quant. Ici, on sent une véri­ta­ble volon­té de trou­ver une per­ti­nence de pro­gram­ma­tion. Le tra­vail avec l’artiste asso­cié, ce n’est pas sim­ple­ment tra­vailler avec quelqu’un qui a une sen­si­bil­ité et des com­plic­ités avec un cer­tain nom­bre d’artistes, mais avec lui s’élabore cette pen­sée de pro­gram­ma­tion. Cela s’est d’ailleurs vu très con­crète­ment dans des ini­tia­tives comme le Théâtre des idées. Si l’on doit voir un fil rouge, de l’origine jusqu’à aujourd’hui, ce serait cela : le con­traire de la diver­sité dans ce qu’elle peut par­fois avoir d’insignifiant. Ici, même s’il y a une ouver­ture, un mélange, il y a des échos des artistes entre eux qui sont le fruit d’une pen­sée.

H. A. : Nous nous inscrivons dans l’héritage d’un théâtre pub­lic. La manière dont on conçoit le pro­jet du Fes­ti­val est très forte­ment ancrée dans son his­toire, une his­toire en mou­ve­ment, portée par Jean Vilar, Paul Puaux, puis par Alain Crombecque et Bernard Faivre d’Arcier avec lequel nous avons tra­vail­lé. Le soin apporté à artic­uler, à l’intérieur de chaque édi­tion, les spec­ta­cles, les dis­cus­sions et la pen­sée reflète notre con­vic­tion que l’art per­met une éman­ci­pa­tion. On a ain­si par­lé de con­struc­tion de la pen­sée, de curiosité du spec­ta­teur, de risque de la créa­tion, de dig­nité, de con­fi­ance dans l’humanité. Pour nous, l’enjeu du théâtre conçu comme ser­vice pub­lic, c’est cela. Main­tenant, les moyens de met­tre en place cet enjeu ne sont sim­ple­ment plus les mêmes qu’en 1947.

V. B. : L’un de nos objec­tifs était d’inviter le spec­ta­teur à une expéri­ence chaque année renou­velée. Lui don­ner la pos­si­bil­ité de tra­vers­er le Fes­ti­val avec un regard cri­tique qu’il puisse dévelop­per dans l’ensemble des propo­si­tions de spec­ta­cles et de débats, esthé­tiques
ou philosophiques. Cette ten­ta­tive de com­pren­dre et de s’interroger est au cœur du pro­jet que nous avons posé, de manière peut être moins dog­ma­tique que par le passé. Il n’y a pas une vérité à enseign­er au pub­lic. Nous sommes plutôt dans le ques­tion­nement : le monde dans lequel nous vivons nous pousse à cela. Le Fes­ti­val d’Avignon n’est pas une pro­gram­ma­tion d’une sai­son. Il y a une unité de temps, de lieu. Il y a aus­si une par­tic­u­lar­ité du spec­ta­teur qui, lorsqu’il se déplace à Avi­gnon, est entière­ment disponible, pen­dant le temps de son séjour, pour cette expéri­ence-là. Le tra­vail de la réso­nance des œuvres les unes avec les autres est donc très impor­tant. En quelques jours, il va voir plusieurs spec­ta­cles, expo­si­tions et débats. Et le soir, quand il se couche, tout cela se mélange. Pour nous, il était impor­tant de tenir compte de cela, au moment de con­stru­ire la pro­gram­ma­tion. D’où l’idée de l’artiste asso­cié, qui est le point de départ d’une explo­ration d’un ter­ri­toire artis­tique, où il va y avoir des par­al­lèles, des con­tra- dic­tio­ns, des fric­tions, que cela soit sur les thé­ma­tiques abor­dées par les artistes, comme dans les formes pro­duites. Par exem­ple, la pre­mière année, lorsque Thomas Oster­meier était artiste asso­cié, nous avons con­fron­té le théâtre alle­mand, qui pra­tique avec ses ensem­bles le réper­toire, et le sys­tème français. Mais il était aus­si très impor­tant d’inviter Frank Cas­torf de
la Volks­bühne. Ce dernier tra­vaille à Berlin-Est, alors que Thomas Oster­meier dirige la Schaubühne à Berlin-Ouest : cha­cun porte, à sa manière, l’héritage du théâtre alle­mand. Avec leurs points com­muns et leurs diver­gences, nous pou­vions pro­duire du débat, de la dialec­tique.

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Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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