“S’ouvrir à des possibles inenvisageables auparavant” (Caroline Safarian)

Théâtre
Parole d’artiste

“S’ouvrir à des possibles inenvisageables auparavant” (Caroline Safarian)

Le 2 Oct 2017
Photo D.R.
Photo D.R.

La déf­i­ni­tion qui sem­ble la plus courante con­cer­nant la cul­ture est celle reprise sur le site de l’UNESCO1.

 « La cul­ture est un ensem­ble com­plexe qui inclut savoirs, croy­ances, arts, posi­tions morales, droits, cou­tumes et toutes autres capac­ités et habi­tudes acquis par un être humain en tant que mem­bre d’une société. »

Si elle est définie comme un ensem­ble « com­plexe » des dif­férentes choses acquis­es par un indi­vidu, il me sem­ble alors évi­dent de penser com­bi­en la « diver­sité cul­turelle » doit l’être plus encore ! Et j’ai envie de remet­tre un peu de nuances dans ce qu’aujourd’hui on souhaite nous impos­er comme déf­i­ni­tion de l’identité cul­turelle et de la coex­is­tence des cul­tures au sein d’une société… 

Habiter Laeken du côté de la place Bock­stael, à Brux­elles, façonne des habi­tudes cul­turelles très dif­férentes chez un indi­vidu que s’il habitait du côté de la place du Châte­lain, dans cette même cap­i­tale et cela, peu importe ses orig­ines. Être une femme de 40 ans tra­vail­lant en Bel­gique aujourd’hui en tant qu’artiste com­porte une dif­férence cul­turelle impor­tante par rap­port au fait d’être un homme-artiste du même âge, tra­vail­lant dans les mêmes con­di­tions et dans le même pays. Et entre mon pro­pre frère et moi-même, par des choix de vie dif­férents ou des aspi­ra­tions dif­férentes, il peut y avoir un décalage cul­turel aus­si grand qu’entre le jeune d’une mai­son de quarti­er, avec qui je crée un pro­jet théâ­tral et moi, alors que mon frère et moi avons gran­di ensem­ble dans la même famille.

Ain­si et sans pour autant nier les exi­gences démoc­ra­tiques fon­da­men­tales, ni les reven­di­ca­tions iden­ti­taires néces­saires aux minorités qui com­posent nos sociétés, c’est pour moi une croy­ance totale­ment erronée que de réduire la « diver­sité cul­turelle » à la ques­tion des orig­ines eth­niques d’une per­son­ne. La ques­tion de l’identité cul­turelle et de ses diver­sités étant aus­si sociale qu’économique, géo­graphique ou lin­guis­tique, …
De plus, aucune iden­tité n’est défini­tive, ni figée. Elle bouge, grandit et se diver­si­fie elle-même tout au long de l’existence d’une per­son­ne.

Dès lors nous nous trompons avec cette con­cep­tion trop iden­ti­taire de la réal­ité sociale et je con­sid­ère per­son­nelle­ment que tout ce qui est « extérieur à moi » com­porte intrin­sèque­ment une forme de « diver­sité ». Et non unique­ment l’étranger ou la per­son­ne d’origine étrangère.

Envis­ager les choses de cette manière per­met de pos­er les ques­tions dif­férem­ment afin de ren­voy­er un regard moins injuste, plus pré­cis et plus humain sur les ques­tions de diver­sité dans notre société. Cela con­solide des fonde­ments démoc­ra­tiques, frater­nels et de réelle égal­ité dans la Cité, per­me­t­tant aus­si une per­cep­tion plus ample, plus vaste sur ce qui m’est proche ou loin­tain. Et c’est parce que j’ai cette représen­ta­tion de la diver­sité cul­turelle que je peux faire mon tra­vail de péd­a­gogue et/ou d’artiste avec aisance depuis tant d’années.

Alors même si défendre le droit à faire exis­ter ma sin­gu­lar­ité au tra­vers de mes orig­ines est une chose impor­tante, je refuse per­son­nelle­ment de me « définir » et de me « penser » dans cette lim­ite iden­ti­taire, car si je joue ce jeu-là, je ren­force alors moi-même cette idée que je com­bats qui est de me réduire ou de réduire les autres à leurs seules orig­ines.

Je reviens tou­jours et inlass­able­ment à Amin Maalouf qui par­le par­faite­ment dans son ouvrage Les iden­tités meur­trières de la notion de l’identité, de la mul­ti­plic­ité de celle-ci et du point de départ des con­flits liés à ces ques­tions. Mais mal­heureuse­ment, ce n’est pas cette vision que les poli­tiques européennes actuelles, qui virent de la droite à l’extrême droite, met­tent en place ! Elles poussent à ce que tous nous croyions que la diver­sité est une chose aux con­tours pau­vres et aux fron­tières lim­itées alors qu’au con­traire, elle est riche, abon­dante, belle, néces­saire pour une société équili­brée, et prob­a­ble­ment totale­ment indéfiniss­able ! Et il suf­fit en effet de regarder à quoi cer­tains réduisent l’identité des « migrants » qu’on laisse dépérir à petit feu au Parc Max­im­i­lien, à Brux­elles, en ce moment-même !

Il est donc impor­tant pour moi de pré­cis­er à quel point, dans mon tra­vail d’artiste, je ressens une diver­sité cul­turelle aus­si forte et aus­si pas­sion­nante lorsque je tra­vaille par exem­ple sur un pro­jet théâ­tral avec un groupe de jeunes issu de l’Université Catholique de Lou­vain qu’avec un groupe de détenus de la prison de Niv­elles.

Tout ceci pour­rait se résumer à une sim­ple ques­tion de posi­tion­nement de ma per­son­ne face aux êtres à qui je m’adresse. Tra­vailler de cette manière et dans cet état d’esprit est « une cul­ture » en soi. Une façon d’appréhender l’Autre, la vie en société, le tra­vail, la citoyen­neté et mon pro­pre rôle au sein la Cité dans laque­lle je vis. Et cela va bien au-delà de la ques­tion de l’artiste ou du com­porte­ment des insti­tu­tions ou même des poli­tiques menées à cet égard. C’est une manière de me définir moi-même en tant qu’être humain dans ce monde, c’est une « manière d’être » avec les autres et au cœur de ma pro­pre human­ité. Pour moi tra­vailler en envis­ageant la diver­sité cul­turelle n’est donc pas une option. C’est une évi­dence. Une manière de se con­duire en société qui est aus­si fon­da­men­tale qu’être poli ou grossier, civique ou incivique. Et il me sem­ble qu’un pays aus­si diver­si­fié que le nôtre devrait penser la poli­tique cul­turelle et la diver­sité dans ce sens…

Dans mon tra­vail d’artiste, en tant qu’auteure, met­teuse en scène et péd­a­gogue c’est cela que je défends : racon­ter la sin­gu­lar­ité des êtres dans leur entièreté et ten­ter de la ren­dre vis­i­ble. Aus­si, lorsque ce pari est réus­si, j’ai la sen­sa­tion de créer avec l’Autre une cul­ture « nou­velle » et d’atteindre une sorte de mise en com­mun unique, non-repro­ductible ailleurs, basée sur l’interdépendance des diver­sités qui coex­is­tent dans un ensem­ble artis­tique par­fait, excep­tion­nel et rare… Ce qui est pour moi la con­cep­tion par excel­lence de la diver­sité cul­turelle.

Enfin et pour ter­min­er, je n’ai jamais ressen­ti dans le milieu artis­tique que l’on me rédui­sait à mes orig­ines arméni­ennes. Et j’ai finale­ment plus sou­vent ressen­ti de la dis­crim­i­na­tion par le fait d’être une femme que d’être d’origine étrangère, même si j’ai quand même dû faire face à des dis­cours néga­tion­nistes ponctuels, entre autres au niveau insti­tu­tion­nel, parce que la pièce de théâtre que j’avais écrite en 2005 sur le géno­cide des Arméniens n’était pas souhaitable dans la vie cul­turelle belge. Elle remet­tait au goût du jour et sur la table des ques­tions éthiques face à des posi­tions déplorables et par­fois même néga­tion­nistes de cer­tains politi­ciens belges. Toutes les deman­des de sub­sides pour ma pièce de théâtre Papiers d’Arménie ou sans retour pos­si­ble ont été alors refusées mais accordées par ailleurs en France et dans d’autres pays. Le suc­cès de cette pièce de théâtre, ouvrant le dia­logue arméno-turc, n’étant plus à démon­tr­er, j’ai com­pris seule­ment des années plus tard que les frilosités à accueil­lir ce pro­jet (qui a été finale­ment joué en 2007 au Théâtre Le Pub­lic, sans sub­side !) étaient claire­ment en lien avec la posi­tion ambigüe de la Bel­gique par rap­port au géno­cide des Arméniens et face à l’ampleur de l’immigration turque en Bel­gique… Voilà une fois de plus une bien hor­ri­ble manière de réduire les gens à leurs orig­ines et de sous-estimer leur intel­li­gence !

Il est donc évi­dent que tout ce qu’un pays feint d’ignorer, ignore, ne recon­naît pas ou pas entière­ment sera source de dis­crim­i­na­tion d’un côté et de replis iden­ti­taires de l’autre. Mais comme je le dis­ais plus haut j’ai tou­jours refusé de pren­dre cela per­son­nelle­ment et de me posi­tion­ner par rap­port à cet épisode comme une « vic­time » ou de me lim­iter moi-même à mes orig­ines arméni­ennes !

Et je trou­ve qu’il en va aus­si de la respon­s­abil­ité des artistes, qu’ils soient ou ne soient pas d’origine étrangère, de ne pas se piéger eux-mêmes à se définir ou à se laiss­er définir dans cette lim­ite et à tra­vailler à pren­dre leur place dans les milieux artis­tiques. Même si une fron­tière est tracée et qu’elle n’est pas tou­jours sim­ple à cass­er, c’est aus­si aux artistes à l’enfreindre, à la bous­culer et à sor­tir de « l’entre-soi ». N’est pas d’ailleurs la fonc­tion-même de notre méti­er ?

Quoi qu’il en soit, j’espère qu’avec les événe­ments récents et les ques­tion­nements qui en découlent, cer­taines posi­tions poli­tiques évolueront pour que la cohé­sion entre les citoyens soit ren­for­cée et non le con­traire ! C’est une oppor­tu­nité à saisir afin que notre beau pays s’ouvre à des pos­si­bles inen­vis­age­ables aupar­a­vant. Et c’est là mon souhait le plus pro­fond en tant qu’artiste.

Belge, iranienne, d’origine arménienne, Caroline Safarian est née à Ixelles en 1974 et est sortie du Conservatoire de Liège avec un Premier Prix en 1998. Autrice, metteuse en scène, comédienne et pédagogue de théâtre, elle vient de terminer le tournage du film Plein la vue de Philippe Lyon dans lequel elle joue la mère du héros. Après sa pièce de théâtre Papiers d’Arménie ou sans retour possible, Les chaussures de Fadi, Barbares ou encore Requiem pour un naufragé, elle termine l’écriture d’une nouvelle création Les Brûlantes (titre provisoire) en co-écriture avec Dominique Pattuelli qu’elle montera au théâtre de Poche durant la saison 18-19. Elle a donné des cours dans les différentes prisons francophones en Belgique pendant plusieurs années, et anime aujourd’hui des ateliers et donne des cours de théâtre entre autres à la Maison des cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek avec l’ASBL Smoners. Parce que la parole est un outil indispensable et que l’expérience qui a été menée en France a été un succès, Caroline Safarian organise actuellement avec l’ASBL Smoners un concours d’éloquence sur Molenbeek à l’adresse des jeunes de 18 à 24 ans avec la collaboration de l’avocate Gloria Garcia- Fernandez, la comédienne et romaniste Céline Rallet et le comédien Ben Hamidou.
Caroline Safarian participe actuellement au projet CHECK POINT (projet mené par le Théâtre Varia, le Rideau de Bruxelles et le CPAS d'Ixelles)

Présentation le SAMEDI 7 OCTOBRE – 15H30 ET 20H au Petit Varia

  1. Tylor, E. in Sey­mour-Smith, C. (1986) Macmil­lan Dic­tonary of Anthro­pol­o­gy. The Macmil­lan Press LTD ↩︎
Théâtre
Parole d’artiste
Caroline Safarian
76
Partager
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements