Réaffirmer le théâtre comme espace et temps publics.

Théâtre
Réflexion

Réaffirmer le théâtre comme espace et temps publics.

Le 28 Avr 2016
Gabriel David Nieto dans Espejo, Cie José Besprosvany, Théâtre Varia, Bruxelles, 2015. Photo Leif Firnhaber.
Gabriel David Nieto dans Espejo, Cie José Besprosvany, Théâtre Varia, Bruxelles, 2015. Photo Leif Firnhaber.

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Gabriel David Nieto dans Espejo, Cie José Besprosvany, Théâtre Varia, Bruxelles, 2015. Photo Leif Firnhaber.
Gabriel David Nieto dans Espejo, Cie José Besprosvany, Théâtre Varia, Bruxelles, 2015. Photo Leif Firnhaber.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 128 - There are aslternatives!
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Posée à l’origine de la revue Alter­na­tives théâ­trales, la notion d’alternative visait à soutenir des gestes artis­tiques qui se démar­quaient d’un théâtre établi et dom­i­nant. Un « Jeune Théâtre » émergeait alors qui se posait large­ment en rup­ture par rap­port à une hégé­monie – en Bel­gique, celle surtout du Théâtre Nation­al – et à une con­cep­tion de la mise en scène comme illus­tra­tion-con­créti­sa­tion du texte. 

Revendi­quant une écri­t­ure scénique au ser­vice d’une lec­ture des textes, voire une nou­velle dra­maturgie, ces artistes parv­in­rent à trans­former sen­si­ble­ment le champ théâ­tral : de nou­veaux lieux vin­rent accueil­lir de nou­velles esthé­tiques et de nou­velles normes pour le tra­vail artis­tique furent – certes dif­fi­cile­ment – établies. 

Amor Mundi d’après Hannah Arendt, conception et mise en scène Myriam Saduis, Théâtre Océan Nord, Bruxelles, 2015. Photo Serge Gutwirth
Amor Mun­di d’après Han­nah Arendt, con­cep­tion et mise en scène Myr­i­am Saduis, Théâtre Océan Nord, Brux­elles, 2015. Pho­to Serge Gutwirth

Aujourd’hui, il est aisé de se ren­dre compte que le théâtre est entré dans une nou­velle phase de son his­toire. Non seule­ment, une nou­velle généra­tion a émergé, ce qui, en soi, ne con­stitue pas néces­saire­ment un fac­teur de rup­ture ni de trans­for­ma­tion, mais l’ensemble du monde théâ­tral sem­ble tra­vail­lé par des fer­ments d’éclatement. Plusieurs élé­ments vien­nent entamer une norme qui restait, bien que déclinée sous des formes divers­es, celle d’un théâtre de ser­vice pub­lic, d’un théâtre vu comme éman­ci­pa­teur tant par la poé­tique que par la cri­tique dont étaient por­teurs les textes. 

Sou­vent reprise et com­men­tée, l’idée du théâtre devenu un art minori­taire est désor­mais un fait. Au sein des mon­des artis­tiques, pour des raisons tant socio-économiques qu’en regard d’une cer­taine hybrid­ité esthé­tique (le théâtre n’est ni lit­téra­ture, ni vidéo, ni musique par exem­ple, mais explore large­ment les inter­sec­tions pos­si­bles avec ces mon­des), le théâtre fait un peu fig­ure d’exception. Et si l’on choisit de le con­sid­ér­er davan­tage comme un diver­tisse­ment, force est de con­stater qu’il est rude­ment con­cur­rencé par le ciné­ma et par le web. Large­ment décen­tré dans le champ cul­turel, le théâtre gagne, comme le défend Jean-Marie Piemme, une lib­erté nou­velle, celle d’expérimenter sans con­traintes et sans lim­ites. Néan­moins, un prob­lème se pose quant aux con­di­tions néces­saires au « faire théâtre ». Et c’est en regard de ces con­di­tions que la ques­tion de l’alternative doit être posée. 

Valérie Gimenez et Charles Culot dans Nourrir l’Humanité, c’est un métier, Compagnie Art & tça, Théâtre National, Bruxelles, 2014. Photo Olivier Laval.
Valérie Gimenez et Charles Culot dans Nour­rir l’Humanité, c’est un méti­er, Com­pag­nie Art & tça, Théâtre Nation­al, Brux­elles, 2014.
Pho­to Olivi­er Laval.

En tant que pra­tique sociale, le théâtre néces­site en effet des con­di­tions matérielles impor­tantes puisqu’il requiert un lieu, un per­son­nel, un dis­posi­tif d’accueil du pub­lic etc. Tout cela génère une économie spé­ci­fique d’autant que, en regard de la stricte logique com­mer­ciale, la vente d’un spec­ta­cle ne vient qua­si jamais équili­br­er les coûts de pro­duc­tion. Certes, le théâtre a la par­tic­u­lar­ité de pou­voir se faire partout et même sans véri­ta­bles moyens matériels. Il peut être un art pau­vre (Boal), être nomade (Com­me­dia dell’arte) ou diver­tir les pas­sants sur les ponts (comme à l’époque de Molière)… Il peut sur­gir ici, mourir là-bas, il aura existé pour ceux qui l’auront vu, écouté, (re)-senti… Et même si, aujourd’hui à l’heure du virtuel, d’aucuns s’interrogent sur sa survie, il y a fort à pari­er que sa pra­tique se per­pétuera parce qu’il est une mise en rela­tions de corps vivants par le biais de mots, d’idées et de formes sen­si­bles. 

Néan­moins, ses par­tic­u­lar­ités l’ont sans cesse placé dans un rap­port aux pou­voirs assez mar­qué. Sur­veil­lé et util­isé par les monar­ques et les religieux, il devint, dans les cap­i­tales européennes du XIXe siè­cle, un diver­tisse­ment poten­tielle­ment rentable, ce qui l’aliéna au marché1. Le développe­ment des États mod­ernes con­duisit, à l’issue d’une péri­ode de débats et de com­bats poli­tiques, à l’établissement du principe de sub­ven­tion publique. Mais dans ce cas, comme par le passé, une notion d’échange demeure au fonde­ment de l’obtention et de l’attribution des con­di­tions au « faire théâtre ». De Molière à Vilar en pas­sant par Mey­er­hold, qu’il s’agisse de con­tribuer au ray­on­nement de l’État ou de la Révo­lu­tion, le théâtre con­quiert ses moyens d’existence en échange d’un ser­vice. La vis­i­bil­ité de cet échange se perd certes un peu à par­tir de la deux­ième moitié du XXe siè­cle où, à la faveur de l’autonomisation des mon­des artis­tiques par rap­port aux pou­voirs en place et au marché, l’idée d’un théâtre de ser­vice pub­lic tend à mas­quer la dimen­sion con­tractuelle sous le mythe de la lib­erté créa­trice pré­cisé­ment garantie par la sub­ven­tion publique. Rap­pelons tout de même que Jean Vilar, lorsqu’il prend la tête du Théâtre Nation­al Pop­u­laire, est mis­sion­né par le Min­istère de l’Éducation Nationale et est per­son­nelle­ment respon­s­able de la réus­site de l’entreprise. Une réus­site qui, vu le rap­port entre l’ampleur du lieu à faire vivre et la sub­ven­tion octroyée, ne pou­vait que se fonder sur le pub­lic. Et la mis­sion con­sis­tait, en effet, en par­tie pour ten­ter de répar­er les déchirures de la guerre, à touch­er le plus large­ment pos­si­ble le pub­lic-peu­ple. L’utopie vilar­i­enne d’un théâtre conçu pour l’émancipation du pub­lic et prenant la même impor­tance sociale que le gaz et l’électricité ont par­fois fait oubli­er qu’il s’agissait là d’une caté­gorie de poli­tique cul­turelle publique. 

Yvette Poirier, Véronique Dumont et Héloïse Jadoul dans Wijckaert, une bombe, de Martine Wijckaert, Théâtre de La Balsamine, Bruxelles, 2016. Photo Hichem Dahes.
Yvette Poiri­er, Véronique Dumont et Héloïse Jadoul dans Wijck­aert, une bombe, de Mar­tine Wijck­aert, Théâtre de La Bal­samine, Brux­elles, 2016. Pho­to Hichem Dah­es.

Aujourd’hui, à l’heure où le néo-libéral­isme monop­o­lise de plus en plus l’espace pub­lic et tend à y escamot­er les posi­tions poli­tiques non fondées sur des impérat­ifs de pro­duc­tiv­ité et de rentabil­ité quan­tifiés, après plus de soix­ante ans où le théâtre s’est inscrit dans la société large­ment en fonc­tion du paramètre de « ser­vice pub­lic », ce dernier tend à s’évider. Plus spé­ci­fique­ment, le théâtre perd pro­gres­sive­ment ce qui le fondait en valeur pour la col­lec­tiv­ité et lui don­nait autorité pour par­ticiper à la struc­tura­tion de l’espace pub­lic. Cet « évide­ment » est certes l’effet d’une idéolo­gie qui se dis­sémine en opérant sur les cadres de per­cep­tion de l’homme et du monde au point qu’il devient pos­si­ble de chercher à sub­stituer au « théâtre pour tous », l’idée d’un « théâtre pour cha­cun » comme le ten­ta Frédéric Mit­ter­rand lorsqu’il était min­istre sous Nico­las Sarkozy. Si, cette fois, le tra­vail idéologique a pu être ramené dans la vis­i­bil­ité du « jeu » poli­tique et donc faire l’objet de débats et de luttes, en Bel­gique pour­tant, les critères d’évaluation font de plus en plus large­ment place à la norme quan­ti­ta­tive, celle du nom­bre de spec­ta­teurs et du taux de rem­plis­sage des salles. L’impact pub­lic et l’effet sur le pub­lic ten­dent ain­si à devenir une ques­tion d’audience détachée des enjeux de la rela­tion à l’œuvre et à l’artiste. Le risque est alors de voir s’imposer les pra­tiques de mar­ket­ing et de sub­stituer l’unique injonc­tion de l’événement médi­a­tique à tout ce que peut représen­ter la pra­tique artis­tique – en l’occurrence celle du théâtre – dans une société don­née. 

Lari dans Europeana de Patrik Ourednik, mise en scène Virginie Thirion, Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles, 2015. Photo Alice Piemme.
Lari dans Euro­peana de Patrik Oured­nik, mise en scène Vir­ginie Thiri­on, Théâtre Les Tan­neurs, Brux­elles, 2015.
Pho­to Alice Piemme.
Raymond Delepierre et Isabelle Dumont dans Intérieur voix de Delphine Salkin, Le Rideau, Bruxelles, 2014. Photo Herman Sorgeloos.
Ray­mond Delepierre et Isabelle Dumont dans Intérieur voix de Del­phine Salkin, Le Rideau, Brux­elles, 2014.
Pho­to Her­man Sorgeloos.

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Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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