She she pop et Thomas Ostermeier

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She she pop et Thomas Ostermeier

Le traitement de la voix dans la mise en scène allemande contemporaine

Le 3 Juil 2012

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Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

QUELLE FONCTION pour­rait avoir la voix au théâtre si on ne la rendait plus esclave de la nar­ra­tion dra­ma­tique ? Quel champ de pos­si­bil­ités s’ouvrirait alors pour elle et pour ses audi­teurs ?
Dans TESTAMENT du groupe She She Pop et CRAVE de Sarah Kane mis en scène par Thomas Oster­meier, la voix ne joue plus le rôle du dia­logue entre les per­son­nages dra­ma­tiques. She She Pop et Oster­meier s’interrogent sur le lien entre la voix et le corps, en exposant sa matéri­al­ité et sa musi­cal­ité et explorent les change­ments apparus dans la per­cep­tion audi­tive par l’emploi de dif­férentes tech­nolo­gies1.
She She Pop est un groupe de per­formeuses créé en 1998 à l’université de Gießen en Alle­magne. Ses mem­bres tra­vail­lent en col­lec­tif, loin de la struc­ture hiérar­chique qu’on trou­ve dans les théâtres sub­ven­tion­nés par l’État ou les villes. La démarche orig­i­nale du groupe est de presque tou­jours inclure le pub­lic dans la con­cep­tion du spec­ta­cle comme dans le cours de la représen­ta­tion. De ten­dance fémin­iste, le groupe était con­sti­tué au départ unique­ment de femmes et s’est ouvert aux hommes par la suite. En 2011, la troupe She She Pop a été invitée à présen­ter TESTAMENT au fes­ti­val The­atertr­e­f­fen de Berlin, l’un des plus impor­tants fes­ti­vals du théâtre ger­manophone.

Le ROI LEAR : l’importance de peser ses mots

La pre­mière scène du ROI LEAR de Shake­speare sert de matéri­au de départ au spec­ta­cle TESTAMENT2 (2010); elle est exem­pla­tive du pou­voir de séduc­tion que peut exercer une voix « flat­teuse » et des effets qu’elle peut pro­duire si on s’en mon­tre dupe. Cette scène a été choisie par les mem­bres du groupe She She Pop pour leur per­me­t­tre d’aborder avec leurs véri­ta­bles pères le con­flit des généra­tions représen­té dans le ROI LEAR. Ils inscrivent leurs pro­pres biogra­phies dans le texte de Shake­speare, s’attaquant à des sujets intimes comme l’héritage ou le besoin crois­sant de soin et d’assistance néces­saire aux per­son­nes âgées. En trans­posant à notre époque les con­flits et prob­lèmes du vieux Lear, ils dressent un tableau de la société mod­erne, de plus en plus vieil­lis­sante, où toute rela­tion est soumise à un cal­cul économique.
Comme dans la pièce de Shake­speare, le spec­ta­cle est divisé en cinq par­ties. Le texte shake­spearien est pro­jeté sur un mur et les scènes-clé entre le Roi Lear et ses filles sont lues à haute voix. Les répliques de Lear sont réc­itées par les trois pères et celles des trois soeurs par les mem­bres de She She Pop. Ils les lisent lente­ment, sans émo­tion ni into­na­tion. Cette neu­tral­ité de ton per­met de ne pas se laiss­er emporter par l’orateur et son dis­cours : les trois pères et les mem­bres de She She Pop ne veu­lent pas jouer Lear et ses filles. Ils ten­tent à par­tir de cette forme d’interprétation de com­par­er leurs pro­pres prob­lèmes aux con­flits vécus par les per­son­nages de Shake­speare.

La voix : une biogra­phie

La pronon­ci­a­tion neu­tre rend toute sa force et son intel­li­gi­bil­ité au texte de Shake­speare : comme il évite le ton pathé­tique, il per­met de démas­quer les tirades flat­teuses et men­songères des deux filles aînées. L’absence d’intonation invite le pub­lic à se con­cen­tr­er davan­tage sur la matéri­al­ité des voix, qui nous don­nent des indi­ca­tions sur les biogra­phies des per­formeurs3.
Les pères, qui ne sont pas acteurs de pro­fes­sion, ont besoin de micros pour pou­voir être com­pris. Les micros leur per­me­t­tent de par­ler de façon « naturelle », assurent la com­préhen­sion de leurs voix âgées par­fois « flot­tantes » et des accents qui révè­lent leurs orig­ines. À un moment du spec­ta­cle, l’un des pères demeure sans voix au milieu de l’interprétation d’une chan­son. Cette absence de la voix, son car­ac­tère éphémère soulig­nent l’humanité du pro­tag­o­niste comme les accents souabes et grecs celles de deux des trois pères.
Au cours du spec­ta­cle, on décou­vre leurs orig­ines et les raisons pour lesquelles il est telle­ment impor­tant pour eux que les prochaines généra­tions con­tin­u­ent à pra­ti­quer les tra­di­tions de leurs pays natals. En revanche, les voix des mem­bres de She She Pop ont été épurées de toutes traces de leurs accents d’origine et n’ont pas besoin de micro pour être com­pris par les spec­ta­teurs.
Par le vocab­u­laire util­isé, les voix four­nissent aus­si des infor­ma­tions sur le milieu social des pères. L’un des pères étant physi­cien, il essaie de traduire le désir de Lear d’échanger sa richesse con­tre l’amour de ses filles par une équa­tion dif­féren­tielle. Le sec­ond père, qui vient de Grèce, tente de trou­ver une expli­ca­tion au com­porte­ment de Lear dans les antiques tragédies grec­ques. Le troisième père, archi­tecte, des­sine le plan d’une cham­bre pou­vant s’adapter à toutes sortes d’habitations et la déclare par­faite pour l’hébergement des per­son­nes âgées qui dépen­dent de l’assistance de leurs familles.

La voix : un pont entre intim­ité et dis­tan­ci­a­tion

Plusieurs fois pen­dant le spec­ta­cle, She She Pop et leurs pères met­tent des casques et écoutent les enreg­istrements des pre­mières répéti­tions du spec­ta­cle. Ces enreg­istrements ne sont pas per­cep­ti­bles directe­ment par le pub­lic. Cepen­dant, She She Pop et leurs pères répè­tent la dis­cus­sion qu’ils enten­dent à tra­vers les écou­teurs. Ils ne par­lent pas tous en même temps, cha­cun répète ses pro­pres mots. Et pour­tant, on peut douter que ce qu’ils recon­stru­isent devant le pub­lic en temps réel soit iden­tique à la dis­cus­sion orig­i­nale.
Comme ils doivent d’abord écouter l’enregistrement pour pou­voir le répéter, des paus­es s’instaurent entre les dif­férentes répliques. Ils font des efforts vis­i­bles pour répéter simul­tané­ment les dis­cus­sions enreg­istrées. Ces efforts se ressen­tent aus­si dans leurs voix. Con­cen­trés sur la répéti­tion de leurs pro­pres paroles, et donc sur le con­tenu de ces paroles, ils nég­li­gent l’interprétation. Par con­séquent, la mélodie des phras­es n’est plus ni naturelle ni sincère. Cette dis­tan­ci­a­tion ouvre une mul­ti­tude d’interprétations. Le décalage tem­po­raire n’indique pas seule­ment le laps de temps entre le moment où l’enregistrement a été fait et le moment de la représen­ta­tion, mais aus­si l’évolution de leurs juge­ments depuis le début du pro­jet.
Les dis­cus­sions tour­nent autour de la con­cep­tion du pro­jet : les pères se défend­ent avec véhé­mence, soulig­nant qu’ils ne parta­gent pas tout à fait le point de vue de Lear et qu’ils ne veu­lent pas être for­cés à jouer un rôle dans lequel ils ne se recon­nais­sent pas. Au lieu d’être les adver­saires de leurs enfants, ils se con­sid­èrent plutôt comme leurs parte­naires. On sent qu’ils éprou­vent de la gêne à exprimer leurs prob­lèmes per­son­nels et intimes devant un pub­lic. Ils préfèrent le faire dans un espace privé. Heureuse­ment, aucune de leurs inquié­tudes n’est fondée : dans le spec­ta­cle, ils ne jouent pas les adver­saires, et ne sont pas livrés au pub­lic grâce aux effets de dis­tan­ci­a­tion pro­duits par la forme choisie.

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