Théâtre à flux tendu

Compte rendu
Théâtre
Parole d’artiste

Théâtre à flux tendu

Le 2 Juil 2012
Article publié pour le numéro
Couverture numéro 113_113 - Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre
113 – 114

DANS LES ANNÉES qua­tre-vingt, au creux de nos canapés, nous avons com­mencé à zap­per. Au mieux, le téléspec­ta­teur est devenu son pro­pre chef-mon­teur, assem­blant et ré-assem­blant des images au hasard, des bribes de pro­pos ou de nar­ra­tions, péné­trant bru­tale­ment dans des atmo­sphères con­trastées, s’en extrayant tout aus­si bru­tale­ment pour en inve­stir d’autres. Au pire, l’œil dis­trait et paresseux est devenu inca­pable de regarder et s’est peu à peu habitué à voir défil­er des rubans mul­ti­col­ores devant sa rétine. Dans les deux cas, la télévi­sion s’était dé-rit­u­al­isée, était dev­enue l’anti-cinéma et non pas son pro­longe­ment démoc­ra­tisé.
Dans les années deux mille, droits sur nos chais­es de bureau, nous avons com­mencé à surfer. Au mieux, le lecteur est devenu son pro­pre bib­lio­thé­caire, son pro­pre inves­ti­ga­teur, allant chercher l’information à la source, décou­vrant de nou­veaux émet­teurs insoupçon­nés, alliant le sérieux au ludique. Au pire, l’attention s’est per­due en chemin, glis­sant molle­ment d’un lien fan­tai­siste à une des­ti­na­tion dérisoire. Dans les deux cas, l’accès à l’information s’était poten­tielle­ment vu démul­ti­plié, son hasardi­s­a­tion aus­si.

Aujourd’hui, dans nos canapés, sur nos chais­es de bureau, dans la rue ou dans le métro, les time­lines de nos tablettes ou de nos télé­phones nous offrent un flux per­ma­nent de textes, d’images et de sons.
Se pencher sur les modes d’accès aux con­tenus ne préju­gent évidem­ment rien de la qual­ité de ceux-ci. On peut zap­per d’une émis­sion de télé-réal­ité à un film de Tarkovs­ki, ou entre deux émis­sions de télé-réal­ité, ou entre deux films de Tarkovs­ki. On peut surfer du site du Monde à celui de Voici, ou entre deux vidéos de « LOL­Cats » sur You Tube, ou entre le site des Archives et Musée de la Lit­téra­ture et celui d’Alter­na­tives théâ­trales. Et, quoi qu’on l’oublie sou­vent en ces temps audi­ma­tisés où chaque clic pèse son poids de recettes pub­lic­i­taires, le fait d’accéder à ces con­tenus ne sup­pose pas la cau­tion ou l’approbation de celui qui y accède.

Du 15 au 17 mars derniers, le Théâtre Nation­al pro­gram­mait en ses murs la deux­ième édi­tion du Fes­ti­val XS. Con­sacré aux formes cour­tes, la man­i­fes­ta­tion présen­tait chaque soir et trois soirs de suite dix-huit spec­ta­cles, éparpil­lés dans tous les espaces de la Mai­son. Le soir du 17 mars, j’y ai vu suc­ces­sive­ment KUDDUL TUKKI d’Armel Rous­sel, FLASH FLOW 1 d’Anne Thuot, BRIGITTE de Jean-Benoît Ugeux et AU SANGLIER DES FLANDRES de Bernard Van Eeghem, qua­tre formes con­trastées, cha­cune auda­cieuse et tonique, de vraies réus­sites, cha­cune dans leur style.

Pour­tant, deux mois plus tard, ce qui me reste avant toute chose de cette soirée, ce n’est ni l’ironie ravageuse des acteurs de Rous­sel, ni la force ludique de la bande d’Anne Thuot, ni l’intrigue déduite des accents wal­lons d’Ugeux, ni même la ter­ri­ble image finale peinte et tra­ver­sée par Van Eeghem sur scène. Ce qui me reste, c’est une course con­tre la mon­tre dans les couloirs du Nation­al. L’impossibilité d’échanger, l’impossibilité de sor­tir du moment, parce qu’il faut entr­er dans un autre. Ce qui me reste, c’est cette étrange impres­sion lorsque, assis dans la salle du spec­ta­cle 2 alors que la lumière s’éteint, on se sent encore totale­ment dans le spec­ta­cle 1, dans son énergie, dans son rythme, dans son rap­port au monde, et qu’on se demande, finale­ment, ce qu’on fout là… Puis rebe­lote entre 2 et 3 et entre 3 et 4. Ce qui me reste, c’est la time­line de la soirée, le flux qui passe, dans lequel j’ai pioché et assem­blé quelques instants théâ­traux.

Pro­pos­er dix-huit spec­ta­cles par soir sous un seul toit, tout aus­si bons soient-ils (et c’était le cas ici), c’est don­ner au spec­ta­teur l’illusion du choix. Le temps théâ­tral est un temps intime­ment humain. Il dif­fère de celui de la télé­com­mande et de la souris. Au-delà des con­sid­éra­tions économiques qui expliquent rationnelle­ment l’organisation de ce type de soirée – voir beau­coup de propo­si­tions artis­tiques en un seul lieu et un seul moment con­stitue un gain évi­dentde temps, donc d’argent, pour celui qui pro­gramme comme pour le fes­ti­va­lier, qu’il soit pro­fes­sion­nel, poten­tielle­ment acheteur, ou sim­ple spec­ta­teur –, la ques­tion que pose ce type de pro­gram­ma­tion théâ­trale (XS est loin d’être un cas isolé) est celle de la place du théâtre à l’heure de la révo­lu­tion numérique.
Lorsque la Friche de la Belle de mai (Mar­seille) lance ces jours-ci son fes­ti­val « 48h Chrono », pro­posant plus de quar­ante événe­ments sur un même site en un week-end, c’est la même dynamique qui opère. Et, tant pour les équipes artis­tiques que pour les spec­ta­teurs, il faut admet­tre que la for­mule séduit : de la fric­tion de ces oeu­vres sem­ble naître quelque chose de neuf, 1 + 1 = 3, comme lors d’un « bon zap­ping » ou d’un surf heureux.

D’une rela­tion tra­di­tion­nelle­ment « ver­ti­cale » aux con­tenus (oeu­vres ou infor­ma­tions), le développe­ment tech­nologique nous a peu à peu habitué à dévelop­per une rela­tion « hor­i­zon­tale » : nous ne sommes plus assu­jet­tis par la posi­tion écras­ante du con­tenu ; il nous parvient en flux, nous sommes amenés à le choisir, à le partager, le com­menter, voire à le mod­i­fi­er.
Une telle rela­tion est-elle pos­si­ble, souhaitable, au théâtre ? Cette remise en cause, rad­i­cale, de l’instant théâ­tral est-elle, à terme, viable ?

Il y a deux ans, dans le spec­ta­cle CAPITAL CONFIANCE, con­sacré à la crise économique par le col­lec­tif Tran­squin­quen­nal et le groupe Toc, un dis­posi­tif ini­tiale­ment conçu pour point­er l’impact d’actes isolés sur la col­lec­tiv­ité, per­me­t­tait indi­recte­ment de ques­tion­ner la pos­si­bil­ité même de l’interactivité con­tem­po­raine au théâtre. Un grand pan­neau lumineux pourvu d’un gros bou­ton rouge était instal­lé sur scène à chaque représen­ta­tion. Sur ce pan­neau il était écrit en toutes let­tres « Pour arrêter le spec­ta­cle, appuyez ici », bien vis­i­ble de tous. Lorsque, cer­tains soirs, un spec­ta­teur se lev­ait et, en toute inno­cence, appuyait sur le bou­ton, les acteurs ces­saient instan­ta­né­ment de jouer et venaient saluer. De l’impossibilité du théâtre au temps du web 2.0…

Il y a belle lurette que le théâtre est anachronique, périphérique, que sa marche pro­pre dif­fère de celle de la marchan­di­s­a­tion du monde. Il faut se rap­pel­er que c’est là sa force, la con­di­tion de sa puis­sance et de sa per­ti­nence.
Déjà, en 1984, alors que nous com­men­cions à peine à zap­per, Jean-Marie Piemme écrivait : « Le théâtre aujourd’hui : moins de pres­tige, moins de pou­voir sym­bol­ique, mais une plus grande jouis­sance de l’inconnu. Il explore sa rela­tion au réel plus qu’il ne cherche à la fig­ur­er, il hésite sur sa nature, sa fonc­tion, ses pos­si­bil­ités, il fait de son infor­tune sociale une ver­tu esthé­tique et son excen­tric­ité lui assure une forte capac­ité cri­tique »1.

  1. Du théâtre comme art minori­taire, LE SOUFFLEUR INQUIET, Alter­na­tives théâ­trales 20 – 21, décem­bre 1984, p. 44. ↩︎
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Antoine Laubin
Festival XS
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Antoine Laubin
Antoine Laubin
Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.Plus d'info
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