Le public est mort. Vive le Public ! Le mauvais spectateur, entre politique et poétique

Théâtre
Réflexion

Le public est mort. Vive le Public ! Le mauvais spectateur, entre politique et poétique

Le 26 Avr 2013
Paul Delaroche, Représentation au bénéfice des journaliste républicains. M. Strauss, sénateur de l’association. © Bibliothèque nationale de France.

A

rticle réservé aux abonné.es
Paul Delaroche, Représentation au bénéfice des journaliste républicains. M. Strauss, sénateur de l’association. © Bibliothèque nationale de France.
Article publié pour le numéro
116

Pro­logue

IL FAUT que je m’explique sur ce titre et son jeu de mots : le pre­mier « pub­lic », c’est évidem­ment celui du théâtre, qui est « mort ». Le deux­ième, avec la majus­cule hélas !, est bien vivant : il est ce qu’on appelle le pou­voir Pub­lic mais, il ne faut pas exagér­er, car – en réal­ité – c’est plutôt l’administration publique et sa poli­tique de pro­tec­tion et/ou d’indifférence envers le théâtre. En Ital­ie – mais non seule­ment en Ital­ie – il s’agit d’une poli­tique cul­turelle en même temps hyp­ocrite et débor­dante qui est aujourd’hui la plus puis­sante et total­isante médi­a­tion entre le Théâtre et son pub­lic.

Pre­mier acte. Le pub­lic est mort.

1.
Or, le pub­lic est mort – je l’affirme. Rien de nou­veau. Ce n’est pas la pre­mière fois mais la dernière. Peut-être l’ultime, la défini­tive (on ne sait pas).
Ce n’est pas un désas­tre ni un scan­dale. Le pub­lic et « son » théâtre est mort plusieurs fois : il faudrait dire que, comme il est vivant, il doit aus­si mourir de temps en temps. C’est enfin sa mort qui cer­ti­fie sa vie. En effet, si l’on réca­pit­ule les nom­breuses « orig­ines » du théâtre occi­den­tal, tout le long de notre His­toire on s’aperçoit qu’entre l’une et l’autre il y a eu une pause, un vide pour ain­si dire « sans théâtre » ou mieux « sans pub­lic ». On se rap­pelle d’une orig­ine grecque ou mythique, d’une orig­ine médié­vale ou légendaire, d’une orig­ine baroque et finale­ment « his­torique », qui nous a enfin don­né l’édifice et l’espace scénique encore con­ven­tion­nelle­ment recon­nus et encore mal et mal­heureuse­ment util­isés. Mais il faudrait ajouter – par­mi les orig­ines – aus­si la « réforme » ou la « recherche » du XXe siè­cle, une véri­ta­ble coupure et une nou­veauté extra­or­di­naire qui a changé aus­si bien le Théâtre que son His­toire : elle a en effet révo­lu­tion­né surtout le rap­port entre l’art scénique et le pub­lic, pour ain­si dire en ren­ver­sant la logique sociale en faveur de la poé­tique artis­tique, « pour la pre­mière fois » !
Dès ce moment-là, jusqu’à présent, Crise et Cri­tique sont les mots-clefs d’un change­ment de rela­tion entre les artistes et le pub­lic : une rela­tion qui ne respecte plus l’ancienne cor­re­spon­dance entre le jeu et l’amusement ou, si l’on veut, la « naturelle » soumis­sion de la scène à l’approbation de la salle. Une Crise per­pétuelle et une Cri­tique rigoureuse ani­ment de l’intérieur la recherche théâ­trale tan­dis que – à l’extérieur – elles devi­en­nent les ter­mes épou­vanta­bles qui mar­quent son détache­ment du pub­lic (d’un très grand, d’un trop grand pub­lic qu’on appelle « audi­ence »!). Pen­dant le siè­cle passé et jusqu’à présent, le rap­port entre le théâtre et le pub­lic est car­ac­térisé par la jux­ta­po­si­tion d’une inces­sante vie artis­tique et une fati­gante survie sociale : bref, renais­sance artis­tique et ago­nie sociale for­ment un oxy­more qui déter­mine une sit­u­a­tion où le théâtre peut encore chercher son pub­lic mais le pub­lic n’a plus aucun intérêt à avoir son théâtre.
Jusqu’ici, le pub­lic a eu un rôle et une respon­s­abil­ité énormes dans l’histoire vitale et mortelle du théâtre. Si l’on regarde de plus près les orig­ines dont on a par­lé, le pub­lic a été presque tou­jours la source pri­maire de l’institution théâ­trale : c’était la Polis grecque et puis l’Église médié­vale et encore la Cour et enfin la Ville de la bour­geoisie qui ont pro­posé leur théâtre, tou­jours comme « le lieu du regard » qui entoure et cap­ture une scène chaque fois adap­tée aux exi­gences que le pub­lic lui a pro­posées dans les dif­férents théâtres des dif­férentes épo­ques. Et la vraie dif­férence de celle que j’ai nom­mé comme la plus récente orig­ine (celle du XXe siè­cle ou de la réforme qu’on peut appel­er « la tra­di­tion des avant-gardes » à par­tir de Stanislavs­ki) a été que, pour la pre­mière fois, le théâtre vient d’être organ­isé et juste­ment refor­mé à par­tir de la scène et non plus de la salle. Tout ça, à par­tir d’un « statut d’art » que le théâtre n’avait jamais eu : un statut par con­tre obtenu – il faut le répéter – dans l’époque qui a vu sa déca­dence sociale ou bien sa pro­gres­sive mar­gin­al­i­sa­tion, parce que les autres moyens et lan­gages spec­tac­u­laires bien plus puis­sants et dom­i­nants lui ont volé l’ancienne cen­tral­ité ou hégé­monie de « représen­ta­tion ». Pour la pre­mière fois, c’est la scène qui domine et déter­mine les con­di­tions et les con­ven­tions de la récep­tion. Une révo­lu­tion qui a provo­qué d’emblée la énième mort du Pub­lic (celui du XIXe) et la nais­sance d’un nou­veau Spec­ta­teur : l’invention ou l’individualisation d’un spec­ta­teur qui a été célébrée comme une libéra­tion – et non pas comme une frag­men­ta­tion – du pub­lic même.

2.
Joseph Roth, avec acri­monie plutôt qu’avec nos­tal­gie, réca­pit­ule – dans ses notes de voy­age – les trans­for­ma­tions les plus impor­tantes du nou­veau spec­ta­teur du XXe siè­cle : le théâtre a aban­don­né la « solen­nité », « le pub­lic a l’odeur de la masse », « c’est un pur hasard si nous sommes venus au théâtre »1. Ces trois affir­ma­tions suff­isent pour cern­er le change­ment de la cul­ture et de la société con­tem­po­raines : c’est-à-dire de la cul­ture de masse et de la société de con­som­ma­tion. La perte de la « solen­nité » (on pour­rait dire de la fes­tiv­ité qui car­ac­téri­sait l’événement mais aus­si l’amusement spec­tac­u­laire) ; l’irruption en salle d’un vaste pub­lic d’intrus (un pub­lic nou­veau et virtuelle­ment illim­ité) ; et finale­ment l’indifférence pour le genre de spec­ta­cle choisi, car en 1927 et même dans la Russie social­iste on était déjà à l’aube d’un marché cul­turel et spec­tac­u­laire plus ample, régi par la ver­tu de l’abondance et enfin par la norme de l’interchangeabilité.
À pro­pos de la Nais­sance du nou­veau spec­ta­teur, on pour­rait répéter les approches néga­tives comme des approches pos­i­tives. Les trois car­ac­téris­tiques men­tion­nées peu­vent en effet devenir les emblèmes orgueilleux d’une nou­velle généra­tion de spec­ta­teurs-con­som­ma­teurs qui se sont libérés des con­ven­tions pous­siéreuses et qui s’approchent indi­vidu­elle­ment du théâtre, en instau­rant des rela­tions pour ain­si dire per­son­nelles et, à la lim­ite, « intimes ».
Il faut recon­naître que dans l’actuel et illim­ité hyper­marché des spec­ta­cles, la rela­tion indi­vidu­elle est en effet l’autre face de la con­som­ma­tion mas­sive. L’art scénique et ses nou­velles propo­si­tions s’engagent de plus en plus vers cette direc­tion et par­fois réalisent une véri­ta­ble « réforme » du pub­lic : il ne s’agit plus de refaire ou de rêver une fausse com­mu­nauté mais de s’étendre et de cap­tur­er un vrai réseau où chaque spec­ta­teur se trou­ve dans la plu­ral­ité du pub­lic seule­ment par effet de sa rela­tion sin­gulière avec le spec­ta­cle. C’est-à-dire, les liaisons qui se for­ment entre la scène et chaque spec­ta­teur pour­ront enfin nous don­ner la sen­sa­tion de for­mer un pub­lic, et cepen­dant – c’est très impor­tant de le soulign­er – on n’est plus « la société qui va au théâtre » mais « le social du théâtre », à savoir le résul­tat d’une socia­bil­ité occa­sion­nelle et momen­tanée qui appar­tient au théâtre : à ce théâtre-là, à ce spec­ta­cle qu’on est allé voir, et aus­si aux artistes qu’on a décidé de ren­con­tr­er. De « con­som­mer » enfin. Pourquoi pas ?

3.
Il serait trop long et com­pliqué (dans le cadre d’un bref essai) d’analyser l’histoire récente de « la rela­tion entre l’acteur et le spec­ta­teur » : il suf­fit pour­tant de recon­naître qu’un de ses fruits – peut être le plus impor­tant – a été juste­ment le Bon Spec­ta­teur. Et, avant de par­ler du « mau­vais spec­ta­teur », il faut se rap­pel­er de son con­traire : le spec­ta­teur qui naît et qui se forme dans la rela­tion avec les artistes bien avant la rela­tion avec leur spec­ta­cle, qui espi­onne le proces­sus créatif pen­dant qu’il jouit du pro­duit spec­tac­u­laire, qui se recon­naît par­tic­i­pant de l’événement, mais encore plus d’une « cul­ture théâ­trale » qui a réus­si à se sub­stituer à l’ancienne « société théâ­trale », en dévelop­pant une autonomie de l’art scénique presque sub­stantielle et qua­si struc­turelle.
Le bon spec­ta­teur est celui qui sait atten­dre le mir­a­cle et respecter le tra­vail d’un art dif­fi­cile et sou­vent impuis­sant… Il est celui qui offre le cadeau de son atten­tion et con­naît la méth­ode pour ren­dre active une sorte de créa­tiv­ité stim­ulée par la créa­tion scénique, s’il y a et quand il y a une créa­tion vraie et effi­cace… Etc., etc.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Réflexion
2
Partager
Piergiorgio Giacchè
Piergiorgio Giacchè enseigne l’Anthropologie du théâtre et du spectacle à l’Université de Perugia (Italie) et...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements