Le spectateur de l’Antiquité tardive sous le signe du mauvais œil Église et Théâtre

Théâtre
Réflexion

Le spectateur de l’Antiquité tardive sous le signe du mauvais œil Église et Théâtre

Le 25 Avr 2013
Fig. 2 : Détail de la mosaïque figurant un banquet à Carthage avec des jongleurs des musiciens et des saltimbanques, XXe siècle, Musée Bardo, Tunis. Photo Stefana Pop-Curseu.

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Fig. 2 : Détail de la mosaïque figurant un banquet à Carthage avec des jongleurs des musiciens et des saltimbanques, XXe siècle, Musée Bardo, Tunis. Photo Stefana Pop-Curseu.
Article publié pour le numéro
116

PARLER de « bons » ou de « mau­vais » spec­ta­teurs implique un juge­ment de valeur et un set de normes qui posent les lim­ites et le cadre du débat, fluc­tu­ant en fonc­tion du con­texte his­torique, soci­ologique, religieux, cul­turel du phénomène théâ­tral analysé. En ce sens, le mau­vais spec­ta­teur de l’Antiquité ne sera pas le même que celui du Moyen Âge et un bon spec­ta­teur d’un point de vue soci­ologique ne le sera pas for­cé­ment d’un point de vue religieux. Quel est le cas des spec­ta­teurs de théâtre des pre­miers siè­cles chré­tiens ? Et pourquoi par­ler de L’Église et du Théâtre sous le signe du mau­vais œil ? Parce que nous avons ici une rela­tion sem­blable à ce que les eth­no­logues ont pu saisir et décrire au niveau de cer­taines com­mu­nautés, où la per­son­ne fixée par un regard étranger, la per­son­ne qui fascine ou qui est trop enviée, se trou­ve en dan­ger. Car le regard chargé de néga­tiv­ité est sou­vent un regard séduit avant d’être un regard qui vole, nie, détru­it, tout en voulant s’approprier les qual­ités vues chez l’autre. Le mau­vais œil est aus­si une ques­tion de puis­sance, de rap­port de forces, d’une guerre muette, sou­vent peu loyale.
Ain­si, dans notre cas, le développe­ment de la rela­tion Église-théâtre au cours des pre­miers siè­cles après Jésus-Christ nous per­met de dis­tinguer trois phas­es qui s’entrecoupent en per­ma­nence : la fas­ci­na­tion, la destruc­tion et la trans­fig­u­ra­tion.

1. La fas­ci­na­tion

Le pub­lic de l’Antiquité, on le sait, se car­ac­térise prin­ci­pale­ment par son hétérogénéité et son engoue­ment pour les spec­ta­cles (fig. 1) qui étaient d’une grande var­iété : théâtre de texte (tragédies, comédies), pan­tomimes, mimes, spec­ta­cles pen­dant les ban­quets (avec acro­baties, danse, musique, fig. 2), spec­ta­cles de cirque, cours­es et com­bats. Les por­traits des acteurs et des cochers préférés étaient repro­duits sur les objets per­son­nels, dans les maisons, en fresque ou mosaïque.
Pour­tant, avec l’officialisation du chris­tian­isme, cer­taines choses approu­vées par une société poly­théiste devi­en­nent inad­mis­si­bles, éthique­ment incor­rectes, humaine­ment mau­vais­es : les exé­cu­tions mis­es en scène, les trav­es­tis, les masques, et la con­di­tion même d’acteur pour un être humain « image » de son Dieu. Par rap­port au regard négatif de Jean Chrysos­tome porté sur l’art et les effets de la scène, les regards posi­tifs sont peu nom­breux à par­tir du IVe siè­cle, quand Liban­ios, par­le dans son PRO SALTAT de la pan­tomime, de son acces­si­bil­ité et de la charge éduca­tive du con­tenu de ces spec­ta­cles grand-pub­lic, puis Chorikios de Gaza qui, dans son APOLOGIA MIMORUM au début du IVe siè­cle, fait un véri­ta­ble plaidoy­er en faveur des acteurs, la plu­part hon­or­ables, qu’il ne fal­lait pas réduire, dit-il, aux seuls fous et bouf­fons qui se rasaient la tête1. (fig. 3) Quand vous allez au théâtre, quand vous y prenez place pour assou­vir vos regards de la nudité des femmes, vous goûtez un moment de plaisir et vous revenez dévoré par la fièvre. […] Que devient désor­mais votre chasteté ?2 L’immoralité asso­ciée aux vis­ages des dieux païens et à des épisodes tels que les amours adultères de Vénus et de Mars ou l’histoire bien con­nue de Léda et du cygne n’évitait pas les scènes de pan­tomime, comme nous le font savoir les plaintes répétées de St. Cyprien, au IIIe siè­cle, dans sa pre­mière Épître ad Dona­tum, et de St. Augustin qui accu­sait les folies vicieuses des scènes de son temps dans AD CATECHUMENOS et DE SYMBOLO : « In the­atris labes morum, dis­cere turpia, audire inhon­es­ta, videre per­ni­ciosa. »
L’ensemble des juge­ments portés sur les spec­ta­cles du temps lais­sent transparaître aus­si la fas­ci­na­tion du pub­lic pour ce qui lui est mon­tré sur scène, comme nous l’avons mon­tré dans une ample étude con­sacrée au THÉÂTRE À BYZANCE3. Fas­ci­na­tion qui a fait de l’actrice de mime Théodo­ra une impéra­trice d’un côté et qui lais­sait les églis­es vides pour rem­plir les théâtres d’un autre. D’ailleurs, grand fut l’engouement de cer­tains futurs saints Pères de l’Église pour la scène comme pour les jeux de l’hippodrome. Fas­ci­na­tion qui, une fois con­fron­tée aux valeurs chré­ti­ennes, s’est trans­for­mée en aver­sion, vitupéra­tion et malé­dic­tion. Ter­tul­lien, Augustin, Jean Chrysos­tome ne sont que les exem­ples les plus par­lants de ces spec­ta­teurs pas­sion­nés devenus de mau­vais spec­ta­teurs et se retour­nant con­tre l’objet esthé­tique tant désiré et adulé.

2. La destruc­tion

Un des résul­tats fut le suiv­ant : un très grand nom­bre d’édits impéri­aux, puis des con­ciles œcuméniques, inter­dirent la présence des gens d’Église aux spec­ta­cles des ban­quets, inter­dirent aux chré­tiens d’aller au théâtre, en promet­tant puni­tions et excom­mu­ni­ca­tions. Déjà, dans son DISCOURS AUX GRECS, Tatien (120 – 173) s’en pre­nait au men­songe et à l’immoralité qui lui parais­saient indis­so­cia­bles du théâtre, devenant le spec­ta­teur négatif de ce qu’il adu­lait naguère :
Qui ne rirait de vos assem­blées solen­nelles, qui sont placées sous le patron­age de méchants démons ? J’ai vu sou­vent […] un homme qui était autre intérieure­ment qu’il ne feignait extérieure­ment d’être, […] en ce seul homme je voy­ais un accusa­teur de tous les dieux, un abrégé de la super­sti­tion, un bouf­fon qui par­o­di­ait les actions héroïques, un acteur de meurtres, un inter­prète d’adultères, un tré­sor de folie, un pro­fesseur de débauche, un pré­texte à con­damna­tions cap­i­tales. Et je le voy­ais applau­di par tous ; mais moi je le répu­di­ais, lui qui n’est que men­songe, en son impiété, en son art, comme en sa per­son­ne.4

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Stefana Pop-Curseu
Stefana Pop-Corseu est docteur en études théâtrales de l’Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle et...Plus d'info
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