Une nécessité impérieuse de créer

Entretien
Théâtre

Une nécessité impérieuse de créer

Entretien avec David Van Reybrouck

Le 27 Juil 2014

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

Bernard Debroux : C’est avec Jan Goossens que tu as fait un de tes pre­miers voy­ages au Con­go. Quelles en ont été les cir­con­stances ?

David Van Rey­broeck : J’avais été au Con­go en décem­bre 2003 pour ren­dre vis­ite à un ami à Kin­shasa. La ville m’avait fait forte impres­sion. On retrou­ve ces impres­sions dans ma pièce L’Âme des ter­mites qui devait au départ se pass­er en Afrique du Sud, mais suite à ce voy­age, elle est dev­enue con­go­laise.

Après, j’ai fait la con­nais­sance de Jan qui m’a pro­posé de repar­tir avec lui au Con­go. Nous avons fait ce pre­mier voy­age ensem­ble en 2005 (juste après la fin de la guerre et avant les élec­tions de 2006), empor­tant avec nous une liste de quelques con­tacts, de numéros de télé­phone. Ce fut un voy­age de décou­vertes. Nous ne savions pas encore en nous engageant ain­si que le « con­go werk­ing » (l’opération Con­go) allait devenir aus­si impor­tant. Les artistes que nous avons ren­con­trés nous ont immé­di­ate­ment fait forte impres­sion. Ce furent les pre­miers con­tacts avec Faustin Linyeku­la. Le théâtre des Intri­g­ants nous a présen­té un extrait de spec­ta­cle et nous avons décou­vert l’écurie Mal­o­ba. Les artistes tra­vail­laient des con­di­tions de tra­vail extrême­ment pré­caires. C’est ce que j’ai relaté à mon retour dans un arti­cle pour le jour­nal De Mor­gen inti­t­ulé Drame au Con­go.

La com­pag­nie des Intri­g­ants, par exem­ple, sur­vivaient grâce à la loca­tion de chais­es : leur fonds de com­merce était con­sti­tué de deux cents chais­es qu’ils met­taient à dis­po­si­tion des familles pour les deuils qui durent deux, trois jours. C’était leur ressource prin­ci­pale !
On pou­vait se pos­er la ques­tion de l’intérêt de faire du théâtre dans des con­di­tions aus­si dif­fi­ciles ! Je me rap­pelle du témoignage d’un comé­di­en nous dis­ant : « il n’y a pas de tra­vail à Kin, alors autant faire quelque chose qu’on aime ! » Plus glob­ale­ment, j’ai été très frap­pé par ce besoin, cette néces­sité impérieuse de créer. Ça boule­verse la vision qu’on peut avoir des pays forte­ment endet­tés, des pays très pau­vres où on pense que la cul­ture est un besoin sec­on- daire (voire ter­ti­aire ou qua­ter­naire!). Un artiste est un artiste partout : même dans un con­texte de pénurie totale.

B. D. : Chez tous les artistes que j’ai ren­con­trés à Kin­shasa, j’ai ressen­ti cette énergie capa­ble de « déplac­er les mon­ta- gnes ». La sit­u­a­tion n’a pas changé depuis ton pre­mier voy­age. Dix ans plus tard il n’y a tou­jours pas d’argent des pou­voirs publics pour la créa­tion. Les artistes doivent compter sur leurs pro­pres forces et se bat­tent comme des lions pour trou­ver des moyens pour exercer leur art.

D.V.R. : Oui,ilyacommeunfeuquilesanime.Àlafinde mon livre, en remer­ciements de cer­taines per­son­nes que j’ai ren­con­trées là-bas, je rap­pelle que « non seule­ment elles m’ont aidé à com­pren­dre leur pays, mais aus­si à l’aimer, car un pays qui pro­duit des artistes aus­si intel­li­gents et courageux est loin d’être per­du ».1

B. D. : Le « con­go werk­ing » du KVS a ten­té d’installer d’autres types de rela­tions entre Belges et Con­go­lais…

D. V. R. : C’était très impor­tant de dépass­er la logique colo­niale anci­enne qui était plus binaire. En 2005, lors de la présen­ta­tion à Kin­shasa de Mar­ti­no de Arne Sierens, spec­ta­cle mis en scène par Raven Ruëll avec des comé­di­ens afro-brux­el­lois (rwandais, ivoiriens, camer­ounais con­go­lais), les Con­go­lais nous ont fait deux remar­ques à l’issue de la con­férence de presse où Jan Goossens rap­pelait, en s’excusant, que ce théâtre (le KVS) avait joué au Con­go dans les années cinquante pour le plaisir des colo­ni­aux blancs et que c’était la pre­mière fois qu’il était de retour. La pre­mière remar­que était sans appel!: « il ne faut pas vous excuser pour ce que vous avez fait dans les années 50, il faut vous excuser de ne pas avoir été là dans les 50 années qui ont suivi » !

Cela mon­tre à quel point la gueule de bois post­colo­niale a tou­jours quelque chose d’égocentrique, comme si le pays s’était arrêté en 1960. « Le cha­grin du Con­go belge » si je peux m’exprimer ain­si reste plutôt belge que con­go­lais ! La deux­ième remar­que c’était : pourquoi venez-vous avec des artistes noirs ? Cette con­férence de presse a été un moment cru­cial dans le développe­ment du Con­go-werk­ing.

B. D. : Cette même année 2005, tu as eu l’occasion d’animer des ate­liers d’écriture…

D. V. R. : Il y avait un désir d’apprendre, une moti­va­tion extra­or­di­naire. Les étu­di­ants là-bas se lev­aient à 4 heures du matin pour tra­vers­er toute la ville et être présents à l’atelier à 8 heures ! Ils écrivaient à la main et prof­i­taient de la pause pour saisir leur texte sur les deux vieux ordi­na­teurs porta­bles mis à leur dis­po­si­tion.

  1. David Van Rey­brouck, Con­go, une his­toire, Actes Sud, 2012, p. 601. ↩︎
  2. www.brusselspoetry collective.net/fr.html ↩︎
  3. Le terme « ubun­tu » est présent dans toutes les langues ban­toues. La philoso­phie africaine « ubun­tu » est une con­damna­tion rad­i­cale de l’égoïsme, du car­riérisme, du nar­cis­sisme et de toute forme d’individualisme plus ou moins pronon­cé. « Ubun­tu » proclame ce que nous sommes grâce à ce que les autres sont. ↩︎
  4. Plate forme démoc­ra­tique : www.g1000.org/fr/ ↩︎

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David Van Reybroeck
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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