DÈS QUE S’ARRÊTENT les anciennes fortifications de la cité de Sibiu, sur la gauche, on traverse un carrefour au sens giratoire, on ne marche plus très longtemps et, avant un pont pas très digne, on tourne à droite et on s’arrête. Nous sommes ici aux halles de Simerom. La plupart d’entre elles sont désaffectées, presque abandonnées. Ce lieu parle, sans paroles, d’un type spécial de sordide. J’ai visité deux de ces halles à l’état pur. C’est-à-dire, non aménagées. Le sol en béton est couvert à plusieurs endroits de flaques d’eau. L’eau, mélangée à l’huile de moteur et à la boue, forme une sorte de vase gluante permanente. Des vitres intactes et des vitres cassées filtrent la lumière du soleil ou de la nuit, de manière bizarre, comme adoucie. Une atmosphère étrange baigne tout le paysage. Divers angles et recoins abritent un brin de mélancolie, de nostalgie, de résignation. Des bouts de rails, peut-être de tramway, attirent mon regard partout et nulle part. Des trajets autrefois clairs, ordonnés, sont maintenant brisés, perdus dans un dessin désordonné. Il semble qu’ici il y avait un dépôt. Mais qui sait ?
Clair de lune, pleine lumière,
Si ta visite d’aujourd’hui
Pouvait être au moins la dernière
Que tu viens rendre à ma misère
Que de fois, au cœur de la nuit,
J’attendis longtemps ton passage,
Puis sur ces livres, ces papiers,
Triste ami, glissait ton image…
Ah ! Je volerais volontiers
Sur les cimes de la montagne
Lorsque ta lumière m’accompagne,
Pour suivre, d’antres en vallons,
Vos jeux, elfes de la prairie,
Me bercer de ta rêverie
Et, me baignant dans tes rayons,
Toute science déposée,
Renaître pur de ta rosée !1
Dans une halle de fin et début du monde, Silviu Purcarete raconte son histoire de Faust. Il nous parle de tentations et d’impuissance, de vie et de mort, de complexes et de frustrations, des visions fabuleuses qui hantent notre subconscient et nous angoissent. Sa perspective mélange ses images sur Faust, son Faust et au-delà de soi, avec ses propres mélancolies, des envols et des ailes dont on n’entend que le battement. Dans cette halle, on a inventé un théâtre. On a forgé aussi une forme de théâtre dans le théâtre, baroque, immense, dévastatrice, qui ramasse de la même façon les fictions de la vie et celles de la scène, des créateurs, bien sûr. On sent les souffles des fantasmes de ceux qui sont passés par ici. Ils ont murmurés leurs peines, leurs rêves, leurs tourments, les illusions comme les secrets de leur moi profond. Ces murs les portent et les amènent plus loin, d’histoire en histoire, jusqu’à la variante de Purcarete sur Faust.
Et plus loin encore. Dans chaque dessin mural d’Helmut Stürmer, dans chaque fragment de l’enfer qui semble détaché des hantises de Bosch et figuré sur les murs de la halle, dans chaque apparition étrange habillée et maquillée par Lia Mantoc– des êtres dévitalisés multipliés à l’infini – dans les sons qui pourraient annoncer à tout moment l’apocalypse ou dans les musiques-prières apportées par Vasili Sirli dans les oreilles et les âmes. Une histoire spectacle de Silviu Purcarete et de son équipe, de grands créateurs qui nous racontent comment Faust et Méphisto tournent autour l’un de l’autre, dépendent l’un de l’autre, coexistent en chacun de nous, dans des limites, dans des expériences accomplies ou dévastatrices, qui infiltrent de façon nostalgique, de leur doux-amer le ciel des souvenirs, des fantasmes. Pauvres mortels, nous qui aspirons à l’immortalité. Ou, si la mort existe, alors que les sens ne nous quittent plus jusqu’à la fin ! Inventons avec volupté des tentations de toutes sortes, des péchés et une débauche sans limites pour que le plaisir inonde le corps, l’esprit, que la dépendance de la passion manifeste tout autant de sensualité, de déversement de joies qui pousse l’âme sur le chemin de l’erreur sans retour ni salut. Qui s’en soucie encore ? Le chemin depuis l’espace immense de la bibliothèque de Faust à l’allégorie de la nuit walpurgique est plus court qu’on ne le croit. Maculé de taches, des tas de journaux étendent leur grisaille partout, la chambre est un lieu presque mort où Faust traîne comme un vieillard les pas d’une vieillesse prématurée, essayant de former encore des disciples en philosophie, médecine, théologie, droit. La vie reste, probablement, recroquevillée, dans un coin. On ne voit que des formes pâles de survie, des apprentis dévitalisés qui se faufilent parmi les bancs, des mannequins qui me font penser à LA CLASSE MORTE de Kantor. Méphisto commence ici à faire sa place. Le démon se multiplie, annonce son apparition par toutes sortes de visages et de voix, des esprits qui nient, un gnome perché sur l’armoire de Faust, diable androgyne, efféminé et cerné de vices, de drogues et du fardeau de l’arsenal des tentations préparées pour un captif comme Faust. C’est un jeu de grande envergure et d’autant plus dangereux. Le ludique morbide, tout comme le fait d’opter pour l’androgynie, pour le jeu pervers d’identités, des sexualités, homme-femme, amplifie la mise en scène du spectacle. La relation même entre Méphisto et Faust. La lune se pare d’un halo, les loups hurlent, les murs s’ouvrent et nous sommes invités dans le monde de la débauche absolue, là où l’imagination n’a plus de pudeur. Faust, lavé, enjolivé, son âge dissimulé, est conduit par le diable androgyne dans le monde où tout est permis et possible. Où la perversion n’a ni remède ni limites, où le chœur des plaisirs exulte dans des actes, dans des envols lascifs, dans un spectacle de la chair qui se donne de mille façons. Tout autour, on lit, dessiné sur les murs, un commentaire non-verbal, L’Enfer. La Torture, La Punition. Qui a cependant le temps pour de telles philosophies?…Méphisto sur des talons aiguilles, pervers comme le mauve-cyclamen criant de son costume, c’est le chef d’orchestre de ce fabuleux spectacle. Un immense rideau rouge, majestueux, cache, derrière les velours lourds, d’autres secrets. Et attire le regard, stimulé de maintes manières dans le nouvel espace de jeu. Debout, nous regardons la débauche à côté de nous. Choisir l’image qu’on veut. Ou aucune… Le mystère du théâtre, de la scène, parle, lui aussi, des désirs, des puissances et des impuissances. Le théâtre amené ici rassemble, à son tour, les projections de Faust, de cette variante de Purcarete, plus proche de la légende populaire dont Goethe s’est inspiré. La vision du metteur en scène est fruste, sous le signe immédiat de la joie du corps, mais aussi sophistiquée, élaborée, déversant partout l’imagination de cette histoire sur l’esprit, la tentation et l’erreur. La nuit walpurgique n’est illuminée que par le péché. Et la vision de Purcarete reste sous le signe dominant de cette actrice remarquable qu’est Ofelia Popii, l’interprète de Méphisto. Du décor d’Helmut Stürmer, troublant, baroque, qui porte le destin de Faust depuis l’austérité, sur la bande étroite, vive et verte, paradisiaque, vers le domaine de l’enfer du plaisir, où tout est possible encore une fois. Et pour la dernière fois. Sur le monde grisâtre et dévitalisé de la bibliothèque de Faust, uniformisée chromatiquement, les costumes de Lia Mantoc apportent une couleur claire. Le noir du frac de Méphisto, et ensuite, le mauve intense qui contraste et crie le péché par la respiration des taffetas : impressionnant.