Dans une halle de fin et de début du monde, Silviu Purcarete raconte son Faust

Théâtre
Critique

Dans une halle de fin et de début du monde, Silviu Purcarete raconte son Faust

Le 21 Nov 2010

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 106-107 - La scène roumaine. Les défis de la liberté
106 – 107

DÈS QUE S’ARRÊTENT les anci­ennes for­ti­fi­ca­tions de la cité de Sibiu, sur la gauche, on tra­verse un car­refour au sens gira­toire, on ne marche plus très longtemps et, avant un pont pas très digne, on tourne à droite et on s’arrête. Nous sommes ici aux halles de Simerom. La plu­part d’entre elles sont désaf­fec­tées, presque aban­don­nées. Ce lieu par­le, sans paroles, d’un type spé­cial de sor­dide. J’ai vis­ité deux de ces halles à l’état pur. C’est-à-dire, non amé­nagées. Le sol en béton est cou­vert à plusieurs endroits de flaques d’eau. L’eau, mélangée à l’huile de moteur et à la boue, forme une sorte de vase glu­ante per­ma­nente. Des vit­res intactes et des vit­res cassées fil­trent la lumière du soleil ou de la nuit, de manière bizarre, comme adoucie. Une atmo­sphère étrange baigne tout le paysage. Divers angles et recoins abri­tent un brin de mélan­col­ie, de nos­tal­gie, de résig­na­tion. Des bouts de rails, peut-être de tramway, attirent mon regard partout et nulle part. Des tra­jets autre­fois clairs, ordon­nés, sont main­tenant brisés, per­dus dans un dessin désor­don­né. Il sem­ble qu’ici il y avait un dépôt. Mais qui sait ?

Clair de lune, pleine lumière,
Si ta vis­ite d’aujourd’hui
Pou­vait être au moins la dernière
Que tu viens ren­dre à ma mis­ère
Que de fois, au cœur de la nuit,
J’attendis longtemps ton pas­sage,
Puis sur ces livres, ces papiers,
Triste ami, glis­sait ton image…
Ah ! Je vol­erais volon­tiers
Sur les cimes de la mon­tagne
Lorsque ta lumière m’accompagne,
Pour suiv­re, d’antres en val­lons,
Vos jeux, elfes de la prairie,
Me bercer de ta rêver­ie
Et, me baig­nant dans tes rayons,
Toute sci­ence déposée,
Renaître pur de ta rosée !1

Dans une halle de fin et début du monde, Sil­viu Pur­carete racon­te son his­toire de Faust. Il nous par­le de ten­ta­tions et d’impuissance, de vie et de mort, de com­plex­es et de frus­tra­tions, des visions fab­uleuses qui hantent notre sub­con­scient et nous angois­sent. Sa per­spec­tive mélange ses images sur Faust, son Faust et au-delà de soi, avec ses pro­pres mélan­col­ies, des envols et des ailes dont on n’entend que le bat­te­ment. Dans cette halle, on a inven­té un théâtre. On a forgé aus­si une forme de théâtre dans le théâtre, baroque, immense, dévas­ta­trice, qui ramasse de la même façon les fic­tions de la vie et celles de la scène, des créa­teurs, bien sûr. On sent les souf­fles des fan­tasmes de ceux qui sont passés par ici. Ils ont mur­murés leurs peines, leurs rêves, leurs tour­ments, les illu­sions comme les secrets de leur moi pro­fond. Ces murs les por­tent et les amè­nent plus loin, d’histoire en his­toire, jusqu’à la vari­ante de Pur­carete sur Faust.

Et plus loin encore. Dans chaque dessin mur­al d’Helmut Stürmer, dans chaque frag­ment de l’enfer qui sem­ble détaché des han­tis­es de Bosch et fig­uré sur les murs de la halle, dans chaque appari­tion étrange habil­lée et maquil­lée par Lia Man­toc– des êtres dévi­tal­isés mul­ti­pliés à l’infini – dans les sons qui pour­raient annon­cer à tout moment l’apocalypse ou dans les musiques-prières apportées par Vasili Sir­li dans les oreilles et les âmes. Une his­toire spec­ta­cle de Sil­viu Pur­carete et de son équipe, de grands créa­teurs qui nous racon­tent com­ment Faust et Méphis­to tour­nent autour l’un de l’autre, dépen­dent l’un de l’autre, coex­is­tent en cha­cun de nous, dans des lim­ites, dans des expéri­ences accom­plies ou dévas­ta­tri­ces, qui infil­trent de façon nos­tal­gique, de leur doux-amer le ciel des sou­venirs, des fan­tasmes. Pau­vres mor­tels, nous qui aspirons à l’immortalité. Ou, si la mort existe, alors que les sens ne nous quit­tent plus jusqu’à la fin ! Inven­tons avec volup­té des ten­ta­tions de toutes sortes, des péchés et une débauche sans lim­ites pour que le plaisir inonde le corps, l’esprit, que la dépen­dance de la pas­sion man­i­feste tout autant de sen­su­al­ité, de déverse­ment de joies qui pousse l’âme sur le chemin de l’erreur sans retour ni salut. Qui s’en soucie encore ? Le chemin depuis l’espace immense de la bib­lio­thèque de Faust à l’allégorie de la nuit walpurgique est plus court qu’on ne le croit. Mac­ulé de tach­es, des tas de jour­naux éten­dent leur gri­saille partout, la cham­bre est un lieu presque mort où Faust traîne comme un vieil­lard les pas d’une vieil­lesse pré­maturée, essayant de for­mer encore des dis­ci­ples en philoso­phie, médecine, théolo­gie, droit. La vie reste, prob­a­ble­ment, recro­quevil­lée, dans un coin. On ne voit que des formes pâles de survie, des appren­tis dévi­tal­isés qui se fau­fi­lent par­mi les bancs, des man­nequins qui me font penser à LA CLASSE MORTE de Kan­tor. Méphis­to com­mence ici à faire sa place. Le démon se mul­ti­plie, annonce son appari­tion par toutes sortes de vis­ages et de voix, des esprits qui nient, un gnome per­ché sur l’armoire de Faust, dia­ble androg­y­ne, efféminé et cerné de vices, de drogues et du fardeau de l’arsenal des ten­ta­tions pré­parées pour un cap­tif comme Faust. C’est un jeu de grande enver­gure et d’autant plus dan­gereux. Le ludique mor­bide, tout comme le fait d’opter pour l’androgynie, pour le jeu per­vers d’identités, des sex­u­al­ités, homme-femme, ampli­fie la mise en scène du spec­ta­cle. La rela­tion même entre Méphis­to et Faust. La lune se pare d’un halo, les loups hurlent, les murs s’ouvrent et nous sommes invités dans le monde de la débauche absolue, là où l’imagination n’a plus de pudeur. Faust, lavé, enjo­livé, son âge dis­simulé, est con­duit par le dia­ble androg­y­ne dans le monde où tout est per­mis et pos­si­ble. Où la per­ver­sion n’a ni remède ni lim­ites, où le chœur des plaisirs exulte dans des actes, dans des envols las­cifs, dans un spec­ta­cle de la chair qui se donne de mille façons. Tout autour, on lit, dess­iné sur les murs, un com­men­taire non-ver­bal, L’Enfer. La Tor­ture, La Puni­tion. Qui a cepen­dant le temps pour de telles philosophies?…Méphisto sur des talons aigu­illes, per­vers comme le mauve-cycla­men cri­ant de son cos­tume, c’est le chef d’orchestre de ce fab­uleux spec­ta­cle. Un immense rideau rouge, majestueux, cache, der­rière les velours lourds, d’autres secrets. Et attire le regard, stim­ulé de maintes manières dans le nou­v­el espace de jeu. Debout, nous regar­dons la débauche à côté de nous. Choisir l’image qu’on veut. Ou aucune… Le mys­tère du théâtre, de la scène, par­le, lui aus­si, des désirs, des puis­sances et des impuis­sances. Le théâtre amené ici rassem­ble, à son tour, les pro­jec­tions de Faust, de cette vari­ante de Pur­carete, plus proche de la légende pop­u­laire dont Goethe s’est inspiré. La vision du met­teur en scène est fruste, sous le signe immé­di­at de la joie du corps, mais aus­si sophis­tiquée, élaborée, déver­sant partout l’imagination de cette his­toire sur l’esprit, la ten­ta­tion et l’erreur. La nuit walpurgique n’est illu­minée que par le péché. Et la vision de Pur­carete reste sous le signe dom­i­nant de cette actrice remar­quable qu’est Ofe­lia Popii, l’interprète de Méphis­to. Du décor d’Helmut Stürmer, trou­blant, baroque, qui porte le des­tin de Faust depuis l’austérité, sur la bande étroite, vive et verte, par­a­disi­aque, vers le domaine de l’enfer du plaisir, où tout est pos­si­ble encore une fois. Et pour la dernière fois. Sur le monde grisâtre et dévi­tal­isé de la bib­lio­thèque de Faust, uni­formisée chro­ma­tique­ment, les cos­tumes de Lia Man­toc appor­tent une couleur claire. Le noir du frac de Méphis­to, et ensuite, le mauve intense qui con­traste et crie le péché par la res­pi­ra­tion des taffe­tas : impres­sion­nant.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Critique
Silviu Purcarete
1
Partager
Marina Constantinescu
Marina Constantinescu est critique de théâtre pour la revue La Roumanie littéraire, productrice de l’émission...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements