« Non pas le réalisme, mais l’effet de réalité »

« Non pas le réalisme, mais l’effet de réalité »

Entretien avec Laurent Poitrenaux réalisé par Angelina Berforini

Le 24 Jan 2007
Laurent Poitrenaux
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Laurent Poitrenaux
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
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ANGELINA BERFORINI : Com­ment avez-vous accueil­li la propo­si­tion de jouer un rôle de femme ?

Lau­rent Poitre­naux : Le texte a été écrit pen­dant RETOUR DURABLE ET DEFINITIF DE L’ETRE AIME. Il se présen­tait comme une suite logique, en par­ti­c­uli­er dans le per­son­nage de la fée. Si Valérie était dis­tribuée dans le rôle de la fée, les deux autres nous étaient logique­ment dévo­lus. Ensuite, en con­sul­tant les doc­u­ments et les pho­togra­phies, nous avons été frap­pés par des ressem­blances physiques entre nous et Gertrude Stein et Alice Tok­las. J’ai accep­té la propo­si­tion comme un chal­lenge. De plus, ayant déjà réal­isé deux spec­ta­cles avec Olivi­er Cadiot et Ludovic Lagarde, je savais que le rap­port au réal­isme, à la crédi­bil­ité, ne seraient pas un vecteur de tra­vail.

A. B.: Quelle dif­férence faites-vous entre chal­lenge et per­for­mance ?

L. P.: Dans per­for­mance, je mets une notion de car­i­ca­ture, de foldingue ; quelque chose qui aurait à voir avec la manière dro­la­tique dont on mon­tre sou­vent l’homosexuel en scène. Or, dans FAIRY QUEEN, on est dans l’univers du con­te, donc dans l’irréel. Il fal­lait à la fois éviter le réal­isme en car­i­cat­u­rant les per­son­nages qui ont inspiré Olivi­er Cadiot et ne pas les idéalis­er non plus ; être dans le con­te, plutôt dans le reg­istre ALICE AU PAYS DES MERVEILLES, Reine de Cœur et Fée Cara­bosse me sem­blait être l’endroit juste.

A. B.: Cepen­dant, Gertrude Stein et Alice Tok­las avaient ceci de par­ti­c­uli­er qu’elles étaient prob­a­ble­ment les­bi­ennes. Elles se situ­aient dans une prob­lé­ma­tique de con­fu­sion dans les gen­res. C’est trou­blant, cette dis­tri­b­u­tion.

L. P.: Il y a un sys­tème de dou­ble signes : des hommes jouent des per­son­nages de femmes qui dans la réal­ité jouaient à être des hommes ; une femme joue un rôle de fée qui n’est pas un per­son­nage réel. J’ai l’impression que ce sys­tème de dou­bles signes inver­sés ren­voie à plus de vraisem­blance. Valérie porte la parole poé­tique ; nous, hommes jouant des femmes, nous accen­tuons l’effet de réal­ité. Je dis bien réal­ité et pas réal­isme Plus il y a d’artifices, plus il y a effet de réel.

A. B.: Com­ment un acteur tra­vaille-t-il un rôle féminin ? Est-ce qu’on se pose la ques­tion ou est-ce qu’on com­mence à tra­vailler sans y penser ?

L. P.: Avec Ludovic, on s’est posé la ques­tion. C’est sub­til si on ne veut pas aller vers la car­i­ca­ture. On ne donne que des signes : j’ai joué sur la tes­si­ture de la voix, en par­tant de temps en temps dans les aigus, sur la musi­cal­ité. J’ai souhaité très vite les chaus­sures. Si je n’avais pas eu les chaus­sures dès le départ, j’aurais eu la sen­sa­tion d’être déguisé. Dès que les chaus­sures à talons ont été là, avec mon jog­ging, la sen­sa­tion physique du plateau a changé ; en revanche, la per­ruque, la robe, les seins n’ont rien mod­i­fié. La gestuelle est venue avec les chaus­sures. Le long tra­vail effec­tué avec Odile Duboc m’a été très utile, un tra­vail très cor­porel.

A. B.: L’habit fait le moine, sur scène ?

L. P.: Le cos­tume, ça aide indé­ni­able­ment. Par­fois, au moment où le cos­tume est livré, il con­tribue à déco­in­cer des sit­u­a­tions blo­quées dans le jeu.

A. B.: Vous avez chaussé la peau d’une femme ?

L. P.: Je ne suis pas de ceux qui par­lent de « la peau du per­son­nage» ; il n’existe pas une armoire où sont accrochées les peaux d’Hamlet. On est dans l’artifice. La peau, c’est le texte. J’ai été con­fron­té à des textes non théâ­traux, où « ça œuvre autrement », il faut faire con­fi­ance à son art. La langue est impor­tante : la langue anglaise per­met de mélanger tous les reg­istres, par exem­ple pass­er sans se forcer de la poésie à la triv­i­al­ité. Avec l’écriture de Cadiot, j’ai décou­vert le sens de cer­taines expres­sions tartes à la crème comme « être ici et main­tenant ». Lui il dit : pour­cent­age de présent = cent. Être le créa­teur de son pro­pre texte. À nous acteurs, il nous appar­tient de trou­ver une autre logique que celle de l’auteur.

A. B.: De quoi est faite cette logique dans le cas présent où, en effet, l’auteur et l’acteur ne coïn­ci­dent pas à pre­mière vue ? Jouer une femme, cela implique-t-il d’aller chercher vers un ailleurs, une autre cul­ture, pour activ­er son imag­i­naire ?

L. P.: Il faut être con­cret, il faut se pos­er la ques­tion com­ment ça par­le plus que com­ment ça marche. C’est une vig­i­lance per­ma­nente ; il faut se con­train­dre à être dans le texte avant d’inventer l’extérieur. J’ai eu deux inspi­ra­tions : une tante et une grand-mère, en par­ti­c­uli­er pour le jeu des mains. À part cela, tout est dans le texte et dans le corps. Il faut donc être au plus près du texte, de ce qui se dit, de ce qui se joue. Je ne voulais pas être ridicule et je voulais respecter les femmes qui ont été réelles avant d’être réin­ven­tées par Olivi­er Cadiot. J’ai voulu faire aus­si ce tra­vail de réin­ven­tion. Cela a com­mencé par un tra­vail de déréal­i­sa­tion.

A. B.: Le trav­es­tisse­ment en femme, pour un acteur mas­culin, per­met-il une poten­tial­i­sa­tion de la théâ­tral­ité ?

L. P.: De l’illusion que per­met de fab­ri­quer le théâtre oui, mais c’est un tra­vail de den­sité plus que d’accumulation. Il y a beau­coup d’artifices mais dont les ressorts sont à vue, affir­més ; les repères don­nés aux spec­ta­teurs sont sim­ples, tran­quil­lisants, il y a deux théâ­tral­ités qui coex­is­tent : Valérie est dans la moder­nité et un code irréal­iste, nous on est plutôt dans un code clas­sique et réal­iste dans le sens où je joue le même code que le spec­ta­teur, c’est-à-dire surtout ne pas laiss­er croire que je suis un homme et vice-ver­sa. Valérie porte une parole poé­tique, nous, les hommes, nous restons sim­ples, pri­maires. Dans ce spec­ta­cle, on était bien plus dans le con­cret que dans les deux autres où les codes étaient abstraits, où la tech­nique son et lumière était très com­plexe et met­tait à dis­tance le spec­ta­teur.

A. B.: Ce que vous dites est très para­dox­al. La mul­ti­plic­ité des arti­fices crée de la sim­plic­ité, du réal­isme ou plutôt du vraisem­blable. Comme si chaque effet créait l’extrême opposé de ce qui est atten­du.

L. P.: Le para­doxe est le sujet même de FAIRY QUEEN. Un artiste du XXIe siè­cle (la fée) est con­fron­té à une fig­ure des années trente (Gertrude Stein). On par­le de moder­nité alors qu’on est loin de pou­voir faire le compte de ce qui reste du passé dans le présent. Gertrude Stein dis­ait qu’à la moitié du XXe, on avait à peine tué le XIXe. Nous, les acteurs, on devait aus­si dire cela et nous sommes por­teurs du lien entre ce qui est mon­tré sur scène, ici et main­tenant, et les effets de sens a pos­te­ri­ori pour les spec­ta­teurs ; nous ne jouons pas ce que nous savons mais avec ce que nous savons et que d’autres spec­ta­teurs savent peut-être : que Gertrude Stein et Alice Tok­las vivaient ensem­ble, qu’elles s’habillaient en homme, que Getrude Stein avait un rap­port au monde « d’homme à homme », qu’Alice Tok­las restait dans un rôle de femme (la maîtresse de mai­son, les recettes de cui­sine). Ce sont des effets de sat­u­ra­tion, de den­sité de signes, qui créent le para­doxe, cette impres­sion de signes qui s’annulent.

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