Penthée à Dionysos : « Dis-moi de quoi j’ai l’air »
LA PRESENCE des dieux dans la tragédie grecque est un phénomène très fréquent, qui dépasse naturellement le « deus ex machina » tant reproché à Euripide ; or, dans ses BACCHANTES, sa dernière pièce, posthume (405 av. J.-C.), et par conséquent l’ultime tragédie antique parvenue jusqu’à nous, on assiste à la venue parmi les hommes, dès le Prologue, d’un dieu fait homme, Dionysos 1. Ce cas particulier de la dramaturgie antique pose d’emblée au metteur en scène d’aujourd’hui le problème du travestissement ; car l’incarnation du dieu place la question de l’identité au fondement même de cette tragédie. Et ceci d’autant plus qu’elle est renforcée par une autre scène de travestissement, au milieu de la pièce, où Dionysos déguise Penthée, le roi qui le réfute, en femme, afin qu’il puisse aller épier les Thébaines transformées en ménades, dans les montagnes du Cithéron.
Cette problématique de l’identité, et par conséquent de l’altérité, expliquerait en partie l’attrait que la pièce des BACCHANTES exerce encore aujourd’hui, vingt-quatre siècles après sa création, et qui en fait l’une des œuvres dramatiques antiques les plus jouées ces dernières décennies 2.
En effet, Dionysos, c’est celui qui « brouille toutes les limites et ouvre sur l’altérité ». Le « fils de la double porte » (celui qui est « né deux fois »), sortit cornu de la cuisse de Zeus qui couronna sa tête de serpents ; reconstitué par Rhéa après avoir été démembré par les Titans, il grandit déguisé en fille, avant d’être transformé en chevreau ou en cerf, puis de devenir un homme. C’est sous une forme humaine, efféminée, qu’il arrive à Thèbes dans les BACCHANTES – par la suite, il se transformera en lion, en taureau, en panthère, etc. La métamorphose, le travestissement et le démembrement sont les trois registres principaux des mutations du dieu ; ils sont, dans la pièce d’Euripide, les modes de ce questionnement sur l’identité.
Par la bouche de Penthée, Euripide définit assez précisément l’aspect de Dionysos : il est cet « étranger à la chevelure blonde parfumée bouclée » (vers 235), armé d’un thyrse et les cheveux flottant au vent (vers 241), « efféminé » (vers 352), et à qui « la beauté ne fait pas défaut » (vers 453). Le metteur en scène qui monte les BACCHANTES se doit toutefois de s’interroger sur l’apparence du dieu, laquelle ne saurait être univoque. En effet, le Dionysos incarné garde ses pouvoirs ; sous son masque flatteur et héroïque pointe la présence dangereuse d’un être ambivalent, animal et maléfique. Dionysos est une figure triple, qui mêle trois états en un. C’est pourquoi la pièce suscite des approches multiples ; l’apparition du dieu et le déguisement de Penthée offrent l’occasion de traiter de l’altérité, à travers un travestissement orienté vers l’un des trois axes suivants : humain, animal ou divin.