Travestissement et usurpation identitaire

Théâtre
Critique
Réflexion

Travestissement et usurpation identitaire

Représentations scéniques de MADAME DE SADE de Mishima : Sophie Loucachevsky (1986), Andrés Pérez (1998), Alfredo Arias (2004), Krzysztof Warlikowski (2006)

Le 16 Jan 2007
Grégoire Oestermann, Didier Sandre et Hubert Saint Macari dans MADAME DE SADE de Mishima, mise en scène Sophie Loucachevsky, TNC ( ???), 1986. Photo Agence Bernand.
Grégoire Oestermann, Didier Sandre et Hubert Saint Macari dans MADAME DE SADE de Mishima, mise en scène Sophie Loucachevsky, TNC ( ???), 1986. Photo Agence Bernand.

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Grégoire Oestermann, Didier Sandre et Hubert Saint Macari dans MADAME DE SADE de Mishima, mise en scène Sophie Loucachevsky, TNC ( ???), 1986. Photo Agence Bernand.
Grégoire Oestermann, Didier Sandre et Hubert Saint Macari dans MADAME DE SADE de Mishima, mise en scène Sophie Loucachevsky, TNC ( ???), 1986. Photo Agence Bernand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92
Les multiples « moi » qui me composent

Pen­dant dix-huit ans, alors que Dona­tien de Sade est empris­on­né pour ses dépra­va­tions sex­uelles, la Mar­quise Renée de Sade sou­tient son mari avec fer­veur et admi­ra­tion. Or le jour de sa libéra­tion, Renée de Sade décide de quit­ter son époux et se retire au cou­vent sans jamais l’avoir revu.

À par­tir de ce fait réel, le Japon­ais Yukio Mishi­ma s’est inter­rogé sur les moti­va­tions qui ont con­duit Madame de Sade à chang­er de des­tin et à s’engager sur un autre chemin : la voie vers Dieu. Il s’agit de com­pren­dre, dit-il, « l’énigme » de la Mar­quise de Sade, une dérive iden­ti­taire qui incar­ne le trou­ble de Mishi­ma.

Lorsque la Mar­quise s’écrie « Dona­tien de Sade, c’est moi », sait-elle que cette iden­ti­fi­ca­tion lui sera fatale et qu’au retour de Sade, elle optera pour le cou­vent, lais­sant ce Sade tant atten­du au seuil de la porte, pour affirmer désor­mais : « Jus­tine c’est moi ». Jus­tine, per­son­nage fic­tif d’un roman de Sade, serait en réal­ité l’image même de Madame de Sade. Pas­sant de l’identification à Sade à l’identification au per­son­nage de Sade, Renée est prise dans le tour­bil­lon d’une crise pro­fonde d’identité. Qui est-elle réelle­ment ? Sade ? Jus­tine ? Ou juste comme eux ? Renée est Sade et Jus­tine à la fois. Elle est par iden­ti­fi­ca­tion. Elle se méta­mor­phose en Sade, puis en Jus­tine, elle usurpe une iden­tité et se trav­es­tit en ses pro­pres fan­tasmes. « Renée est un autre », pour­rait-on dire en para­phras­ant Rim­baud. D’ailleurs les six per­son­nages de la pièce, tous féminins, ne vont vivre que pour et à tra­vers Sade, han­tés par la fig­ure omniprésente et absente du Mar­quis. Cha­cun, à sa manière, affirmera son « je » à tra­vers « l’autre ».

La ques­tion du trav­es­tisse­ment et des dérives iden­ti­taires ne peut pas être lim­itée ici à la trans­for­ma­tion de l’homme en femme ou de la femme en homme ; il s’agit surtout d’un change­ment d’identité, d’un va-et-vient entre l’être et le paraître. Le con­cept de « corps trav­es­ti » intéresse donc au sens large : trav­es­tisse­ment extérieur, physique, mais égale­ment trav­es­tisse­ment de l’être intérieur.

Dans les mis­es en scène de MADAME DE SADE, le trav­es­tisse­ment des acteurs est sou­vent une con­stante, bien que Mishi­ma ne l’ait pas exigé explicite­ment. Dans les qua­tre mis­es en scène évo­quées ici, l’acteur homme se trav­es­tit en femme pour jouer la femme depuis sa con­di­tion d’homme. Qu’il s’agisse de Sophie Lou­cachevsky (Théâtre Nation­al de Chail­lot, 1986), du Chilien Andrés Pérez (San­ti­a­go du Chili, 1998), de l’Argentin Alfre­do Arias (Théâtre Nation­al de Chail­lot, 2004) et finale­ment du Polon­ais Krzysztof War­likows­ki (Toneel­groep Amsterdam/Théâtre de Sin­gel, 2006), tous met­tent en scène le corps trav­es­ti. Ici, la mas­culin­ité s’expose et s’affirme dans une robe fémi­nine. En mêlant aus­si bien des références occi­den­tales, baro­ques, qu’orientales, MADAME DE SADE – écrite par un Japon­ais du XXe siè­cle et inspiré du XVI­I­Ie siè­cle français — devient une pièce com­pos­ite, ouverte au croise­ment de regards, aux va-et-vient des codes théâ­traux.

Le paradoxe mishimien

Kim­i­take Hirao­ka de son vrai nom, Yukio Mishi­ma a fait de lui-même un per­son­nage qu’il n’a cessé de met­tre en scène tout au long de sa vie. Per­son­nage illu­soire ou per­son­nage plus vrai que l’acteur, tel est le para­doxe du masque mishimien. L’identité est un des­tin for­cé et il faut lut­ter toute sa vie pour se con­stru­ire une per­son­nal­ité à l’image de son fan­tasme. Iden­ti­fi­ca­tion puis appro­pri­a­tion de l’être, tels sont les deux moments cru­ci­aux qui vont con­duire Mishi­ma et son per­son­nage Madame de Sade à une fin spec­tac­u­laire : retrait dans la mort pour l’un, retrait au cou­vent pour l’autre. Deux arrêts de mort dans la Beauté Trag­ique.

La con­struc­tion iden­ti­taire mishimi­enne peut donc se résumer ain­si : recon­nais­sance par l’image à iden­ti­fi­ca­tion à autrui (« Je veux être (l’image con­voitée)» pour Mishi­ma / « Sade c’est moi » pour Mme de Sade) à trans­for­ma­tion physique (con­struc­tion d’un nou­veau corps à l’image de Saint Sébastien pour Mishi­ma / trav­es­tisse­ment scénique dans MADAME DE SADE) à fuite : dès lors que l’on est un autre, il y a deux morts : mort iden­ti­taire de l’être pre­mier (l’Autre est désor­mais mon nou­veau Je) puis mort physique de soi-même et de son « per­son­nage » (sep­puku pour Mishi­ma / « Jus­tine c’est moi » – retrait au cou­vent – pour Mme de Sade).

Le « moi » vacillant

« Ne met­tez-vous pas en jeu un fan­tôme qui n’est que votre inven­tion ? »1 demande Mme de Mon­treuil à sa fille Renée. Et celle-ci répond : « Ne voyez-vous pas que Dona­tien est quelqu’un qui ne peut être con­sid­éré que par images et sym­bol­es. »2 Dans MADAME DE SADE, l’objet (le fan­tasme) l’emporte sur le sujet (Sade). Ce qui sépare donc Renée de son mari est moins un mur entre l’Anti-Chambre et l’Extérieur barthésien 3 qu’un miroir inter­posé. Elle le voit à tra­vers l’image qu’elle se forge de lui. Mais que voit-on dans ce reflet ? L’image de son pro­pre être, ou l’image créée par son pro­pre fan­tasme ? Ce reflet n’est plus le dou­ble du moi mais un autre moi, une « fig­ure étrange, un masque qui, en face de nous, à notre place, nous regarde »4, souligne Jean-Pierre Ver­nant. L’enfermement du corps de l’acteur dans le masque et son reflet per­met l’isolement de l’être dans une quête intérieure d’un « moi » qui vac­ille.

Ce ver­tige est poussé à son parox­ysme par Krzysztof War­likows­ki dans la mesure où — dans sa mise en scène con­sti­tuée de miroirs truqués et de reflets infi­nis — il fait du corps des acteurs une image flot­tante rejoignant l’univers de son Autre reflété, créant l’illusion de la démul­ti­pli­ca­tion infinie d’une Mme de Sade boulever­sante. Les corps figés dans l’espace sont mul­ti­pliés par le reflet des miroirs, miroirs qui reflè­tent égale­ment nos pro­pres vis­ages vac­il­lants. Et la fig­ure réfléchie du Mar­quis parvient à nos yeux à tra­vers ces corps évanes­cents mi-hommes mi-femmes.

L’onnagata revisité

Ne pour­rait-on pas sug­gér­er un par­al­lèle entre l’onnagata du Kabu­ki – l’acteur homme qui joue la Femme — et l’esthétique du baroque ? Chris­tine BuciGlucks­mann fait de la « philoso­phie du dou­ble, de la méta­mor­phose » une clef du voir baroque. Et en effet, qu’est-ce l’onnagata sinon une « philoso­phie du dou­ble » ? Dans le théâtre tra­di­tion­nel japon­ais comme dans le baroque, « la “chose” est vouée (…) au corps fic­tif » 5.

Andrés Pérez est cer­taine­ment le plus « Kabu­ki » et le plus baroque dans son essence même. Par son pas­sage au Théâtre du Soleil et par son approche si per­son­nelle du cirque pau­vre et du car­nava­lesque, il est celui qui ressem­ble le plus à cette forme spec­tac­u­laire du théâtre japon­ais. Le Kabu­ki joue sur le visuel, les cos­tumes et les grim­ages, joue avec l’excès d’un spec­ta­cle de diver­tisse­ment. Qui sont ces six femmes sinon des êtres de l’excès ? Andrés Pérez utilise le trait grotesque du pinceau jusqu’à son parox­ysme. Ici, les couch­es inter­minables de fards, de poudres et de pail­lettes, sym­bol­es de richesse, ne font qu’accentuer la grossièreté des vis­ages.

Sa folie du voir est appuyée par des per­ruques imposantes : il ne s’agit pas d’un cos­tume d’époque et encore moins d’un cos­tume déco­ratif, au con­traire. Ces per­ruques sont la quin­tes­sence même de ce qu’Andrés Pérez dénonce : la fig­ure d’une société cor­rompue, fausse­ment riche. Endoss­er une per­ruque-masque, c’est jouer avec les glisse­ments de l’identité, iden­tité sociale et iden­tité de l’être : les onna­gatas car­nava­lesques de Pérez veu­lent être ce que leurs per­ruques sont : somptueuses, imposantes, écras­antes. Mais à regarder de plus près, ces per­ruques sont faites de déchets : préser­vat­ifs, pris­es élec­triques, plas­tiques, éponges à grat­ter, CD… Le masque grotesque de Pérez est donc volon­taire­ment faux, faussé par une appar­ente richesse.

Dans les qua­tre mis­es en scène évo­quées, la dual­ité homme/femme ne se joue pas selon les codes du trav­es­tisse­ment à une fin trompeuse ; mais depuis une mas­culin­ité vis­i­ble, les acteurs jouent le féminin. La con­ven­tion théâ­trale est entière­ment assumée ; il ne s’agit pas d’être une femme mais de citer la femme. La dual­ité Sade/Madame de Sade s’affirme de plus en plus : cette pièce de femmes est inter­prétée par des hommes qui jouent des femmes s’identifiant à un homme… En rem­plis­sant cette pièce d’hommes, les met­teurs en scène fig­urent ain­si plus spec­tac­u­laire­ment l’absence fan­toma­tique de Sade lui-même. Absent parce que présent en cha­cune des six fauss­es femmes qui le célèbrent, Sade « prend chair » dis­crète­ment dans le corps des acteurs. Sous les robes tan­tôt japon­isantes, tan­tôt fausse­ment baro­ques, XVI­I­Ie ou con­tem­po­raines, se tient un homme dans son exal­ta­tion dionysi­aque.

Nous pou­vons par­ler alors d’une nou­velle sorte d’onnagata, celle de la femme revis­itée par l’homme occi­den­tal. Le trav­es­tisse­ment n’est donc pas juste une référence au Japon ; il s’agit plus d’un regard, d’une appro­pri­a­tion, d’une lec­ture per­son­nelle de l’onnagata japon­ais… d’une iden­tité libérée.

Transgression et translation du corps travesti

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