« Trois personnages troubles dans le genre »

Entretien
Théâtre

« Trois personnages troubles dans le genre »

Le 14 Jan 2007

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92

RAPHAELLE DOYON : Le pro­jet d’Eugenio (Bar­ba) au départ était très sem­blable à ce qu’il avait vécu avec Gro­tows­ki : un train­ing mus­clé, assez vir­il, avec comme meneur Molik, quand Euge­nio était en Pologne, et puis Cie lak quand ils sont venus enseign­er à Hol­ste­bro. Peut-être qu’Eugenio a trou­vé en toi les qual­ités qu’il avait d’abord cher­chées chez Torgeir (Wethal). Ton entraîne­ment, pen­dant de nom­breuses années, a été très act­if physique­ment (cul­butes, sauts, chutes, etc.), avec un type d’énergie et de voix qu’on associerait davan­tage à la représen­ta­tion qu’on se fait des hommes qu’à celle des femmes. C’est peut-être la rai­son pour laque­lle Vêtue de blanc, le Chaman, et Trick­ster ont une apparence androg­y­ne, n’étant ni vrai­ment hommes, ni vrai­ment femmes comme si tu ne t’étais toi-même pas posée la ques­tion ?

Iben Nagel Ras­mussen : Je ne me suis jamais posée cette ques­tion. J’ai gran­di avec mon jeune frère dans une atmo­sphère où nous étions libres. Mes par­ents ne nous ont jamais dit com­ment un petit garçon ou une petite fille étaient cen­sés se com­porter. Mon frère aimait beau­coup jouer aux petites voitures et moi à la poupée mais, à part ça, j’étais l’enfant le plus act­if des deux. Je grim­pais aux arbres et sautais des branch­es les plus hautes ; je courais dans les bois der­rière la mai­son, ou encore je rassem­blais un « gang » de filles qui me suiv­aient dans mes jeux sauvages. Mon frère était beau­coup plus silen­cieux et rêveur peut-être.

À l’Odin, il y avait le même com­porte­ment vis-à-vis de l’entraînement. Les filles et les garçons étaient cen­sés faire, et fai­saient, les mêmes exer­ci­ces. L’entraînement n’était pas dis­tinc­tif. On fai­sait tous les mêmes exer­ci­ces et c’était une chose naturelle pour moi. Je n’ai jamais pen­sé qu’il aurait dû en être autrement.

R. D.: Est-ce que tu pour­rais me par­ler du « genre » de ces trois per­son­nages ? En quoi sont-ils liés au train­ing dont ils sont nés ? Même quand ils sont doux, ils sont osés et vivants. Est-ce que cela a un lien avec le fait que ce ne sont pas des femmes, à pre­mière vue du moins ?

I. N. R.: Chaque type de train­ing développe automa­tique­ment une qual­ité par­ti­c­ulière d’énergie. Cette énergie – sans que l’acteur le veuille – col­ore notre façon de jouer. J’ai réal­isé cela pour la pre­mière fois quand j’ai vu une vidéo d’une impro­vi­sa­tion que j’avais faite pour le Chaman au début de la créa­tion de VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE (1976). J’ai été sur­prise de con­stater que je ne fai­sais ni ne répé­tais aucun des élé­ments du train­ing mais néan­moins l’énergie du Chaman était très très proche de l’énergie que j’avais dévelop­pée pen­dant mon entraîne­ment. Le Chaman est né à une péri­ode où il était « inter­dit » d’utiliser telles quelles dans le spec­ta­cle des par­ties de l’entraînement, mais la fig­ure scénique créée par­al­lèle­ment à l’entraînement était pénétrée par la même énergie, vive et forte.

Le per­son­nage en blanc avec le masque qui pleure des larmes rouges est né des pre­miers spec­ta­cles que nous avons joués à l’extérieur : LE LIVRE DES DANSES (1974) et les parades (1974). Déjà avant de par­tir pour notre séjour dans le sud de l’Italie, nous nous sommes pré­parés à Hol­ste­bro pour ce que nous pen­sions être VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE, un nou­veau spec­ta­cle de salle. Euge­nio nous avait don­né à tous la tâche de faire un masque et un cos­tume pour le nou­veau per­son­nage. J’ai fait un masque mar­ron et j’ai cousu une tunique blanche avec des rubans rouges. J’ai don­né à cette fig­ure un tam­bour et j’y ai cousu sur les bor­ds des rubans de couleurs. J’étais très frap­pée à cette époque par les couleurs et la cul­ture mex­i­caine. Quand peu de temps après, nous avons démé­nagé à Carpig­nano dans le sud de l’Italie pour six mois, j’ai emmené avec moi ce nou­veau per­son­nage et je l’ai util­isé, à l’extérieur. Le masque, qui avait été fait sur le vis­age de Rober­ta, plus large que le mien, a été mod­i­fié et peint en blanc. Depuis le pre­mier jour, j’avais imag­iné cette fig­ure comme une espèce de crieur pub­lic. Et c’est exacte­ment ce qu’elle est dev­enue.

Le Trick­ster est né de l’entraînement. Les choses avaient changé à l’Odin. Il n’était plus inter­dit d’utiliser des frag­ments de son entraîne­ment dans les spec­ta­cles, bien au con­traire. Nous util­i­sions l’entraînement pour inven­ter et dévelop­per de nou­veaux per­son­nages. Le Trick­ster est né pour le spec­ta­cle TALABOT (1988). Dans TALABOT, dif­férentes fig­ures de la com­me­dia dell’arte appa­rais­sent. J’étais cen­sée jouer Arle­quin, et je trou­vais cela très ennuyeux. Le cos­tume, la façon dont « il » jouait, tout était cliché. J’avais vu un Arle­quin à Tivoli au théâtre de pan­tomime, un été. Mais en par­lant avec Euge­nio et Nan­do Taviani 1 des racines du rôle, de sa rela­tion avec la tra­di­tion soufie et de sa ressem­blance avec le Trick­ster de l’Amérique du Nord, je m’y suis intéressée. J’ai cousu un cos­tume noir avec de nom­breux empièce­ments de couleurs. J’ai trans­for­mé un cha­peau bizarre en quelque chose d’encore plus bizarre, avec au dessus du cha­peau un bout de peau de ser­pent. Et avec le masque, fait à Bali, par un sculp­teur, le Trick­ster est né à la vie. Dans l’entraînement, nous imi­tions tous des posi­tions de nos per­son­nages de la Com­me­dia dell’arte, et bien que très peu d’actions et de posi­tions aient été main­tenues, le Trick­ster (et non plus Arle­quin) a con­servé les mod­èles d’actions rapi­des, dansant et pas­sant de l’homme à la femme, de l’humain à l’animal.

Je crois que ce sont des traits qu’on peut trou­ver dans la plu­part de mes per­son­nages scéniques : la fas­ci­na­tion pour le mag­ique, le mythique, et l’androgyne. Je n’y ai jamais vrai­ment réfléchi. Ça s’est passé comme cela, sans doute aus­si grâce à Euge­nio – nous n’en avons jamais par­lé – qui avait prob­a­ble­ment cette même fas­ci­na­tion.

  1. Fer­di­nan­do Taviani, con­seiller lit­téraire de l’Odin Teatret. ↩︎

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Iben Nagel Rasmussen
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Raphaëlle Doyon
Formée à l’École Jacques Lecoq et à l’Institut d’Études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle, Raphaëlle...Plus d'info
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