RAPHAELLE DOYON : Le projet d’Eugenio (Barba) au départ était très semblable à ce qu’il avait vécu avec Grotowski : un training musclé, assez viril, avec comme meneur Molik, quand Eugenio était en Pologne, et puis Cie lak quand ils sont venus enseigner à Holstebro. Peut-être qu’Eugenio a trouvé en toi les qualités qu’il avait d’abord cherchées chez Torgeir (Wethal). Ton entraînement, pendant de nombreuses années, a été très actif physiquement (culbutes, sauts, chutes, etc.), avec un type d’énergie et de voix qu’on associerait davantage à la représentation qu’on se fait des hommes qu’à celle des femmes. C’est peut-être la raison pour laquelle Vêtue de blanc, le Chaman, et Trickster ont une apparence androgyne, n’étant ni vraiment hommes, ni vraiment femmes comme si tu ne t’étais toi-même pas posée la question ?
Iben Nagel Rasmussen : Je ne me suis jamais posée cette question. J’ai grandi avec mon jeune frère dans une atmosphère où nous étions libres. Mes parents ne nous ont jamais dit comment un petit garçon ou une petite fille étaient censés se comporter. Mon frère aimait beaucoup jouer aux petites voitures et moi à la poupée mais, à part ça, j’étais l’enfant le plus actif des deux. Je grimpais aux arbres et sautais des branches les plus hautes ; je courais dans les bois derrière la maison, ou encore je rassemblais un « gang » de filles qui me suivaient dans mes jeux sauvages. Mon frère était beaucoup plus silencieux et rêveur peut-être.
À l’Odin, il y avait le même comportement vis-à-vis de l’entraînement. Les filles et les garçons étaient censés faire, et faisaient, les mêmes exercices. L’entraînement n’était pas distinctif. On faisait tous les mêmes exercices et c’était une chose naturelle pour moi. Je n’ai jamais pensé qu’il aurait dû en être autrement.
R. D.: Est-ce que tu pourrais me parler du « genre » de ces trois personnages ? En quoi sont-ils liés au training dont ils sont nés ? Même quand ils sont doux, ils sont osés et vivants. Est-ce que cela a un lien avec le fait que ce ne sont pas des femmes, à première vue du moins ?
I. N. R.: Chaque type de training développe automatiquement une qualité particulière d’énergie. Cette énergie – sans que l’acteur le veuille – colore notre façon de jouer. J’ai réalisé cela pour la première fois quand j’ai vu une vidéo d’une improvisation que j’avais faite pour le Chaman au début de la création de VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE (1976). J’ai été surprise de constater que je ne faisais ni ne répétais aucun des éléments du training mais néanmoins l’énergie du Chaman était très très proche de l’énergie que j’avais développée pendant mon entraînement. Le Chaman est né à une période où il était « interdit » d’utiliser telles quelles dans le spectacle des parties de l’entraînement, mais la figure scénique créée parallèlement à l’entraînement était pénétrée par la même énergie, vive et forte.
Le personnage en blanc avec le masque qui pleure des larmes rouges est né des premiers spectacles que nous avons joués à l’extérieur : LE LIVRE DES DANSES (1974) et les parades (1974). Déjà avant de partir pour notre séjour dans le sud de l’Italie, nous nous sommes préparés à Holstebro pour ce que nous pensions être VIENS ! ET LE JOUR SERA NOTRE, un nouveau spectacle de salle. Eugenio nous avait donné à tous la tâche de faire un masque et un costume pour le nouveau personnage. J’ai fait un masque marron et j’ai cousu une tunique blanche avec des rubans rouges. J’ai donné à cette figure un tambour et j’y ai cousu sur les bords des rubans de couleurs. J’étais très frappée à cette époque par les couleurs et la culture mexicaine. Quand peu de temps après, nous avons déménagé à Carpignano dans le sud de l’Italie pour six mois, j’ai emmené avec moi ce nouveau personnage et je l’ai utilisé, à l’extérieur. Le masque, qui avait été fait sur le visage de Roberta, plus large que le mien, a été modifié et peint en blanc. Depuis le premier jour, j’avais imaginé cette figure comme une espèce de crieur public. Et c’est exactement ce qu’elle est devenue.
Le Trickster est né de l’entraînement. Les choses avaient changé à l’Odin. Il n’était plus interdit d’utiliser des fragments de son entraînement dans les spectacles, bien au contraire. Nous utilisions l’entraînement pour inventer et développer de nouveaux personnages. Le Trickster est né pour le spectacle TALABOT (1988). Dans TALABOT, différentes figures de la commedia dell’arte apparaissent. J’étais censée jouer Arlequin, et je trouvais cela très ennuyeux. Le costume, la façon dont « il » jouait, tout était cliché. J’avais vu un Arlequin à Tivoli au théâtre de pantomime, un été. Mais en parlant avec Eugenio et Nando Taviani 1 des racines du rôle, de sa relation avec la tradition soufie et de sa ressemblance avec le Trickster de l’Amérique du Nord, je m’y suis intéressée. J’ai cousu un costume noir avec de nombreux empiècements de couleurs. J’ai transformé un chapeau bizarre en quelque chose d’encore plus bizarre, avec au dessus du chapeau un bout de peau de serpent. Et avec le masque, fait à Bali, par un sculpteur, le Trickster est né à la vie. Dans l’entraînement, nous imitions tous des positions de nos personnages de la Commedia dell’arte, et bien que très peu d’actions et de positions aient été maintenues, le Trickster (et non plus Arlequin) a conservé les modèles d’actions rapides, dansant et passant de l’homme à la femme, de l’humain à l’animal.
Je crois que ce sont des traits qu’on peut trouver dans la plupart de mes personnages scéniques : la fascination pour le magique, le mythique, et l’androgyne. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Ça s’est passé comme cela, sans doute aussi grâce à Eugenio – nous n’en avons jamais parlé – qui avait probablement cette même fascination.
- Ferdinando Taviani, conseiller littéraire de l’Odin Teatret. ↩︎