S/Z de Roland Barthes — La castration est contagieuse

Théâtre
Critique
Portrait

S/Z de Roland Barthes — La castration est contagieuse

Le 12 Jan 2007

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92

EN 1970, parais­sait un ouvrage de Roland Barthes qui allait mar­quer d’une pierre pré­cieuse la cri­tique lit­téraire. S/Z 1 est le résul­tat d’un sémi­naire qui s’est tenu pen­dant deux années, de 1968 à 1969, à l’École pra­tique des Hautes Études ; il présente l’analyse et/ou le com­men­taire d’une nou­velle de Balzac inti­t­ulée SARRASINE. Pro­fondé­ment imprégnée des travaux de Lacan sur la psy­ch­analyse et la lin­guis­tique, la méth­ode de Roland Barthes va à l’encontre de celle en usage à l’université. La pre­mière entorse aux canons du savoir vivre dans le monde de la lit­téra­ture réside dans la mise en page même de l’ouvrage. La nou­velle de Balzac, qui sert de sup­port à l’analyse, est reléguée à la fin du vol­ume, en annexe, cepen­dant que les deux cents pre­mières pages sont occupées par l’analyse et le com­men­taire. Deux décen­nies plus tard, George Stein­er pense-t-il à Roland Barthes lorsque dans REELLES PRESENCES 2, il fustige l’envahissement et le pri­mat du com­men­taire sur l’œuvre orig­inelle. La valeur anec­do­tique, pour­rait-on dire, du texte orig­inel, est encore accen­tuée par la façon dont il a été choisi. Là où l’on attendait une recherche minu­tieuse, il y a le pur hasard d’une ren­con­tre, qui s’est faite par le biais d’une étude de Jean Reboul, qui lui-même avait décou­vert la nou­velle par une note en bas de page, dans LE BLEU DU CIEL de Georges Bataille. Le statut sacré du texte et de l’auteur sont ébran­lés et, au-delà, c’est la lit­téra­ture dans toute sa chaîne, depuis la source jusqu’au lecteur, dans son état de pro­duc­tion et de pro­duit, qui est ques­tion­née.

Le pos­tu­lat de départ sem­ble être une réponse à l’œuvre de José Luis Borgès, à FICTIONS 3 en par­ti­c­uli­er, vari­a­tion sur le thème du livre unique et infi­ni qui con­tiendrait tous les autres livres. Du reste, le jeu de report qui con­duit la nou­velle SARRASINE jusqu’à Roland Barthes est poé­tique­ment borgési­enne. Cette étrange noosphère qui nimbe les lit­téra­teurs éloignés dans le temps, dans l’espace et dans les livres, n’est pas le moin­dre attrait de S/Z.

Au risque de réduire la beauté de la nou­velle de Balzac et de trahir Roland Barthes, il nous faut bien résumer SARRASINE. C’est un réc­it gigogne (la for­mu­la­tion serait récusée par Roland Barthes) écrit à la pre­mière per­son­ne. Le nar­ra­teur observe l’agitation bril­lante d’un bal, dans un riche hôtel par­ti­c­uli­er de Paris, où il accom­pa­gne une jolie femme qu’il compte bien séduire. Suit une longue descrip­tion hyper­bolique où tout est faste, luxe et promesse de volup­té. En con­traste inquié­tant avec tant de vie et de beauté, un mys­térieux vieil­lard, indéfiniss­able et innom­ma­ble, hante les lieux. Il trou­ble la jeune femme ; le nar­ra­teur s’engage à lui racon­ter l’histoire de ce vieil­lard con­tre un ren­dez vous galant. S’ouvre alors le sec­ond réc­it. Le vieil­lard est un cas­trat qui, dans sa jeunesse, sous le nom de Zam­binel­la, tri­om­phait dans les théâtres de Rome. Un jeune sculp­teur, Sar­ra­sine, de pas­sage à Rome pour soign­er son vide à l’âme, s’en éprend, l’enlève et meurt assas­s­iné par les sbires du pro­tecteur du « musi­co », au moment où lui est révélé le vrai sexe de Zam­binel­la. Le réc­it de Balzac est une longue pro­ces­sion où la vérité est tou­jours dif­férée, dans un jeu d’antithèses, d’équivoques, de métonymies jusqu’à la cat­a­stro­phe finale. La for­mule S/Z du titre syn­thé­tise l’énigme par une autre énigme qui est le cœur du réc­it et qui s’affiche sans se dévoil­er, dans une faute d’orthographe faite par Balzac : la sub­sti­tu­tion du Z atten­du (Sar­razine, féminin de Sar­razin) par un S. La Let­tre Z, let­tre de la muti­la­tion, de la déchirure, se trou­ve au milieu du nom de Balzac, à l’initiale de Zam­binel­la, le corps châtré et, en négatif, par le trou qu’il laisse au milieu du nom fémin­isé de Sar­ra­sine. La cas­tra­tion plane sur la nou­velle avec son ombre malé­fique qui finit par con­t­a­min­er tous les autres corps, celui du lecteur y com­pris, par le charme que le réc­it exerce. Ce charme tient bien sûr au sujet ; ils sont tou­jours trou­blants les réc­its d’amour, de sexe, de vie et de mort, mais dans SARRASINE, le génie de Balzac tisse magis­trale­ment, jusqu’à la con­fu­sion, le champ du réel, l’acte de châtr­er et le champ sym­bol­ique, la cas­tra­tion. La let­tre et le sym­bole per­dent le pou­voir de se représen­ter l’un l’autre, la cas­tra­tion peut débor­der et con­t­a­min­er tous les autres corps. La barre qui sépare le Sig­nifi­ant et le sig­nifié ne peut être franchie, dit Lacan, au risque de pro­duire un dérè­gle­ment dans le sys­tème d’équivalence et d’exclusion qui con­duit à l’opposition ultime homme femme. Un homme ne peut être une femme, une femme ne peut être un homme et la « créa­tion » d’un troisième sexe provoque la mort. Ou l’anéantissement. « Tu n’es rien ! » C’est par ces mots que Sar­ra­sine mau­dit le cas­trat dévoilé.

S/Z apporte ain­si un éclairage à la thé­ma­tique du corps trav­es­ti. Sur la scène de théâtre, qu’est-ce donc que « le corps trav­es­ti » ? Est-il mas­culin ou féminin, ou bien est-il mas­culin et féminin ? La vraie per­for­mance de l’acteur n’est pas de copi­er la réal­ité et de tromper le spec­ta­teur mais au con­traire de main­tenir son intel­li­gence dans une oscil­la­tion entre ce ou et ce et, sans jamais l’autoriser à arrêter une opin­ion défini­tive, du moins franche. Et c’est bien cette impos­si­bil­ité à arrêter un sens qui juste­ment fait sens ; la plu­ral­ité des sens (du sig­nifi­ant) se con­ver­tit en affole­ment des sens (du spec­ta­teur). Le manque se traduit par l’excès (corps trav­es­ti donne tou­jours cette impres­sion de « trop »), et il nous donne deux mes­sages con­tra­dic­toires et pas néces­saire­ment oppos­ables : il délim­ite le cer­cle où la cas­tra­tion pour­rait être con­tagieuse ; en même temps, il joue de l’Autorité de l’Art pour se don­ner le « droit de déter­min­er la dif­férence des sex­es ». Le tal­ent de l’acteur per­for­ma­teur et/ou le code du théâtre font que jamais la con­science de l’origine, du fonde­ment à quoi ren­voy­er la réal­ité du monde hab­it­able, ne sont inhibés. Le corps trav­es­ti dit en même temps la Loi et son con­tourne­ment pro­vi­soire. Dans une con­férence don­née à Flo­rence le 15 juil­let 1985, inti­t­ulée Tu es le fils de quelqu’un, Jerzy Gro­tows­ki apporte un éclairage sur ce « tal­ent » de l’art dra­ma­tique : « Qu’est ce que c’est le per­son­nage ? Toi ? Celui qui le pre­mier a chan­té la chan­son ? Mais si tu es le fils de celui qui a chan­té pour la pre­mière fois cette chan­son, oui c’est ça la vraie trace du per­son­nage… Alors dans tout ce tra­vail appa­raît l’aspect ver­ti­cal, tou­jours plus vers le com­mence­ment, tou­jours plus être debout dans le com­mence­ment… Der­rière toi il y a la crédi­bil­ité artis­tique et devant toi il y a quelque chose qui ne demande pas une com­pé­tence tech­nique mais une com­pé­tence de toi-même » « Qu’est ce qui nous fait « homme » ? Telle est la ques­tion dernière de l’acteur, con­clut Jerzy Gro­tows­ki. Le corps trav­es­ti nous dit qu’il sait quelque chose de la nature humaine. S’il reste une re-présen­ta­tion empêchée, il est bien pure présen­ta­tion qui ne se rend pas tout entier au réel. C’est un lan­gage poé­tique, un lieu dans le monde ouvert à tous les pos­si­bles con­tre « la cer­ti­tude que tout est écrit (qui) fait de nous des fan­tômes. » 4

  1. Roland Barthes, S/Z, Points Seuil, Paris, 1970. ↩︎
  2. George Stein­er, REELLES PRESENCES, Gal­li­mard Folio, Paris,1991. ↩︎
  3. Jorge Luis Borgès, FICTIONS, Gal­li­mard, Folio, Paris, 1978. ↩︎
  4. Jorge Luis Borgès, FICTIONS, op. cit. ↩︎

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