Me travestir c’est devenir

Théâtre
Parole d’artiste
Réflexion

Me travestir c’est devenir

Entretien avec Alberto Sorbelli réalisé par Chantal Hurault

Le 10 Jan 2007
Alberto Sorbelli au Louvre, Paris, 1994.
Alberto Sorbelli au Louvre, Paris, 1994.

A

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Alberto Sorbelli au Louvre, Paris, 1994.
Alberto Sorbelli au Louvre, Paris, 1994.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92

LA THEMATIQUE du « corps trav­es­ti » me per­met d’évoquer le trav­es­tisse­ment dans le sens où je le pra­tique : j’essaie de com­pren­dre en quoi « me trav­e­s­tir », c’est « devenir ». Ce qui nous per­turbe dans l’idée du trav­es­tisse­ment, c’est que la société préfère ce qui est dis­tin­guable dans un genre, elle en reste à l’interprétation d’un rôle sans tra­vailler sur l’identité. Les gen­res ne sont pas aus­si tranchés que l’entend la caté­gori­sa­tion mâle/femelle. Actuelle­ment encore, quand au théâtre un homme se déguise en femme, le pub­lic rit, cela fait spec­ta­cle. Dans l’incapacité d’imaginer une flu­id­ité des rôles, on est con­damné à être homme ou femme.

Pour ce qui est du trav­es­tisse­ment théâ­tral, il suf­fit de rap­pel­er la tra­di­tion asi­a­tique où les hommes endossent des rôles de femme. J’ai saisi la néces­sité de la dis­tance en théâtre, ain­si qu’en art, lorsque j’ai vu danser Kazuo Ohno, qui n’a ailleurs inter­prété le rôle d’une jeune fille qu’à un âge avancé. On devrait avoir digéré cette idée, finale­ment déjà clas­sique, de voir un homme fémin­isé pour incar­n­er un per­son­nage féminin. Le cas de l’acteur shake­spearien est intéres­sant du point de vue de l’illusion. Face à un duo d’hommes pour Ham­let et Ophélie, le pub­lic doit être dans l’illusion d’un homme et d’une femme. Dans mon per­son­nage de la pros­ti­tuée, il n’y a ni trans­for­ma­tion ni illu­sion : il y a fémin­i­sa­tion d’un homme en tant qu’homme. Un homme peut, avec quelques acces­soires ou par son atti­tude, être soudain féminin. Mon inten­tion n’a jamais été de devenir une femme. Mon per­son­nage se situe dans l’affranchissement : je ne suis ni homme ni femme, je suis un homme-femme.

Je ne me recon­nais absol­u­ment pas dans le rôle du trav­es­ti parce que, juste­ment, dans aucune de mes actions je n’ai joué le rôle d’une femme. J’ai eu besoin de m’approcher de l’être pros­ti­tué et, après en avoir longue­ment dis­cuté avec l’artiste Jana Ster­bak, j’ai com­pris, con­traire­ment à elle, que le rôle de la pros­ti­tuée, enten­du au sens large, est plus de l’ordre du féminin que du mas­culin. Étrange­ment, un homme habil­lé avec des vête­ments sexy est plus pute qu’une femme : le des­tin d’un homme qui porte des talons ver­nis noirs et des porte-jar­retelles serait celui d’être une pute. Ce trav­es­tisse­ment ves­ti­men­taire évoque la féminité mais il ren­voie de fait à la pros­ti­tuée. C’est un uni­forme pro­fes­sion­nel pré­cis qui répond à des codes uni­versels, c’est la pute par excel­lence, une icône de la société.

Avec ce cos­tume, j’étais immé­di­ate­ment inden­ti­fi­able. Pour­tant, je ne me cachais pas d’être un homme, je lais­sais appa­raître mes pec­toraux. Évidem­ment, je me suis don­né ce rôle parce que mon corps me per­me­t­tait d’être crédi­ble. Je n’avais pas besoin de grand-chose, juste un fil de rouge à lèvres, des bas résille, une petite robe en latex et de hauts talons. Je déam­bu­lais dans les grandes expo­si­tions inter­na­tionales. Per­son­ne ne pen­sait que j’étais une femme intéressée par l’exposition mais plutôt une pute qui avait per­du son chemin et s’était intro­duite dans un milieu réservé à une autre caté­gorie sociale que la sienne. Car, dans le milieu de l’art, la pros­ti­tuée n’est admise que pour sa représen­ta­tion esthé­tique, sur une pho­to ou un tableau. Étant pris pour une vraie pros­ti­tuée, je n’obtenais que des exclu­sions – par ceux-là mêmes qui pou­vaient ensuite écrire sur moi ou acheter des pho­tos. C’est le cas de toutes mes actions, le geste est mal reçu car sa forme artis­tique n’est pas per­cep­ti­ble : la forme est dans le cam­ou­flage. Si ma démarche est accep­tée d’un point de vue intel­lectuel, fil­trée par un cri­tique, elle n’est pas tolérée en direct.

Cer­tains ont pen­sé que je dénonçais le sys­tème marc­hand du milieu de l’art en lui mon­trant son reflet. Ce qui les gênait le plus, c’était de se sen­tir dénon­cés par une image qu’ils refu­saient, celle d’une grosse pute vul­gaire. Alors que moi, j’étais une pute sub­lime ! Je n’étais pas dans la démon­stra­tion mais dans l’affirmation de ma lib­erté, célébrant cet indi­vidu qui n’est ni une fig­ure indigne ni un objet de mépris. Dans toute mon œuvre, je ne dénonce pas, je ne cri­tique pas, je célèbre. Dans ma hiérar­chie sociale, la pros­ti­tuée est indis­cutable­ment au som­met de la pyra­mide. Je par­le ici d’une fig­ure idéale vers laque­lle je tends, la pros­ti­tuée de la lit­téra­ture, un être qui fait don de soi et reste en dehors de toute hypocrisie. Le rap­port à l’autre étant con­tractuelle­ment avoué et con­sen­ti, il se réalise dans la sincérité. Si la société fonc­tion­nait de la même façon qu’une pute avec son client, tout serait bien plus clair !

Je me suis trav­es­ti en dif­férents rôles. Mal­gré ma for­ma­tion académique, que ce soit à Rome la danse à l’Opéra et l’École d’Art, puis les Beaux-Arts de Paris, j’ai rapi­de­ment com­pris que pour être effi­cace, la forme ne devait pas être lis­i­ble. Dès ma pre­mière per­for­mance en 1990 aux Beaux-Arts de Paris, mon per­son­nage, le secré­taire de l’artiste Alber­to Sor­bel­li, a été pris pour un vrai fonc­tion­naire à qui on s’est adressé pour des ren­seigne­ments admin­is­trat­ifs. J’avais le min­i­mum d’accessoires, une chaise, une table, un cos­tume et je m’étais lim­ité à cer­tains gestes, choré­graphiés. Cela a con­tin­ué avec la pros­ti­tuée. La cri­tique n’avait pas encore par­lé de moi quand j’ai com­mencé à me gliss­er dans les vernissages, la pute était vrai­ment con­sid­érée en intruse. J’étais régulière­ment tabassé et chas­sé vio­lem­ment, sou­vent très vul­gaire­ment. Les réac­tions que mes actions ont engen­drées con­fir­ment qu’on ne voy­ait absol­u­ment pas en moi un artiste. Pour­tant, dans les années 90, la per­for­mance était déjà bien inté­grée. Mes actions n’étant pas recon­nues au même titre qu’une œuvre, donc objets de cri­tique, elles étaient tout sim­ple­ment expul­sées.

Dans cet art-là du trav­es­tisse­ment, l’attention porte sur « com­ment paraître pour dis­paraître ». L’objectif est de se fon­dre dans quelque chose d’autre. Le trav­es­tisse­ment, c’est l’autre qui est en moi. Avec le secré­taire, j’étais en fait plus trav­es­ti qu’en pros­ti­tuée. Le trav­es­tisse­ment n’a rien à voir pour moi avec un homme qui met­trait une per­ruque et des chaus­sures à talon. Un homme en veste et cra­vate est à l’évidence trav­es­ti, il suf­fit d’aller à Wall Street…Dès que je suis décou­vert par le pub­lic dans mon être-artiste, l’idée du trav­es­tisse­ment doit être réamor­cée. D’où la néces­sité du cam­ou­flage. L’intérêt du trav­es­tisse­ment est d’activer un doute, si le pub­lic le perçoit claire­ment, il n’entre pas dans le jeu. C’est selon moi un échec pour l’artiste. Pas pour le milieu de l’art qui préfère élim­in­er ce qui pour­rait être gênant plutôt que d’ouvrir une réflex­ion sur ce qui est ou non une inter­ven­tion esthé­tique.

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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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