CHRISTIAN JADE : Tom Lanoye, votre activité littéraire n’est pas seulement théâtrale…
Tom Lanoye : En effet, je n’écris pas que pour le théâtre. J’ai commencé par de la poésie, j’étais même « poète officiel » de la ville d’Anvers, mais avec une totale liberté critique : par tempérament, je suis plutôt un « bouffon du roi » qu’un chantre de la ville. J’ai aussi écrit plusieurs romans, dont le premier, ALLES MOET WEG ( IL FAUT TOUT JETER ) a été adapté au cinéma. Enfin, j’ai écrit une quinzaine de pièces de théâtre, dont la plus célèbre, TEN OORLOG (À LA GUERRE) est une adaptation de huit « drames royaux » de Shakespeare, de Richard II à Richard III. C’est un pamphlet contre la guerre, mis en scène par Luk Perceval, qui dure onze heures et qui a eu beaucoup de succès, y compris en Allemagne. Luk Perceval est d’ailleurs devenu, entre-temps, metteur en scène associé à la Schaubühne de Berlin, dirigée par Thomas Ostermeier.
C. J. : Cette expérience shakespearienne vous a‑t-elle été utile pour ce MEFISTO FOR EVER créé cet hiver au Toneelhuis d’Anvers et que vous présentez cet été à Avignon, au Théâtre municipal ?
T. L. : Cette première adaptation théâtrale m’a beaucoup servi pour l’adaptation de MEFISTO, mais le problème posé était sensiblement différent. Transposer une matière déjà théâtrale, comme Shakespeare, et transposer un roman, de Klaus Mann, le fils de Thomas, exige une autre approche. Nos discussions initiales, en équipe, avec le metteur en scène, Guy Cassiers, le dramaturge, Erwin Jans et l’acteur principal Dirk Roofthooft ont porté à la fois sur le roman et sur son modèle, le grand acteur Gustaf Gründgens. Le MEFISTO de Klaus Mann est un pamphlet, qui date de 1936. Mais il est trop « limité » à son époque, les premières années du règne d’Hitler, pour intéresser un public de théâtre contemporain. Dans le roman, on voit les excès du personnage de l’acteur, mais pas ce que je considère comme le vrai enjeu. Comment Gründgens, rebaptisé dans notre pièce Kurt Köpler, a‑t-il pu se tromper à ce point, et si longtemps, de 1936 à 1945 ? Qu’a‑t-il fait après 1936 (il a vécu jusqu’en 1963 et a survécu à tous les régimes, grâce à son talent)? La conclusion vient de l’étude de sa biographie plus que du pamphlet de Klaus Mann : il a cru pouvoir combattre le système en protégeant, discrètement des acteurs juifs et communistes, mais c’est finalement le système qui l’a vaincu.
C. J. : Cette pièce a été voulue au départ comme une réflexion sur la montée de l’extrême droite en Flandre. On sait qu’un parti nationaliste et xénophobe, le Vlaams Belang, fait plus de 33 % des voix à Anvers et est proche du Front National de Le Pen.
Guy Cassiers : En tant que nouveau directeur du Toneelhuis d’Anvers, j’ai entrepris une réflexion collective avec sept artistes associés : quelle est notre responsabilité dans une ville où un tiers des citoyens vote pour l’extrême-droite ? J’ai commandé MEFISTO FOR EVER à Tom Lanoye pour inaugurer cette première saison, en mettant la problématique politique et citoyenne au centre du jeu. Ce qui m’intéresse c’est de recréer, via le théâtre, un espace de dialogue, et pas seulement de dire qui est le « bon », qui est le « méchant », qui fait « le bien », qui fait « le mal ». Le cas de Kurt Köpler est intéressant puisque, avec les meilleures intentions du monde au départ, il finit par faire tout ce qu’il s’était promis de ne pas faire. Il n’y a pas de manichéisme dans cette pièce puisque Köpler se trompe lui-même de bonne foi. Mais pour nous, spectateurs, la question est : à quel moment passe-t-il du compromis passable à la collaboration ?