Le regard chez Beckett : éclatement du moi et stratagèmes métathéâtraux

Théâtre
Portrait

Le regard chez Beckett : éclatement du moi et stratagèmes métathéâtraux

Le 20 Avr 2013
"Adriana Asti dans OH LES BEAUX JOURS de Samuel Beckett, mise en scène Bob Wilson. Photo Luciano Romano."

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"Adriana Asti dans OH LES BEAUX JOURS de Samuel Beckett, mise en scène Bob Wilson. Photo Luciano Romano."
Article publié pour le numéro
116

LE REGARD, attrib­ut par excel­lence du spec­ta­teur (l’étymologie latine du mot « spec­ta­teur » − spectare− ren­voy­ant à celui « qui regarde avec atten­tion ») est une instance en soi dans l’univers dra­ma­tique beck­et­tien. Con­voité ou red­outé, le regard de l’autre est essen­tiel pour nom­bre de per­son­nages beck­et­tiens.

Il y a plusieurs types de fig­ures spec­ta­tri­ces dans le théâtre de Beck­ett. Il y a d’abord celles qui, bien qu’appartenant à la fic­tion dra­ma­tique, au dis­cours iconique de la pièce, sem­blent par­faite­ment étrangères à l’action ou à la sit­u­a­tion dra­ma­tique et adoptent la pos­ture pas­sive d’un spec­ta­teur. Pour­tant, à cer­tains moments, ces per­son­nages sor­tent de leur immo­bil­ité, quit­tent leur pas­siv­ité et font un geste, dont la moti­va­tion, le plus sou­vent, nous échappe. Un geste, comme celui de l’Auditeur dans PAS MOI, « qui con­siste en une sorte de hausse­ment des bras dans un mou­ve­ment fait de blâme et de pitié impuis­sante », qui « faib­lit à chaque répéti­tion jusqu’à n’être plus, à la troisième, qu’à peine per­cep­ti­ble »1. Ou comme celui de l’Entendeur dans IMPROMPTU D’OHIO, qui frappe sur la table de sa main gauche afin d’indiquer au Lecteur qu’il devra repren­dre la dernière phrase du pas­sage qu’il vient de lire.

Même si l’auteur priv­ilégie l’ouïe, en nom­mant ces spec­ta­teurs internes Audi­teur et Enten­deur, leur regard – caché (dans PAS MOI) ou fixe et sans expres­sion (dans IMPROMPTU D’OHIO) – est là, tan­dis que ces appel­la­tions témoignent du statut pas­sif de ces per­son­nages. Dans PAS MOI, à part la sil­hou­ette de l’Auditeur, le seul objet éclairé, donc vis­i­ble, placé à env­i­ron trois mètres au- dessus du niveau de la scène, est une Bouche dont la Voix par­lante nous livre fréné­tique­ment, à la troisième per­son­ne du sin­guli­er, l’histoire d’une femme qui a vécu enfer­mée dans son mutisme une exis­tence terne et soli­taire, jusqu’à un mys­térieux événe­ment trau­ma­ti­sant, suivi d’une sorte d’épiphanie, qui déclenche en ellele besoin irré­sistible de par­ler : c’est un flot ver­bal irré­press­ible, qu’elle ne maîtrise pas et dont elle est comme pos­sédée. De temps à autre, son dis­cours sem­ble coupé par un inter­locu­teur invis­i­ble et inaudi­ble, qui exig­erait impéra­tive­ment des rec­ti­fi­ca­tions, ou peut-être par le cours imprévis­i­ble de ses pro­pres pen­sées, et alors la Bouche revient sur ses paroles : sa voix est tâton­nante, elle cherche dés­espéré­ment une clarté, une pré­ci­sion, une logique qui lui échap­pent.

La sépa­ra­tion de la Bouche de son corps trou­ve son pen­dant dans le refus véhé­ment de la Voix de s’identifier avec l’histoire racon­tée et d’assumer la pre­mière per­son­ne. Les qua­tre gestes, tou­jours plus faibles, faits par le mys­térieux Audi­teur, arrivent à la suite du démen­ti angois­sé poussés chaque fois par la Bouche : «…quoi ?… qui ? …non!… elle ! », comme si quelqu’un qu’elle aurait été la seule à enten­dre avait essayé de la faire revenir au « je ». Mais, comme le remar­que à juste titre Alan Schnei­der, le met­teur en scène améri­cain qui avait été le pre­mier à mon­ter Beck­ett aux États Unis, « la Bouche n’est pas du tout con­sciente ni d’où elle se trou­ve ni de la Sil­hou­ette qui l’observe ; la Sil­hou­ette est con­sciente de la Bouche, la regarde, mais n’agit pas sur elle »2. À son insu, Schnei­der définit ain­si, on ne peut plus claire­ment, une des hypostases du spec­ta­teur interne chez Beck­ett : une présence pas­sive, un regard posé sur le pro­tag­o­niste mais n’agissant nulle­ment sur lui.

Pour le per­son­nage beck­et­tien c’est peut-être là le moyen de devenir spec­ta­teur de soi-même, par la mise à dis­tance d’un moi dévasté, d’un moi dont l’existence était souf­france et angoisse. C’est ce qui arrive dans L’IMPROMPTU D’OHIO, où nous avons affaire à la dou­ble alié­na­tion du moi : non seule­ment « la triste his­toire » de la perte de l’être aimé est racon­tée à la troisième per­son­ne, mais elle est lue dans un livre. Les deux per­son­nages, l’Entendeur et le Lecteur, « long man­teau noir. Longs cheveux blancs », sont « aus­si ressem­blants que pos­si­ble »3 et se tien­nent assis à table dans des pos­tures symétriques, sans se regarder. Pour­tant, au cen­tre de la table, il n’y a qu’un seul « grand feu­tre noir aux larges bor­ds ». On com­prend que le pro­tag­o­niste est l’Entendeur, celui qui écoute sa pro­pre his­toire et n’intervient de temps à autre que par un geste court, en frap­pant sur la table, afin de déter­min­er le Lecteur de repren­dre l’avant dernière phrase. La stratégie de mise en abyme est ici on ne peut plus évi­dente car, si on n’apprend rien de con­cret con­cer­nant « la triste his­toire », les phras­es lues par le Lecteur racon­tent pré­cisé­ment com­ment lui, le dou­ble gémel­laire de l’Entendeur, son moi objec­tivé, en quelque sorte, est apparu une nuit, comme un mys­térieux mes­sager de l’au-delà, dépêché par l’être dis­paru et venu le con­sol­er.

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Anca Maniutiu
Anca Maniutiu est maître de conférences et vice- doyenne de la Faculté de Théâtre et...Plus d'info
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