Chemins de traverse orientaux – révélations orientales dans des festivals roumains – Sibiu, Craiova, Cluj

Théâtre
Critique

Chemins de traverse orientaux – révélations orientales dans des festivals roumains – Sibiu, Craiova, Cluj

Le 13 Avr 2013
TITUS ANDRONICUS deWilliam Shakespeare, mise en scène Masahiro Yasuda, Festival International de Théâtre de Sibiu, 2009. Photo Mihaela Marin.

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TITUS ANDRONICUS deWilliam Shakespeare, mise en scène Masahiro Yasuda, Festival International de Théâtre de Sibiu, 2009. Photo Mihaela Marin.
Article publié pour le numéro
116

En mémoire de Masao Yam­aguchi, ami et penseur, au car­refour du Japon et de l’Occident

DE L’ORIENT j’ai épuisé la séduc­tion, me dis­ais-je ces temps derniers. Impos­si­ble d’aller plus loin, le savoir je l’avais con­sulté et désor­mais je craig­nais de m’y per­dre à force d’avancer et de ne plus retrou­ver le chemin du retour. Je me repli­ais sur l‘acteur européen… Par ailleurs, les per­for­mances hybrides pro­posées par des acteurs asi­a­tiques s’attaquant aux grands rôles ne ces­saient pas de décevoir, réduc­tions abu­sives à un arse­nal de moyens stéréo­typés : en par­ti­c­uli­er LE ROI LEAR sus­ci­ta de pareils exer­ci­ces qui sem­blaient, mal­gré eux, attester la dif­fi­culté du mix­age envis­agé. Ratages nom­breux à l’exception d’un extra­or­di­naire TITUS ANDRONICUS mis en scène par Masahi­ro Yasu­da, artiste japon­ais, décou­vert à Sibiu.
Il procé­dait à un déplace­ment poé­tique d’une cul­ture à l’autre et écar­tait la grossièreté des greffes rapi­des, som­maires, déplorables. Ici la vio­lence shake­speari­enne – l’extrême vio­lence – se trou­vait tem­pérée par l’usage d’un réper­toire de signes cod­i­fiés, nulle­ment explicites, qui préser­vaient les dis­tances entre les per­son­nages et impo­saient l’absence de tout con­tact physique. Cru­auté céré­monielle… cru­auté accom­plie par des pro­tag­o­nistes tous de blanc vêtus, cru­auté lente et trou­blante, cru­auté fan­toma­le. Choré­gra­phie au ralen­ti, sans sang ni cri, ce TITUS sur­gis­sait entouré de l’aura étrange d’une blancheur immac­ulée, signe de deuil au Japon, TITUS qui resti­tu­ait moins un réc­it qu’il ne dres­sait le paysage men­tal du crime. Vio­lence lente, presque dan­sée, la vio­lence d’un monde ancien ressus­cité en notre présence, monde immo­bil­isé dans la lumière lai­teuse de l’aube, l’heure des meurtres et des arresta­tions. Ce kabu­ki trans­fig­uré sauve­g­ar­dait son orig­ine et en même temps se mon­trait comme étant « recon­stru­it » pour ce texte hors-normes dont il exclu­ait les man­i­fes­ta­tions extérieures de car­nage et de vengeance bar­bare. Par ce tra­vail con­traire à l’attente, réfrac­taire à la redon­dance scénique, ce TITUS reste unique. Le Kabu­ki, d’ordinaire expert en vio­lence, venait apais­er ici grâce à Masahi­ro Yasu­da les excès de cette œuvre « pre­mière » dont Peter Brook, dans les années 50, révéla, avec génie, l’obscurité crim­inelle. D’autres le suivirent, en surenchéris­sant cette approche « san­guinaire », sans saisir que le théâtre s’arrête à « la lim­ite du sang », sang sus­pect sur un plateau, sang frap­pé de soupçon, et, pour l’écarter enfin, il a fal­lu que cet artiste japon­ais four­nisse la ver­sion de TITUS en noir et blanc. Et GUERNICA n’est-elle pas l’expression la plus intense des hor­reurs de la guerre parce que restée en noir et blanc sur les con­seils de Mal­raux ? 

À Craio­va – décidé­ment la Roumanie s’ouvre au Japon ! – un HAMLET du groupe Ryu­topia ayant pour met­teur en scène Yoshi­hi­ro Kuri­ta con­fir­ma, lui aus­si, la com­mu­ni­ca­tion pos­si­ble de ces cul­tures théâ­trales, ori­en­tale et occi­den­tale, rad­i­cale­ment dif­férentes, étrangères l’un l’autre, mais seule­ment lorsqu’un grand artiste s’empare. Le Nô, on le sait, ne s’accomplit jamais au présent, il est la remé­mora­tion du waki, l’homme du coin, qui ranime des per­son­nages et s’immerge dans la mémoire des faits anciens. His­toire d’un retour… d’un passé « per­du et retrou­vé ». Le waki con­voque ses sou­venirs qui s’incarnent et s’animent, en emprun­tant le fameux pont hashigakaripour s’exposer sur le miroir du plateau bor­dé par des cèdres et des piliers en bois noble. Dans le spec­ta­cle de Craio­va, le prince Ham­let se voit attribué le statut d’un waki, témoin qui réac­tive les faire et gestes de jadis, qui se con­sacre à la remé­mora­tion de son drame. Si son ancêtre japon­ais reste immo­bile dans « le coin », le prince tan­tôt s’isole, tan­tôt par­ticipe aux événe­ments, il est égale­ment réc­i­tant et par­tic­i­pant. Et ain­si le spec­ta­cle tout entier allie l’exercice de résur­rec­tion des faits anciens et les agisse­ments actuels du prince. Con­fu­sion des durées… inou­bli­able Nô shake­spearien ! 

Une ultime révéla­tion récente. À Cluj, en Roumanie, de nou­veau, lors du fes­ti­val Inter­férences, nous sommes nom­breux à avoir éprou­vé le sen­ti­ment récon­for­t­ant et rare d’une révéla­tion. Nous étions con­viés à une représen­ta­tion de MUTTER COURAGE de Brecht dans une ver­sion coréenne. Soupçon­neux, en rai­son de tant d’échecs déjà évo­qués, je me suis ren­du au théâtre sur la pointe des pieds. L’étonnement fut d’autant plus grand. La propo­si­tion, ici, con­siste non pas de « jouer » MUTTER COURAGE, mais de la « racon­ter » en réal­isant ain­si la ver­sion unique du théâtre épique tant désiré par Brecht. Pour cela, Lee Jaram, une belle, très belle chanteuse/ danseuse de pan­sori, l’opéra tra­di­tion­nel coréen, prend à bras le corps l’œuvre toute entière, accom­pa­g­née par un orchestre de rock, choc des extrêmes. La chanteuse esquisse des man­i­fes­ta­tions rapi­des, économes d’identification, comme d’ailleurs Brecht le souhaitait, pour pass­er avec célérité d’un per­son­nage à l’autre ou s’attarder afin de décrire des paysages et des acces­soires, des champs de bataille dévastés ou l’égarement des sol­dats affamés. Elle se con­ver­tit en Shéhérazade qui prend son temps, ne se presse jamais, se livre à des détours, ralen­tit ou accélère selon une logique de con­teuse soucieuse de restituer un milieu, de cray­on­ner des car­ac­tères, de racon­ter des événe­ments. La musique inter­vient pour pren­dre par­fois le relais, mais d’une manière plus sou­ple que Brecht l’avait envis­agé, car ici Lee Jaram chante, danse, fait revivre des êtres, déplore leur sort grâce à des lamen­ta­tions exces­sives sans pour autant dis­soci­er mécanique­ment al parole de la musique. Elle reste épique tout y injec­tant un lyrisme exces­sif et maîtrisé ! « Mono­logue choral » – oxy­more de ce spec­ta­cle unique.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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