« … Décidément les artistes ne font pas leur travail … »
Michel Bute !
Aujourd’hui qu’est-ce qui vous manque ?
Aujourd’hui jeudi 14 mars, il me manque le corps d’un comédien, le chant d’un texte qu’il arracherait à la page du livre et les temps de silence qui l’envahissent quand, on le voit bien, il n’écoute plus rien du monde qui l’entoure et des voix qui lui parviennent, parce que comme le petit enfant ou comme le premier ou le dernier homme, il se retrouve face à l’« expérience de la vie ». Aujourd’hui jeudi 14 mars, il me manque de ne pouvoir être face à l’espace vide, apparemment vide, mais tellement rempli d’ondes, chacune porteuse de la possibilité et de l’autorisation, de réouvrir le livre et d’y inscrire en signes chauds, la suite du mystère.
Il me manque d’être au cœur d’un groupe d’hommes et de femmes penchés au-dessus de ce livre et au dessus de l’incroyable nécessité de la transmission.
A quoi avez-vous renoncé ?
Malheureusement à rien de ce qui m’a poussée à accomplir l’acte théâtral la première fois. Tout est inchangé : l’utopie et le rêve sont intacts, la passion et l’amour également. Je dis « malheureusement » parce que ce monde donne un curieux sens à la notion d’avance dans la vie, celui d’ « intégration » , et l’intégration signifie malheureusement l’abandon obligatoire des « origines ».
Celui chez qui cette trace, celle qui fonde son identité, ne veut pas foutre le camp, se retrouve bien vice traité d’immature, d’inadapté, pire, de « rêveur ! »… ce qui, pour le théâtre ne veut strictement rien dire, parce que, pratiqué correctement, le théâtre est un rapport complet au réel.
Qu’est-ce qui est irrémédiablement fini dans votre activité ?
Je me suis déjà surprise tant de fois à croire que j’en avais fini avec « ça ou ça »… Mais la vie est mouvement et toute décision de cet ordre-là est lettre morte.
Donc à cause du terme « irrémédiablement » je ne peux répondre à cette question.
Qu’est-ce qui vous échappe le plus dans vos spectacles ?
La question qu’il suppose éclairer.
Quels sont vos grands souvenirs de répétition ?
Le jour où j’ai eu rendez-vous avec un acteur et non plus avec moi même. Rendez-vous qui a surgi d’un moment d’absence à moi-même, de perte de la maîtrise (notion contenue dans la fonction de metteur en scène). L’acteur en a immédiatement profité pour prendre toute la place laissée par ce vide. Il ne l’a plus jamais quittée.
Les grands moments de théâtre qui furent dicisifs dans votre parcours ?
Laurent Terzieff à la fin de RUBEZAHL de Milosz… mais peut-être était-ce L’ILE ROUGE) … Il était de dos au public, loin de nous, tout au fond du plateau, murmurant, et subitement cette impression hallucinatoire que se dessinait dans le tissu de son veston un œil, un nez, une bouche, un visage, son visage qui me parlait. Magique, quoi ! J’ai su qu’il ne faudrait jamais faire uniquement avec ce que les yeux voient (ce serait sacrifier l’alchimie de l’acteur, faire rentrer dans un cadre ce qui déborde par essence), qu’il fallait partir à la recherche de tout ce que les autres sens « voient ».
Ainsi, y a‑t-il dans votre itinéraire des instants de révélation qui ont été déterminants pour tout le reste de votre travail ?
Peut-être, mais je les ai oubliés, ou alors c’est que tout est déterminant.
Faire du théâtre n’est pas une succession de mises en scène, c’est un choix de vie, une masse intègre de temps, comme un fleuve : le temps et le mouvement de son cours n’ont de sens (direction, contenu) que vus d’avion, c’est-à-dire en tenant compte de son corps en entier.
Qu’est-ce qui est le plus important dans une répétition ?
Comment on est heureux de se dire bonjour, bien que les heures de séparation ne soient pas nombreuses. Comment on laisse la place à la déconnante et aux fous rires. Comment on laisse la tranche de vie qui nous a séparés depuis la dernière repetition, prendre sa place si elle a place à prendre.
Je me souviens d’un début de répétition, pendant les événements de Roumanie ; l’information du massacre de Timisoara (fausse, mais il était impossible de le deviner) avait été donnée à midi, une comédienne trop émue n’a pu qu’éclater en sanglots plutôt que de nous dire bonjour comme d’habitude, un autre comédien l’a prise dans ses bras et le temps s’est suspendu… Tous nous avons attendu, silencieux, que ce partage de tendresse fasse son effet… Plus tard, j’ai demandé à cette comédienne si elle désirait répéter ou si nous annulions cette répétition, afin de prendre encore plus ce temps-là, celui d’être avant tout ensemble… Nous avons répété…
Voilà le plus important : que nous puissions nous consoler les uns les autres quand la difficulté du monde oppresse. Que nous profitions du fait que le théâtre est un espace où se partagent des larmes et des joies, bref un espace humain.
Comment mesurez-vous le plaisir au théâtre ? En tenez-vous compte dans votre travail ?
Le moment dont je viens de parler était un moment de plaisir, de ce plaisir d’être ensemble. Le terme de plaisir est un pléonasme. Le théâtre est plaisir.
Endosser un personnage et inventer l’histoire est du pur plaisir, c’est le fameux futur conditionnel des enfants « là, on dirait que je serais la postière, j’entrerais et toi tu me dirais ça… »
Cherchez-vous à déranger ?
Non, j’essaye d’être moi, de faire confiance à mes émotions, mais peut-être cela suffit-il pour déranger ?
Qu’est-ce qui a compté pour vous au théâtre dans les dix dernières années ?
Les rencontres, bien sûr, mais il y a quelque chose de privé là-dedans…
Qu’est-ce qui a compté pour votre théâtre ?