Bouche, d’eau ; barbe, de terre.

Bouche, d’eau ; barbe, de terre.

(Sur JEANNE D’ARC AU BUCHER, et autres rêves)

Le 27 Avr 1993
Isabelle Huppert. JEANNE D'ARC AU BUCHER d'Arthur Honegger
Isabelle Huppert. JEANNE D'ARC AU BUCHER d'Arthur Honegger

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Isabelle Huppert. JEANNE D'ARC AU BUCHER d'Arthur Honegger
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Article publié pour le numéro
Claude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives ThéâtralesClaude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives Théâtrales
43
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25 août 1992

DANS l’Opéra Bastille, aban­don­né de ses tech­ni­ciens et admin­is­tra­teurs mul­ti­ples, livré au grand vide des vacances et aux grands cham­barde­ments qui suiv­ent les grandes cat­a­stro­phes (celle de Séville en l’oc­cur­rence), l’équipe de Claude Régy investit les gigan­tesques cales du navire en perdi­tion. De quel lieu plus beau rêver ? Cette atmo­sphère de fin du monde — qui jamais ne se dis­sipera totale­ment, même quand, à la mi-sep­tem­bre, l’ensemble du per­son­nel réap­pa­raî­tra — ne peut que plaire au met­teur en scène et à son déco­ra­teur, Daniel Jean­neteau. Ils voulaient des espaces per­dus, ils en ont un, des plus per­dus qui soient.

14h :

Début du tra­vail sur la ren­con­tre entre Jeanne (Isabelle Hup­pert) et Dominique (Red­jep Mitro­vit­sa) Pre­mier pas­sage à l’e­space. Hup­pert s’in­stalle sur le monte-charge qui rem­plac­era le bûch­er pen­dant une par­tie des répéti­tions. La hau­teur est une aide énorme — et une souf­france. Cette troisième dimen­sion que des­sine la ver­ti­cal­ité du bâch­er donne immé­di­ate­ment la tonal­ité de l’œu­vre. Il ne s’a­gi­ra pas d’un petit con­te cham­pêtre, encore moins d’une image d’Épinal (« la- Pucelle-sur-son-bûche-est-con­solée-par-un-moine-et-revoit-les-épisodes-de-sa-vie »). Il s’a­gi­ra d’une ren­con­tre plané­taire. Deux astres (qui rap­pel­lent Saint- Jacques, la Lune ou même l’Om­bre Dou­ble dans LE SOULIER DE SATIN) se croisent dans un instant d’éternité, comme une éclipse entre ombre et lumière. Dès le début Régy insiste, comme à son ordi­naire, sur la néces­sité de ban­nir tout nat­u­ral­isme (lapi­dons « le fox- ter­ri­er de la concierge » !) Le texte lui-même rend tout « réal­isme » impos­si­ble : la ren­con­tre des deux per­son­nages est un pur fan­tasme ; Dominique est mort près de deux siè­cles avant la nais­sance de Jeanne ; ils ne peu­vent s’abor­der que dans un ailleurs sans lim­ites, quelque chose comme des limbes, en marge du monde, de la mort et de la vie — en marge aus­si de toute reli­gion définie puisqu’à l’oc­ca­sion l’imag­i­naire du Coran et de son malé­fique Iblis (mon­stre bisex­ué qui chaque jour engen­dre cent dia­bles plus dia­bles que lui) qui sépare Frère Dominique (à terre) de Jeanne (en hau­teur) détru­it d’ailleurs toute pos­si­bil­ité de « dia­logue ». Dominique par­cour­ra d’abord les soix­ante mètres de plateau (Régy à obtenu d’u­tilis­er, pour la pre­mière fois, une des aires d’alternance qui font l’atout de l’Opéra Bastille, dou­blant ain­si les trente mètres orig­inels). On se rend compte à quel point, déjà, on ne peut plus par­ler de « théâtre ». Toutes les lim­ites écla­tent. On sort de la « représen­ta­tion »

JEANNE D'ARC AU BUCHER d'Arthur Honegger. Photo M. Jacquelin.
JEANNE D’ARC AU BUCHER d’Arthur Honeg­ger. Pho­to M. Jacquelin.

Les paroles qu’échangent Jeanne et Dominique, Régy, dès le début, veut les arracher à la dynamique du dia­logue tra­di­tion­nel. Il y a quelque chose d’ob­scène et d’ab­surde à vouloir présen­ter sur un plateau des per­son­nages qui « con­versent » comme si de rien n’é­tait. Il ne faut pas que Jeanne et Dominique dis­cu­tent, se répon­dent, se com­bat­tent ver­bale­ment, d’abord parce qu’ils par­lent du même endroit, sont en fait comme une
seule et même voix. Ils font le chemin de croix, le chemin du bâch­er, ensem­ble et en même temps. Ils con­vo­quent ensem­ble les forces spir­ituelles que l’Église tout autour d’eux, a per­ver­ties et oubliées. Lorsque Régy fera par la suite tra­vailler la voix qui ouvre la pièce (« Il y eut une fille appelée Jeanne…» ), il insis­tera de même sur la néces­sité d’ou­bli­er la décla­ma­tion qu’on entend générale­ment dans les enreg­istrements de l’œu­vre. « Ce n’est pas une annonce, c’est une annon­ci­a­tion. » Il ne s’ag­it pas de par­ler, ni de crier, mais de laiss­er les voix tra­vers­er les corps. Peut-on par­ler d’un théâtre mys­tique ? Oui, à con­di­tion de ne pas met­tre dans le mot de con­no­ta­tion religieuse. S’il y à sans con­teste une dimen­sion sacrée dans le tra­vail du met­teur en scène, elle ne doit rien à la Révéla­tion. Elle est davan­tage une quête de ce qui a été per­du dans la con­nais­sance du divin. Il s’ag­it de nous remet­tre en con­tact avec nos dimen­sions oubliées, nos mémoires prim­i­tives, géné­tiques, notre pat­ri­moine mythique. Et si l’on observe la qua­si-total­ité des textes mon­tés par Régy, on décou­vre en eux cette volon­té de retrou­ver la matière pri­mor­diale.

C’est aus­si pour cela qu’il est le seul à s’in­téress­er vrai­ment à ce qui ne passe pas par le canal de la parole Dans la suite des répéti­tions, il aimera à rap­pel­er le car­ac­tère extrême­ment « récent » de cette dernière Acquise par I’an­i­mal humain au cours d’une évo­lu­tion au regard de laque­lle sa pro­pre mesure du temps n’est rien, elle appar­tient à une couche super­fi­cielle du cerveau. En cas d’hémi­plégie, elle est I’un des pre­miers sens qui se perd. Le cri, lui, vient d’une couche plus pro­fonde ; et venu de plus loin (de plus longtemps voudrait-on dire) il appar­tient à toutes les espèces, il n’exclut rien, il char­rie une mul­ti­tude de mon­des que la parole, elle, réduit, enferme, bâil­lonne. C’est à ce niveau-ci qu’est le tra­vail à faire. C’est à ce niveau égale­ment que se situe I’his­toire des orig­ines au cœur de laque­lle s’in­scrit la JEANNE de Claudel et Honeg­ger.

18h :

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Arnaud Rykner
Outre une bibliographie critique de Maeterlinck, chez Memini, Arnaud Rykner a publié une dizaine de...Plus d'info
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