L’écrivain qui lisait le journal

L’écrivain qui lisait le journal

— Sur le théâtre de Jean-Marie Piemme — 

Le 24 Avr 1993

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Claude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives ThéâtralesClaude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives Théâtrales
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« JULIEN : Je traîne avec moi cette enveloppe infirme faite de toutes les par­celles de moi-même qui pour­tant ne m’ap­par­tient pas. »
(LES YEUX INUTILES)

Hypothèse 1

Si Piemme était sculp­teur, il tra­vaillerait le mar­bre plus que le bois. Si Piemme était une plante, il serait bon­zaï plutôt que rose. Ec s’il était un geste d’amour, il sérait poignée de main et non bais­er dans le cou. Cela veut dire que les textes dra­ma­tiques de Piemme sont de l’or­dre de la den­sité plutôt que du fri­able, plutôt com­pact que vaporeux. Piemme n’écrit pas au fil de la plume, il con­casse et martèle. Car au moment ol tant d’écrivains font du bruit sans savoir gueuler, Piemme gueule sans faire de bruit ; je veux dire par là que Piemme accom­plit l’écri­t­ure comme une tra­ver­sée poli­tique du corps, si nous enten­dons poli­tique comme ce qui
octroie ou refuse un corps à l’être, mais je veux dire aus­si que Piemme a peur de lui-même dans cetre même tra­ver­sée. Par là il est écrivain. Parce qu’il biffe, déchire, rature, s’es­saie à la fragilité, con­voque ses forces vives, les aban­donne, bref ne s’en sort pas, et recom­mence sans y arriv­er et « c’est peut-être mieux ain­si ».

Cette den­sité, c’est d’abord la métaphore qu’il installe par­fois jusqu’à l’aphorisme, c’est aus­si le sens qui abonde et débor­de de chaque réplique, comme si le per­son­nage en savait plus sur lui-même qu’il n’est habituelle­ment don­né à un être d’en con­naître sur soi et sur le monde. Le dis­cours de l’au­teur tra­verse le per­son­nage : il le con­stitue et en même temps l’exècede. Le per­son­nage est le cristallisa­teur de quelque chose qu’on pour­rait dire sur lui ou de lui, avec des effets qui excè­dent ce que sa capac­ité soci­ologique pour­rait com­porter comme capac­ité à dire.

Cela posera tou­jours deux ques­tions essen­tielles à ceux qui s’empareront des textes de Piemme. Quels acteurs choisir pour incar­n­er ce trop-plein, et quel temps déploy­er sur le plateau pour laiss­er le texte s’en­ten­dre dans sa pléni­tude ?

À la pre­mière ques­tion, Piemme dra­maturge avait pré­paré le ter­rain du Piemme écrivain en décrivant ain­si les con­di­tions de la moder­nité du jeu : « en lieu et place des effets illu­soires de la pro­fondeur psy­chologique, [I’ac­teur con­tem­po­rain] pro­pose I’ex­plo­ration de la sur­face qui les con­stitue : celle du lan­gage et du regard de l’Autre ». De ces acteurs-là il dis­ait qu’ils ont l’ap­pétit du jeu, et par cette métaphore culi­naire, c’est bien de vorac­ité qu’il par­lait.

Quant au temps néces­saire pour le déploiement de la langue, il appa­raît claire­ment qu’il excède la capac­ité de résis­tance d’une âme bien née. Mais si le lecteur s’au­torise à dépos­er le livre pour que se sédi­mentent en lui les idées et les mots, le plateau rechigne à ces paus­es et, à trop respecter le rythme appar­ent des phras­es, les met­teurs en scène de Piemme ont par­fois oblitéré les pos­si­bil­ités fan­tas­ma­tiques du texte. Comme si à suiv­re le sens on en per­dait la charge, comme si l’im­por­tant était la lucid­ité des per­son­nages et non leur quête éper­due. Mis ain­si en présence, l’ac­teur et le spec­ta­teur sem­blent tous deux courir après le per­son­nage, et tout le monde a le sen­ti­ment de par­tir bat­tu. Au théâtre cette posi­tion est inviv­able. Mieux vaut courir tous en même temps, dans des direc­tions opposées peut-être, ensem­ble au moins sur le ter­rain de la réal­ité et de l’imag­i­naire.

Cita­tion

« BENNY : Dans Fran­cis Bacon, les corps coulent comme la pein­ture sur la toile. Jamais je n’ai vu de bouch­es si grande­ment ouvertes, jamais le silence d’un per­son­nage peint n’a reten­ti si fort à mes oreilles. Jamais. Il essaie d’imiter le cri silen­cieux, la bouche s’ou­vre toute large, plusieurs fois. Est-ce que j’y arrive presque ? Il se met devant une vit­re, un miroir, une sur­face réfléchissante. Il recom­mence en se regar­dant. Non, ce n’est pas ça. Il y a des choses qu’on ne pour­ra jamais s’of­frir, c’est peut-être mieux ain­si. »
(Extrait de COMMERCE GOURMAND)

Témoignage 1

Philippe Sireuil : « L’ex­péri­ence nous mon­tre, et c’est para­dox­al, que pour jouer les textes de Piemme, il faut aux acteurs un engage­ment physique et émo­tion­nel puis­sant. La seule façon de faire écouter ses textes sur le plateau, ce n’est pas de leur sub­stituer, mais bien de leur adjoin­dre, une présence physique équiv­a­lente à la force de l’écriture. L’idéal serait de trou­ver l’acte physique qui serait aus­si fort que l’acte d’écriture. Et cet acte doit être de l’ordre du lyrisme. En dila­tant le temps de l’échange, du dia­logue et de la réplique par exem­ple, il est pos­si­ble de faire en sorte que la langue devi­enne trans­par­ente, sim­ple. Le trop-plein néces­site un engage­ment ter­rien absol­u­ment fon­da­men­tal. En trou­vant I’équiv­a­lence du grossisse­ment, de la pléthore, de la pro­lix­ité de l’écri­t­ure, on retrou­ve la légèreté de la langue et une plus grande justesse. Il faut des acteurs qui man­gent les mots comme on boit une soupe, c’est-à-dire avec un appétit fort, un culot d’ac­teur. »

Hypothèse 2

L’essen­tiel à voir, c’est la mou­vance des corps. Non pas la tra­jec­toire active, le geste ou la pro­gres­sion cor­porelle, mais le mou­ve­ment figé : Piemme nous mon­tre des êtres pétri­fiés au « max­i­mum de la vie ». Ces êtres sont ceux du « cri silen­cieux » , ceux de l’enfermement, ceux de l’arrachement impos­si­ble. Les chairs de Piemme sont ces corps de base, des organ­ismes pleins, rem­plis d’un sang trag­ique, cloués au sol ou sur leur chaise, défor­més par la vitesse, liqué­fiés par la fusion des mots, tor­dus du silence même de ces mots. Les corps de Piemme sont blessés, tor­turés, vian­des ecto­plas­miques rem­plies d’én­ergie crue, ce sont des appari­tions incom­mu­ni­ca­bles et angois­sées d’un temps dis­tor­du et insai­siss­able. Dans leur cage trans­par­ente, com­plète­ment fer­mée aux assauts libéra­teurs de l’éveil, les corps de Piemme répè­tent indéfin­i­ment le cri d’a­vant l’horreur, le cri de Fran­cis Bacon.

Hypothèse 3

Piemme, écrivain, lit les jour­naux. Des arti­cles en lec­ture, des his­toires vite nar­rées entre deux événe­ments, il tire des per­son­nages, des hommes et des femmes qu’il dis­sèque étale, tanne et pétrit, tel un médecin légiste, des assas­s­inés. Ce qu’il cherche dans ces corps à pre­mière vue quo­ti­di­ens, c’est l’empreinte de l’Autre, la trace toute nue de l’Altérité. Je veux dire par là que Piemme ne cherche pas de jus­ti­fi­ca­tion morale à cette altérité bien/mal, forc/faible. À la psy­cholo­gie, tou­jours prête à revendi­quer la meilleure place dans l’homme, et tout spé­ciale­ment dans « l’homme théâ­tral » , Piemme oppose la rup­ture, l’é­clate­ment ou la dis­per­sion du sens et de l’être, et par cette expo­si­tion des oppo­si­tions, il crée des per­son­nages qui atteignent au mythe, créa­tures sur-dimen­sion­nées qu’il va faire évoluer, par­fois, dans le réel le plus plat, faisant ain­si se côtoy­er l’in­tel­li­gence la plus aiguë et l’obscénité la plus directe, jusqu’à la con­fu­sion totale. Ce trou­ble est le prix à pay­er pour don­ner vie à ces cadavres dont la presse se repaît. Ec cette vie, c’est d’abord un corps frag­men­taire qui cherche à se dire. En ce sens Piemme est véri­ta­ble­ment un écrivain en corps, et ce qui prime chez lui, d’abord et surtout, c’est le renoue­ment avec les ques­tions orig­i­naires. De la même façon, tous les per­son­nages ont un corps dif­férent, chaque per­son­nage accouche de sa pro­pre langue. L’écri­t­ure de Piemme est poly­phonique jusqu’au con­flit. Il s’ag­it de met­tre en scène la bataille inces­sante des par­lants con­tre les par­lés, des êtres nés con­tre les êtres à naître. Ec la vic­toire ne peut venir que du réc­it, que par l’empressement du dire. Les per­son­nages de Piemme se soû­lent de paroles, ils racon­tent sans cesse, quitte à entrelac­er les réc­its, quitte à procéder par ellipses, quitte à par­tir dans tous les sens, quitte à engen­dr­er cette parole labyrinthique dans laque­lle, eux pour le moins, ne se per­dront jamais. L’im­por­tant pour Julien (LES YEUX INUTILES), comme pour Bet­sy, Anna (COMMERCE GOURMAND) ou pour le vendeur d’en­cy­clopédie (LE BADGE DE LÉNINE), c’est de sur­vivre, c’est de par­ler, c’est d’ex­plor­er son corps par la parole. Et chaque mot ouvre un abîme. Cela tourne par­fois au sor­dide, si bien qu’un soir, à la sor­tie de la pre­mière de COMMERCE GOURMAND, je me demandais com­ment il pou­vait
vivre avec tout cela dans sa tête. Sa réponse fut lumineuse : « Ce n’est pas moi qui pense tout cela, c’est l’écri­t­ure qui me le révèle ».

Témoignage 2

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