Artiste au parcours constellé de compagnonnages – plus de quinze créations avec Claude Régy entre 1984 et 2003, sept avec Patrice Chéreau depuis Le Temps et la Chambre en 1991 jusqu’à son dernier opéra Elektraen 2013, une vingtaine avec Luc Bondy et autant avec Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps – Dominique Bruguière s’unit entièrement à la recherche au long cours des metteurs en scène avec lesquels elle travaille tout en affirmant sa propre réflexion et sensibilité. Elle développe, selon ses termes, une lumière spatiale qu’elle expérimente dans des espaces scéniques épurés ou des décors monumentaux – l’occasion pour elle de penser également la lumière en lien avec les gestes artistiques de scénographes tels Daniel Jeanneteau, Richard Peduzzi ou encore Alban Ho Van qu’elle retrouve année après année avec différents metteurs en scène.
Si elle a longtemps « échappé » au mariage du théâtre et de la vidéo, elle y porte d’autant plus d’attention lorsque la rencontre a lieu. C’est donc naturellement sur sa collaboration avec Christophe Honoré, qui a débuté en 2013 à l’occasion des DialoguesdesCarmélites, que nous interrogeons les exigences, techniques et esthétiques qui s’imposent et qu’elle s’impose dans son champ de création lorsque le plateau accueille la diffusion d’images pré-filmées ou tournées en direct.
En tant que créatrice lumière, quelles sont les contraintes les plus manifestes lorsque tu abordes un projet de théâtre ou d’opéra qui intègre une projection vidéo ?
La vidéo est lumière. C’est une évidence que j’ai besoin de rappeler, y compris pour moi-même. À ce titre elle entre dans mon champ de réflexion et de création, soit en concurrence, soit en opposition, soit en développement. Je n’ai plus la même approche qu’il y a trois ans, lorsque j’écri- vais que : « sa présence n’entrerait pas en conflit avec mon travail et qu’au contraire ces deux modes de représentation s’accorderaient dans un même mouvement1 ». Je citais Pelléas et Mélisande et Dialogues des Carmélites, deux mises en scène de Christophe Honoré, et il est vrai que le tête-à- tête entre ces deux formes y était doux et har- monieux. Depuis, j’ai été confrontée à d’autres expériences comme créatrice mais aussi comme spectatrice, et ma perception en a été modifiée.
De mon point de vue de créatrice, plusieurs contraintes se dessinent, en particulier pour la vidéo créée en direct durant la représentation. Cette image filmée a besoin de ma lumière pour être réalisée, et dans le même temps elle en produit une autre. L’éclairement du plateau provient par conséquent de deux origines différentes qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans la même logique. Ce dont a besoin une captation en termes de luminosité et de contraste répond à des nécessités techniques qui lui sont propres. La question est donc de savoir si je peux maintenir la composition lumineuse, sa structure visuelle et sa temporalité telle que je la ressens, indépendamment des nécessités de l’image filmique et au risque que cette dernière soit sur- ou sous-exposée. Difficile d’imaginer que la lumière théâtrale, reconnue depuis peu dans sa spécificité artistique, devienne un simple outil d’éclairage. Cependant je m’aperçois que dans bien des productions, au théâtre comme à l’opéra, elle est entièrement subordonnée au tournage de la vidéo en direct, et qu’ainsi elle s’appauvrit en tant que forme artistique singulière.
La deuxième strate de difficultés vient de ce que l’image projetée génère elle-même une luminosité qui n’est pas maîtrisable. Inévitablement, surtout lorsque son support est un écran, elle se diffuse et inonde la scène dans son ensemble, m’obligeant à modeler différemment les intensités et les contrastes afin de préserver les mystères du plateau. De même, il faut protéger l’image vidéo de toute pollution lumineuse et brider la puissance des projecteurs. Il y a comme une nécessité de séparer physiquement les deux univers pour les préserver l’un de l’autre, tout en maintenant une esthétique et une dramaturgie commune. Pour moi, qui considère la lumière comme principe unificateur de tous les éléments dramaturgiques, visuels et émotionnels d’un spectacle, ce cloisonnement vers lequel il faut tendre ne cesse de m’interroger.
Ta création de la lumière pour Tosca, mise en scène par Christophe Honoré, a été particulièrement exemplaire dans le rapport d’équilibre atteint entre présence au plateau et à l’écran. As-tu mené cette création comme un défi ?
Tosca est l’expérience récente qui m’a obligée à prendre en compte tous ces paramètres et trouver une forme qui, je l’espère, a dépassé ces contradictions. L’espace scénographique d’Alban Ho Van maintenait une distance entre les surfaces de projection placées en hauteur et le plateau, lieu du jeu et du chant. Mon défi a été de privilégier le plateau et de ne pas subordonner la lumière aux impératifs du tournage. La surface de projection est nécessairement ce que le spectateur regarde en premier, d’abord parce que sa luminosité intercepte l’œil immédiatement et peut le garder captif, ensuite parce que les gros plans des visages et des corps ont plus de « poids » que les visages et les corps présents au plateau. Il y a un rapport d’échelle qui, au premier abord, ne leur est pas favorable, les silhouettes paraissent frêles et les visages lointains. J’avais envie que, passés les premiers temps de fascination pour l’image filmée, le spectateur puisse revenir à la forme théâtrale qui se déroulait aussi sous ses yeux, et la goûter comme telle y compris dans sa lumière spécifique. À l’intérieur de la proposition dramaturgique et esthétique de Christophe Honoré, les deux formes pouvaient se répondre à égalité et le regard circuler librement. En somme, il s’agissait de maintenir ou de susciter un rapport de séduction aussi fort pour l’image théâtrale que pour l’image filmée.
Il reste cependant pour moi une question sans réponse en ce qui concerne les captations en direct – et cette Toscan’y a pas échappé – celle de la multiplication des points de vue. « Le point de vue » est le lieu d’où l’on voit, c’est-à-dire celui du spectateur, et donc celui d’où je créée la lumière. Les cadreurs qui déambulent sur scène ne sont pas à cette place, leurs points de vue sont nécessairement différents du mien et par conséquent la lumière qu’ils filment n’est pas toujours celle que nécessiterait le plan. J’ai fait le choix de privilégier le regard du spectateur, d’autres au contraire optent pour celui de la caméra, le débat mérite réflexion. En tout cas, les cadreurs de Tosca ont fait un travail admirable compte tenu de la prééminence de mon « point de vue » sur le leur.
Pour toi qui développes depuis des années un travail sur les volumes, en portant une grande attention au décor, en quoi la présence d’un écran a pu modifier ton approche du volume scénique ?
Tout dépend de la façon dont est pensée la scénographie autour de la surface de projection et la nature de celle-ci : écran ou décor lui-même. La perception du volume sera différente et ma façon de le traiter également. Quelle que soit l’image filmée – y compris l’ouverture sur un paysage à l’infini –, l’écran ferme l’espace et se révèle pour ce qu’il est, une paroi. À l’intérieur d’une image en trois dimensions qui est celle de la cage de scène, le support filmique en deux dimensions cloisonne tout ou partie du volume dans lequel il s’inscrit. Cette paroi modifie la perception des proportions du décor, notamment sa profondeur car sa luminosité réduit visuellement la distance qui nous en sépare. C’est le contenu de l’image projetée qui raconte la profondeur, non la profondeur du plateau elle-même. Pour contrebalancer cette sensation d’aplatissement, il me faut inventer des zones d’ombres qui redonnent une dynamique à l’espace.
En revanche, la vidéo projetée à même le décor émerge de son support sans pour autant l’aplatir, d’autant que sa luminosité est généralement moindre que la surface claire d’un écran. Je pense aux fines interventions des images dans Anne-Marie la Beauté de Yasmina Reza qui semblaient sourdre des murs, sans en altérer leur nature, ni leur agencement, ou au visage de Catherine Malfitano, projeté sur le tulle du troisième acte de Tosca.
Dans ta recherche sur la « lumière naturelle » au théâtre, la vidéo entre-t-elle en conflit avec ta création ?
Au théâtre si un acteur dit « il pleut » on le croit, même s’il n’y aucune représentation de pluie à ce moment-là. La grande différence entre théâtre et cinéma/vidéo est, comme l’on sait, la question du réalisme. La « nature » filmée et projetée dans une cage de scène est un choc qui peut soit détruire un récit théâtral s’il n’est pas aussi fort que la représentation photographiée, soit au contraire lui offrir un déploiement merveilleux. Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc mis en scène par Christophe Honoré en 2013 est resté comme un modèle de conversation intime et harmonieuse entre, de part et d’autre d’une immense baie vitrée, un plan fixe de la place de la République à Paris filmée à diverses heures du jour et de la nuit, et ma lumière qui suivait le cours de ce passage du temps et ses variations météorologiques. La lumière dans son artificialité était le reflet naturel, le prolongement authentique de l’image filmée réaliste.
Je dirais qu’un des défis du théâtre est là : être aussi percutant dans l’évocation de la nature avec son vocabulaire factice et fragile que l’image projetée qui nous la délivre avec la force de son naturalisme et de sa technologie.
- Penser la lumière, Dominique Bruguière, en collaboration avec Chantal Hurault, coll. Le Temps du théâtre, Actes Sud, 2017. ↩︎