Les fantômes sacrés de Tiphaine Raffier

Théâtre
Critique

Les fantômes sacrés de Tiphaine Raffier

Le 17 Juil 2020
Pierre Marescaux (musicien), Guillaume Bachelé (comédien, musicien et compositeur), Edith Mérieau dans France- fantôme, texte et mise en scène Tiphaine Raffier, vidéo Pierre Martin, création au Théâtre du Nord à Lille, 2017. Photo Simon Gosselin.
Pierre Marescaux (musicien), Guillaume Bachelé (comédien, musicien et compositeur), Edith Mérieau dans France- fantôme, texte et mise en scène Tiphaine Raffier, vidéo Pierre Martin, création au Théâtre du Nord à Lille, 2017. Photo Simon Gosselin.

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Pierre Marescaux (musicien), Guillaume Bachelé (comédien, musicien et compositeur), Edith Mérieau dans France- fantôme, texte et mise en scène Tiphaine Raffier, vidéo Pierre Martin, création au Théâtre du Nord à Lille, 2017. Photo Simon Gosselin.
Pierre Marescaux (musicien), Guillaume Bachelé (comédien, musicien et compositeur), Edith Mérieau dans France- fantôme, texte et mise en scène Tiphaine Raffier, vidéo Pierre Martin, création au Théâtre du Nord à Lille, 2017. Photo Simon Gosselin.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 141 - Images en scène
141

Dans France-fan­tôme (2017), Tiphaine Raf­fi­er imag­i­nait une dystopie où les défunts étaient réin­car­nés grâce à la numéri­sa­tion et au trans­fert de leur mémoire dans un nou­veau corps. Avec La Réponse des hommes, elle pour­suit sa réflex­ion sur l’image à tra­vers de nou­velles ques­tions éthiques. Com­ment son rap­port à l’image se con­stru­it-il dans ses spec­ta­cles ? Que révèle-t-il de sa rela­tion à la fic­tion ?

Comé­di­enne, réal­isatrice et autrice des textes qu’elle met en scène, Tiphaine Raf­fi­er a fait de l’image l’un des axes de réflex­ion de France-fan­tôme car, affirme-t-elle : « L’image est tou­jours un instru­ment du pou­voir, qu’on la con­sid­ère comme dan­gereuse, plaisante ou purifi­ca­trice.1 » La représen­ta­tion des fig­ures y est inter­dite aux per­son­nages. Une inter­dic­tion stricte­ment sur­veil­lée par un « Min­istère de l’image » qui s’y assure égale­ment que per­son­ne n’évoque les odeurs des cadavres en putré­fac­tion et ne prononce jamais le mot « fan­tôme ».

Dans cette dic­tature total­i­taire dystopique où les seules vidéos autorisées sont les pub­lic­ités du pro­gramme « Recall Them Corp.», qui per­met de ressus­citer les morts dans d’autres corps, cette inter­dic­tion du fan­tôme met en exer­gue un malaise. Car le fan­tôme est le « théâtre qui doute », por­teur poten­tiel d’une révéla­tion et sinon a min­i­ma d’une ren­con­tre2. Or les per­son­nages de France-fan­tôme sont englués dans leurs exis­tences. Comme si, privés de fan­tômes, ils étaient aus­si privés d’imagination. Et il appa­raît ain­si que, plus peut-être que leurs vis­ages, c’est elle qu’ils cherchent à retrou­ver lorsqu’une caméra leur per­met enfin de se filmer et de réalis­er le pre­mier film de l’ère total­i­taire dans laque­lle ils vivent. Tiphaine Raf­fi­er revendique un théâtre qui ques­tionne plus qu’il ne résout3.

Pour­tant, ici, c’est bien con­tre la pri­va­tion de la fic­tion qu’elle sem­ble nous met­tre en garde. La met­teuse en scène affirme faire du théâtre avec le désir de créer « un rit­uel, un lien entre les gens. Je suis dans la recherche utopique d’un sacré païen, lié à la terre et aux totems. C’est ce que l’on fait au plateau : on essaie de con­vo­quer du sacré avec des effi­gies con­stru­ites de bric et de broc. » Cet attrait pour la céré­monie et le sacré passe égale­ment, dans sa rela­tion à l’image, par son rap­port au texte.

Le jeu du surtitrage

Le sur­titrage vidéo peut dou­bler ou rem­plac­er un per­son­nage dans les spec­ta­cles de Tiphaine Raf­fi­er. C’est le cas pour Dans le nom 2014) où, dev­enue sourde, la nar­ra­trice ne peut plus s’adresser au pub­lic. C’est alors l’écran « sou­verain et omni­scient qui prend la charge du réc­it4 » et le racon­te non plus à la pre­mière mais à la troisième per­son­ne, devenant un acteur sup­plé­men­taire. Le texte pro­jeté est révéla­teur d’une appé­tence pour un rap­port direct avec la lit­téra­ture via l’image, qui com­plète et ren­force l’énonciation.

Une force de l’image dont elle est bien con­sciente : « C’est telle­ment puis­sant, dit-elle, de s’adresser directe­ment au spec­ta­teur, d’inventer cette lec­ture publique. La beauté des mots écrits sur un écran noir, dans une typogra­phie et une musique bien choisies, n’en finit pas de m’émouvoir.5 »

L’image domine le
théâtre quand on
la met au plateau.
Donc il est utile de
se pos­er la ques­tion
du dia­logue avec
le plateau et des
moments où elle
doit être présente
ou pas. L’intérêt est
dans le dia­logue
parce qu’une belle
image vidéo, bien
tra­vail­lée, est comme
une drogue pour les
spec­ta­teurs. Ils ont
envie de se voir en
gros plan et de voir
le grain de la peau
des acteurs. Cela
explique peut-être
cette frénésie de
l’image au théâtre.

La tentation du charme

Mais l’image ne doit pas être sidérante. Elle doit aus­si, selon Tiphaine Raf­fi­er, servir à « faire dia­loguer le plateau avec le pub­lic6 » tout en l’interrogeant sur le car­ac­tère sacré de l’image, voire hyp­no­tique et ensor­celeur. Elle pour­suit cette réflex­ion dans La Réponse des hommes où elle prend la théolo­gie chré­ti­enne comme cadre nar­ratif. Les quinze Œuvres de Mis­éri­corde de l’Évangile selon saint Matthieu y sont déclinées en autant de chapitres, qui inter­ro­gent la morale et à la jus­tice à tra­vers, dit-elle, « les dilemmes et les inquié­tudes morales archaïques ou con­tem­po­raines qui nous habitent7 ». Les usages de la vidéo y sont très dif­férents de ceux de France-fan­tôme. Mais tou­jours cal­culés. Car Tiphaine Raf­fi­er, inspirée notam­ment par l’ethnographe Jeanne Favret- Saa­da (Lesmots,lamort,lessorts) affirme être con­sciente de son pou­voir ensor­celeur :

« L’image domine le théâtre quand on la met au plateau. Donc il est utile de se pos­er la ques­tion du dia­logue avec le plateau et des moments où elle doit être présente ou pas. L’intérêt est dans le dia­logue parce qu’une belle image vidéo, bien tra­vail­lée, est comme une drogue pour les spec­ta­teurs. Ils ont envie de se voir en gros plan et de voir le grain de la peau des acteurs. Cela explique peut-être cette frénésie de l’image au théâtre. »

Ce sont donc aus­si ces pou­voirs, presque hyp­no­tiques, qui sont inter­rogés. Dans l’un des chapitres de LaRéponsedeshommes, « Vêtir ceux qui sont nus », il est ques­tion d’une jeune femme qui vient d’intégrer l’armée française. La sit­u­a­tion per­met de ques­tion­ner l’image à tra­vers un faux film de pro­pa­gande de l’armée, soule­vant des ques­tions sur le film de guerre : que peut-on et que doit-on mon­tre ? Quelle est la pro­duc­tion réelle des images de l’armée et quelles ques­tions morales pose-t-elle ? La vidéo y appa­raît comme un out­il plas­tique, qui per­met notam­ment les gros plans sur cer­taines par­ties du corps des per­son­nages, mais égale­ment de racon­ter ce qui se déroule hors-champ. Et là encore, elle révèle un attache­ment vis­céral à la fic­tion. Car ces quinze Œuvres–sacrées–de Mis­éri­corde sont autant de fic­tions ouvertes et donc de pos­si­bil­ités d’interroger.

  1. Tiphaine Raf­fi­er, note d’intention de France-fan­tôme. ↩︎
  2. Monique Borie, Le Fan­tôme ou Le théâtre qui doute, coll. « Le temps du théâtre », Actes Sud, 1997. ↩︎
  3. Tiphaine Raf­fi­er, entre­tien avec Mar­jorie Bertin, mars 2020. ↩︎
  4. Idem. ↩︎
  5. Idem. ↩︎
  6. Idem. ↩︎
  7. Tiphaine Raf­fi­er, note d’intention du spec­ta­cle. ↩︎

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Tiphaine Raffier
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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