Dans France-fantôme (2017), Tiphaine Raffier imaginait une dystopie où les défunts étaient réincarnés grâce à la numérisation et au transfert de leur mémoire dans un nouveau corps. Avec La Réponse des hommes, elle poursuit sa réflexion sur l’image à travers de nouvelles questions éthiques. Comment son rapport à l’image se construit-il dans ses spectacles ? Que révèle-t-il de sa relation à la fiction ?
Comédienne, réalisatrice et autrice des textes qu’elle met en scène, Tiphaine Raffier a fait de l’image l’un des axes de réflexion de France-fantôme car, affirme-t-elle : « L’image est toujours un instrument du pouvoir, qu’on la considère comme dangereuse, plaisante ou purificatrice.1 » La représentation des figures y est interdite aux personnages. Une interdiction strictement surveillée par un « Ministère de l’image » qui s’y assure également que personne n’évoque les odeurs des cadavres en putréfaction et ne prononce jamais le mot « fantôme ».
Dans cette dictature totalitaire dystopique où les seules vidéos autorisées sont les publicités du programme « Recall Them Corp.», qui permet de ressusciter les morts dans d’autres corps, cette interdiction du fantôme met en exergue un malaise. Car le fantôme est le « théâtre qui doute », porteur potentiel d’une révélation et sinon a minima d’une rencontre2. Or les personnages de France-fantôme sont englués dans leurs existences. Comme si, privés de fantômes, ils étaient aussi privés d’imagination. Et il apparaît ainsi que, plus peut-être que leurs visages, c’est elle qu’ils cherchent à retrouver lorsqu’une caméra leur permet enfin de se filmer et de réaliser le premier film de l’ère totalitaire dans laquelle ils vivent. Tiphaine Raffier revendique un théâtre qui questionne plus qu’il ne résout3.
Pourtant, ici, c’est bien contre la privation de la fiction qu’elle semble nous mettre en garde. La metteuse en scène affirme faire du théâtre avec le désir de créer « un rituel, un lien entre les gens. Je suis dans la recherche utopique d’un sacré païen, lié à la terre et aux totems. C’est ce que l’on fait au plateau : on essaie de convoquer du sacré avec des effigies construites de bric et de broc. » Cet attrait pour la cérémonie et le sacré passe également, dans sa relation à l’image, par son rapport au texte.
Le jeu du surtitrage
Le surtitrage vidéo peut doubler ou remplacer un personnage dans les spectacles de Tiphaine Raffier. C’est le cas pour Dans le nom 2014) où, devenue sourde, la narratrice ne peut plus s’adresser au public. C’est alors l’écran « souverain et omniscient qui prend la charge du récit4 » et le raconte non plus à la première mais à la troisième personne, devenant un acteur supplémentaire. Le texte projeté est révélateur d’une appétence pour un rapport direct avec la littérature via l’image, qui complète et renforce l’énonciation.
Une force de l’image dont elle est bien consciente : « C’est tellement puissant, dit-elle, de s’adresser directement au spectateur, d’inventer cette lecture publique. La beauté des mots écrits sur un écran noir, dans une typographie et une musique bien choisies, n’en finit pas de m’émouvoir.5 »
L’image domine le
théâtre quand on
la met au plateau.
Donc il est utile de
se poser la question
du dialogue avec
le plateau et des
moments où elle
doit être présente
ou pas. L’intérêt est
dans le dialogue
parce qu’une belle
image vidéo, bien
travaillée, est comme
une drogue pour les
spectateurs. Ils ont
envie de se voir en
gros plan et de voir
le grain de la peau
des acteurs. Cela
explique peut-être
cette frénésie de
l’image au théâtre.
La tentation du charme
Mais l’image ne doit pas être sidérante. Elle doit aussi, selon Tiphaine Raffier, servir à « faire dialoguer le plateau avec le public6 » tout en l’interrogeant sur le caractère sacré de l’image, voire hypnotique et ensorceleur. Elle poursuit cette réflexion dans La Réponse des hommes où elle prend la théologie chrétienne comme cadre narratif. Les quinze Œuvres de Miséricorde de l’Évangile selon saint Matthieu y sont déclinées en autant de chapitres, qui interrogent la morale et à la justice à travers, dit-elle, « les dilemmes et les inquiétudes morales archaïques ou contemporaines qui nous habitent7 ». Les usages de la vidéo y sont très différents de ceux de France-fantôme. Mais toujours calculés. Car Tiphaine Raffier, inspirée notamment par l’ethnographe Jeanne Favret- Saada (Lesmots,lamort,lessorts) affirme être consciente de son pouvoir ensorceleur :
« L’image domine le théâtre quand on la met au plateau. Donc il est utile de se poser la question du dialogue avec le plateau et des moments où elle doit être présente ou pas. L’intérêt est dans le dialogue parce qu’une belle image vidéo, bien travaillée, est comme une drogue pour les spectateurs. Ils ont envie de se voir en gros plan et de voir le grain de la peau des acteurs. Cela explique peut-être cette frénésie de l’image au théâtre. »
Ce sont donc aussi ces pouvoirs, presque hypnotiques, qui sont interrogés. Dans l’un des chapitres de LaRéponsedeshommes, « Vêtir ceux qui sont nus », il est question d’une jeune femme qui vient d’intégrer l’armée française. La situation permet de questionner l’image à travers un faux film de propagande de l’armée, soulevant des questions sur le film de guerre : que peut-on et que doit-on montre ? Quelle est la production réelle des images de l’armée et quelles questions morales pose-t-elle ? La vidéo y apparaît comme un outil plastique, qui permet notamment les gros plans sur certaines parties du corps des personnages, mais également de raconter ce qui se déroule hors-champ. Et là encore, elle révèle un attachement viscéral à la fiction. Car ces quinze Œuvres–sacrées–de Miséricorde sont autant de fictions ouvertes et donc de possibilités d’interroger.
- Tiphaine Raffier, note d’intention de France-fantôme. ↩︎
- Monique Borie, Le Fantôme ou Le théâtre qui doute, coll. « Le temps du théâtre », Actes Sud, 1997. ↩︎
- Tiphaine Raffier, entretien avec Marjorie Bertin, mars 2020. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Tiphaine Raffier, note d’intention du spectacle. ↩︎