Tabataba

Tabataba

Le 30 Sep 1995

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Per­son­nages :
Maï­mouna,
Sœur aînée
Petit Abou,
Cadet
Iar­ley David­son,
Moto

La cour intérieure d’une mai­son.
Onze heures du soir.
Quar­ante degrés.

MAÏMOUNA

Pourquoi tu ne sors pas, la nuit, quand tous les garçons de ton âge sont déjà dans la rue en chemise, avec le pli du pan­talon bien repassé, et qu’ils tour­nent autour des filles ? Tout Tabata­ba est dehors, tout Tabata­ba est bien habil­lé, les garçons draguent les filles et les filles ont passé le jour à se coif­fer et moi, mon frère a de la graisse plein les pattes et il bricole sa machine. Honte sur moi, on va croire que je ne sais pas repass­er les chemis­es.

Si, le matin, au lieu de démon­ter le moteur de ta machine pour le remon­ter le soir, si tu me don­nais ta chemise à laver, ta veste à repass­er, le bou­ton de ton pan­talon à recoudre, je ne serais pas humil­iée le soir quand les autres garçons vien­nent et deman­dent : où il est, petit Abou, où est-il, ton frère, où est notre copain, que l’on sorte avec lui ? Quelle honte, pour moi. Il est là, dans la cour, avec les chiens et les vieilles et les poules, avec un vieux chif­fon dégueu­lasse à la main. Lave ta tig­nasse ou je te gifle ; fais-toi des locks, des tress­es, rase-toi le crâne ; donne ta chemise ; cesse d’être ma honte, le soir, quand les voi- sines vien­nent, avec leur air de pim­bêch­es, Fatouma­ta surtout, et qu’elles deman­dent : et ton frère ? où donc est-il, notre chéri ? où il est, petit Abou ? Qu’est-ce que je peux répon­dre, moi?: il est dans l’huile de moteur, il sent la vieille machine, il manque des bou­tons à son pan­talon ? Honte sur moi.

Lâche ce chif­fon, sors la tête du cul de cette machine. Crois-tu qu’une fille accepterait de in on ter là-dessus, alors qu’elles passent tout l’après-midi à se coif­fer ? Cela ne te sert même pas à sor­tir, cela te sert à rester. De quoi j’ai l’air, moi, avec mon frère crasseux au milieu des vieilles femmes, penché sur sa machine à l’heure où tout le monde est dehors ? De quoi ai-je l’air, à cette heure du soir et par cette chaleur, où tu de- vrais être en train de boire de la bière dans les maquis, où tu devrais être en train de tourn­er autour de ces pim­bêch­es de voisines ? Tu es le déshon­neur de cette cour.

Une sœur aînée est respon­s­able de son frère. Je t’ai appris à te laver, je t’ai assez lavé moi-même, négril­lon, torché, baigné, plongé dans la bas­sine et main­tenant, tu as les mains blanch­es de crasse et tu sens la bête ; tu me salis la robe rien qu’à te regarder, j’en ai marre d’être ta sœur et je vais te gifler. Il est l’heure, il fait chaud, dis-moi où est ta chemise, lais- se-moi te coif­fer et je t’asperg­erai de Soir de Paris. Lève la tête, petit Abou. Une sœur dont le frère ne sort pas est la risée de ses voisines ; une sœur dont le frère n’est pas un homme n’est pas une femme. Dehors, ma honte et mon humil­i­a­tion, cours les rues de Tabata­ba, hon­ore-moi : bois de la bière et baise les filles.

PETIT ABOU

Je ne veux pas marcher dans les rues de Tabata­ba, elles sont pleines de merdes de chiens ; je ne veux pas boire de la bière dans les maquis, elle n’est même pas froide et elle est trafiquée.

Je n’aime pas les voisines, elles sen­tent la poule, je n’aime pas comme elles se coif­f­ent et s’ha­bil­lent, je les préfère le matin quand elles pré­par­ent le repas. Et dès qu’il com­mence à faire nuit, je n’aime plus mes copains. J’aime ma moto et mes pattes pleines de graisse, et le chif­fon sale ; je préfère mon pan­talon sans bou­ton et ma chemise frois­sée ; j’aime la vieille cour et les vieux et les chèvres ; une chèvre sent la chèvre, je ne veux pas sen­tir la poule, je veux sen­tir mon odeur à moi, je veux choisir ma saleté et rester dans la cour. Laisse mes copains tran­quilles et oublie les voisines. Ne reste pas là, je n’ai pas besoin de toi. Ne me regarde pas comme cela, comme si tu allais me don­ner un bain ou une gifle ; je ne suis plus un négril­lon, je suis trop grand, je ne vais pas mon­ter sur ton dos. Va-t-en, Maï­mouna ; quand il fait si chaud, cela me donne envie de tuer.

MAÏMOUNA

Pour qui te prends-tu, petit merdeux, pour croire que tu peux braver la nature ? Je ne te demande pas ce que tu aimes, je ne te demande pas ce dont tu as envie. Même les pier­res s’ ac- cou­plent entre elles, tu n’y échap­peras pas. Même si tu n’en as pas envie, sors quand même ou je te donne des gifles.

Tu restes là, à fumer comme une putain à l’in­ter­roga­toire. Qui t’a appris à fumer tout seul ? Un homme peut fumer dans les maquis, en buvant de la bière et en tripotant les filles, mais quelqu’un qui fume tout seul est un vicieux ; honte sur moi, on va croire que c’est moi qui t’ai ren­du vicieux, on va croire que je n’ai rien su t’ap­pren­dre de la vie, on va croire que je n’ai pas rem­pli mes devoirs de sœur aînée.

Et pour­tant, quand tu étais petit, j’en ai passé, des soirs, à te don­ner des gifles et à tout t’en­seign­er, à bien te pré­par­er, à t’ex­pli­quer les femmes, tu m’avais l’air de com­pren­dre. A sept ans, je t’ai fait le dessin sur ton cahi­er d’é­cole, je t’ai même lais­sé me touch­er pour que tu ne sois pas trop sur­pris la pre- mière fois ; je t’ai bien expliqué : c’est ici, c’est comme ça, de- dans, dehors, c’est tout, c’est sim­ple, l’homme, la femme, la vie, tout le bor­del, il n’y a rien d’autre à appren­dre, il n’y a rien d’autre à savoir. Tu avais l’air d’avoir com­pris ; honte sur moi, tu n’as rien com­pris du tout. Et à l’heure où tu devrais être dehors à te frot­ter avec les voisines, tu es dans la cour avec les vieux et tu frottes cette machine. J’au­rais dû te don­ner davan­tage de coups. J’au­rais dû me méfi­er. J’au­rais dû me douter que tu étais vicieux. A l’âge où les garçons vont relu­quer les filles quand elles se baig­nent, toi, je m’en sou­viens très bien, tu préférais mon­ter à l’ar­rière des camions pour respir­er les gaz d’échappe­ment, et tu ren­trais à la mai­son en tou­s­sant, avec le mal de tête, drogué comme un Améri­cain. Et main­tenant je peux pleur­er : il est trop tard. Tu restes dans ton coin avec le vice, tu me laiss­es dans le mien avec le déshon­neur.

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