Des planches portègnes aux scènes internationales : singularités et trajectoires du théâtre indépendant argentin 

Théâtre
Réflexion

Des planches portègnes aux scènes internationales : singularités et trajectoires du théâtre indépendant argentin 

Le 27 Avr 2019
Artaud de Sergio Boris, 2015. Photo Lumitón Usina Audiovisual.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
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Depuis quelques années déjà, le théâtre argentin est fréquem­ment à l’honneur dans la pro­gram­ma­tion des fes­ti­vals et des grands théâtres européens. Longtemps mécon­nu de ce bord-ci de « la flaque » – comme les Argentins se plaisent à nom­mer l’Océan Atlan­tique qui les sépare du vieux con­ti­nent – ce théâtre a aujourd’hui des hérauts de renom sur les scènes européennes : Ricar­do Bartís, Daniel Veronese (avec le Per­iféri­co de Obje­tos) d’abord, pio­nniers au Fes­ti­val d’Avignon en 1998, puis Rafael Spregel­burd, Fed­eri­co León, Clau­dio Tol­cachir, Romi­na Paula, Mar­i­ano Pen­sot­ti, Ser­gio Boris ou encore Lola Arias, pour ne citer que les plus con­nus.

Ces artistes por­tent par­fois à nos lat­i­tudes des créa­tions pure­ment portègnes (c’est-à-dire de Buenos Aires), créées de bout en bout dans le sys­tème théâ­tral argentin (Viejo, solo y puto de Ser­gio Boris, que le pub­lic décou­vre en France en 2015), ou bien tra­vail­lent depuis l’Argentine mais en copro­duc­tion avec des insti­tu­tions européennes (Dínamo de Clau­dio Tol­cachir copro­duit par le Théâtre Nation­al de Bor­deaux), voire même dans un proces­sus de créa­tion qui imbrique étroite­ment l’une et l’autre rive de l’Atlantique, comme pour le spec­ta­cle bilingue Champ de Mines de Lola Arias réu­nis­sant des vétérans argentins et anglais de la Guerre des Mal­ouines. Or, c’est peut-être de cet étroit mail­lage entre deux mon­des que provient la sen­sa­tion que beau­coup de spec­ta­teurs auront éprou­vée devant l’un de ces spec­ta­cles : celle d’une pro­fonde sin­gu­lar­ité, mais qui entre aus­si en réso­nance avec les préoc­cu­pa­tions pro­pres au pub­lic de notre con­ti­nent. « Je crois que le fait d’être Argentin […] m’autorise des choses que les Européens ne se per­me­t­tent pas […]. Je viens d’un pays où la crise est per­ma­nente. Tan­dis que sur votre con­ti­nent, la crise est une actu­al­ité qui inter­vient à un moment don­né », affirme ain­si Rafael Spregel­burd1. Le théâtre argentin, rompu aux con­textes de crise, serait ain­si momen­tané­ment au dia­pa­son d’une Europe en proie aux incer­ti­tudes.

Néan­moins, cette prox­im­ité appar­ente peut devenir un leurre quand on cherche à com­pren­dre le fonc­tion­nement et la spé­ci­ficité de ce théâtre. Car comme le sug­gère, de manière un peu provo­ca­trice, Rafael Spregel­burd, en Argen­tine, la crise – au sens large d’instabilité aus­si bien poli­tique qu’économique – n’est pas seule­ment une thé­ma­tique : c’est aus­si une struc­ture qui con­di­tionne la pro­duc­tion théâ­trale, à sa source, depuis des décen­nies. Ain­si, pour com­pren­dre ce théâtre, il faut d’emblée écarter la ten­ta­tion d’une analyse hors-sol, par un prisme exclu­sive­ment européen, et le resituer dans une généalo­gie ver­nac­u­laire qui le façonne, ain­si que dans un espace qui lui est pro­pre. Celui de l’Argentine certes (ou plus pré­cisé­ment de Buenos Aires), mais surtout celui du « théâtre indépen­dant », dont tous les artistes cités précédem­ment se récla­ment, mais dont les con­tours défini­toires peu­vent sem­bler un peu flous. C’est sous l’angle con­crètes en ter­mes de modes de pro­duc­tion comme de choix esthé­tiques), si indé­fectible­ment liée au con­texte socio-his­torique argentin, que nous voudri­ons inter­roger un théâtre qui, tout en étant pro­fondé­ment enrac­iné locale­ment, fait aujourd’ hui aus­si le bon­heur des spec­ta­teurs européens. En quoi con­siste ce « théâtre indépen­dant argentin » ? Com­ment con­di­tionne-t-il la pro­duc­tion con­tem­po­raine ? Et com­ment s’articulent ses sin­gu­lar­ités locales avec la tra­jec­toire inter­na­tionale qu’il con­naît aujourd’ hui ?

Le théâtre indépendant argentin : entre théâtre d’art et lieu politique

Le « théâtre indépen­dant », en Argen­tine, est un espace de pro­duc­tion et de cir­cu­la­tion qui se définit par la reven­di­ca­tion d’une autonomie à la fois artis­tique, économique et poli­tique, vis-à-vis des cadres insti­tu­tion­nels ou des con­traintes marchan­des. Il se car­ac­térise par oppo­si­tion à deux autres cir­cuits : le « théâtre offi­ciel », entière­ment sub­ven­tion­né par l’État (qui peut s’assimiler à ce qu’en France nous appelons le « théâtre pub­lic »), et le « théâtre com­mer­cial » (con­cen­tré le long de l’Avenue Cor­ri­entes, véri­ta­ble Broad­way portègne), où l’intérêt marc­hand prime sur l’intérêt artis­tique. Néan­moins, aujourd’hui, l’étanchéité absolue de cha­cun des trois espaces de pro­duc­tion n’est plus une évi­dence. Les artistes cir­cu­lent sou­vent entre les scènes indépen­dantes et com­mer­ciales, et des pièces créées dans de petites salles alter­na­tives peu­vent être propul­sées, fortes de leur suc­cès dans l’espace indépen­dant, dans un reten­tis­sant com­plexe théâ­tral de l’Avenue Cor­ri­entes (c’est le cas par exem­ple de La Omisión de la famil­ia Cole­man de Clau­dio Tol­cachir, née dans l’intimité d’un apparte­ment amé­nagé en théâtre, pour finir, après une tournée inter­na­tionale flam­boy­ante, en haut de l’affiche du très cos­su Paseo La Plaza). L’organisation de la vie pro­fes­sion­nelle selon une logique « par pro­jets2 », favorise ces muta­tions, tout comme la cir­cu­la­tion inter­na­tionale des artistes argentins dans un réseau théâ­tral de plus en plus mon­dia- lisé par les fes­ti­vals et les copro­duc­tions3. Face à cette recon­fig­u­ra­tion des dynamiques du sys­tème théâ­tral argentin, on peut se deman­der si la caté­gorie même de « théâtre indépen­dant » est tou­jours per­ti­nente.

Pour­tant, cette éti­quette est tou­jours haute­ment revendiquée par les artistes et reste la ban­nière priv­ilégiée par laque­lle ils s’auto- définis­sent. Autrement dit, même quand leurs spec­ta­cles sont mon­tés au Paseo La Plaza, au Fes­ti­val d’Avignon ou au Théâtre de la Ville, les artistes revendiquent leur appar­te­nance au « théâtre indépen­dant4 ». Cette caté­gorie est ain­si brandie comme un éten­dard, que ce soit lors de tournées inter­na­tionales ou bien à l’échelle locale, par exem­ple, pour défendre les poli­tiques cul­turelles mis­es en péril par le gou­verne­ment argentin actuel (et l’on mesur­era tout le para­doxe qu’il peut y avoir à se bat­tre pour con­serv­er des sub­ven­tions publiques, en jouant la carte du pres­tige du « théâtre indépen­dant »). Pourquoi cette notion reste-t-elle un mar­queur iden­ti­taire fort dans le milieu artis­tique argentin, au-delà des recon­fig­u­ra­tions qui ont dilué ses fron­tières défini­toires ? Pour le com­pren­dre, il faut dépli­er ce qu’elle recou­vre, non pas unique­ment en ter­mes d’organisation du sys­tème théâ­tral aujourd’hui, mais aus­si en tant que catal­y­seur d’un héritage cul­turel et sym­bol­ique cher aux artistes argentins.

On con­sid­ère que le mou­ve­ment du théâtre indépen­dant argentin nait en 1930, avec la créa­tion du Teatro del Pueblo (« Théâtre du Peu­ple », en référence à Romain Rol­land), puis d’autres com­pag­nies indépen­dantes. Il s’agit alors de faire un théâtre non pro­fes­sion­nel, engagé poli­ti- que­ment, ayant pour ambi­tion d’être vecteur d’éducation pop­u­laire, tout en offrant au pub­lic des œuvres locales de qual­ité. La voca­tion du théâtre indépen­dant, his­torique­ment, est donc tout à la fois artis­tique, poli­tique et sociale. D’une part, il se con­stru­it sur l’objectif d’être un théâtre ver­nac­u­laire qui remette pro­fondé­ment en ques­tion les struc­tures théâ­trales con­ser­va­tri­ces. D’autre part, il affiche une ambi­tion poli­tique assumée, que l’indépendance doit préserv­er de toute ingérence publique. À la dif­férence de cer­tains pays européens, où le théâtre d’art a été pris en charge par l’État, qui a con­solidé au cours du XXe siè­cle un théâtre pub­lic don­nant sa place à l’innovation artis­tique, en Argen­tine, ce rôle d’innovation a donc été his­torique­ment incar­né par un théâtre indépen­dant entre­tenant une rela­tion très ten­due avec les pou­voirs publics. Si cet espace indépen­dant subit des muta­tions au tour­nant des années 1950 (pro­fes­sion­nal­i­sa­tion pro­gres­sive des artistes et diver­si­fi­ca­tion de ce qui était au départ un mou­ve­ment unifié), ses deux piliers que sont le théâtre d’art et la voca­tion poli- tique restent immuables, au moins jusqu’à la fin de la dernière dic­tature. Le cycle Teatro Abier­to (Théâtre Ouvert), qui réu­nit en 1981 – c’est-à-dire encore en pleine dic­tature mil­i­taire – plus de trois cents artistes pour créer un espace de lib­erté et d’expression artis­tique, mar­que l’apogée de ce mou­ve­ment his­torique du théâtre indépen­dant.

  1. Rafael Spregel­burd, inter­view mise en ligne par le Théâtre de Liège le 6 juil­let 2017, à la suite de la créa­tion à Caen de Fin de l’Europe, https://www.youtube.com/watch?v=WYb9t3ggp6k. ↩︎
  2. Pierre-Michel Menger, « Marché du tra­vail artis­tique et social­i­sa­tion du risque : le cas des arts du spec­ta­cle », Revue française de soci­olo­gie, 1991, Vol. 32, n°1, p. 61 – 74. ↩︎
  3. Olivi­er Neveux, Poli­tiques du spectateur.Les enjeux du théâtre poli­tique aujourd’hui, Paris,La Décou­verte, 2013. ↩︎
  4. Judith Mar­tin et Jean-Louis Per­ri­er, Buenos Aires, généra­tion théâtre indépen­dant, Paris, Les Soli­taires Intem­pes­tif, 2010. ↩︎
  5. Benoît Hen­naut, « Pos­si­bil­ités d’un théâtre poli­tique con­tem­po­rain. Étude de la réin­ven­tion poli­tique et sociale dans le champ du théâtre argentin indépen­dant post 1983 », Cahiers du CAP, 2017, n°4, p. 157 – 186. ↩︎
  6. Ernesto Laclau, La rai­son pop­uliste, Paris, Seuil, 2008. ↩︎
  7. Flo­ren­cia Dan­silio, La théâ­tral­ité retrou­vée. Étude socio-esthé­tique du théâtre indépen­dant à Buenos Aires (1983 – 2003). Thèse de doc­tor­at en soci­olo­gie soutenue à l’Université Paris III-Sor­bonne Nou­velle, le 13 novem­bre 2017. ↩︎
  8. Cristi­na Oñoro et Joana Sanchez, « Le théâtre indépen­dant face à la crise : l’exemple de Buenos Aires et de Madrid », in Emmanuel Béh­ague et Valérie Car­ré, La tyran­nie sans vis­age. Séquelles et effets de la criseà l’écran et sur la scène, Press­es uni­ver­si­taires de Stras­bourg. À paraître. ↩︎
  9. Jean-Louis Per­ri­er et Judith Mar­tin, Buenos Aires, généra­tion théâtreindépen­dant. Entre­tien­savec Judith Mar­tin et Jean-Louis Per­ri­er, Besançon, Les Soli­taires intem­pes­tifs, 2010. ↩︎
  10. Fabi­enne Darge, « Les tréteaux de Buenos Aires, ville-théâtre unique au monde » [En ligne]. Le Monde, 09/09/2011, http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/09/09/les-treteaux-de-buenos-aires-ville-theatre-unique-au-monde (con­sultée le 20/10/2018). ↩︎
  11. Jean-Pierre Thibau­dat, « Voy­agez avec le théâtre argentin qui met Buenos Aires à portée de main » [En ligne]. Rue89, 11/12/2013, http://rue89.nouvelobs.com/blog/balagan/2013/12/11/voyagez-avec-le-theatre-argentin-qui-met-buenos-aires-portee-de-main-231894 (con­sultée le 20/10/2018). ↩︎
  12. Olivi­er Neveux, Poli­tiques du spec­ta­teur. Les enjeux du théâtre poli­tique aujourd’hui, op.cit., p.23 – 29. ↩︎
  13. Entre­tien avec Emilio Gar­cía Wehbi, réal­isé par Flo­ren­cia Dan­silio à Buenos Aires, 2014. ↩︎
  14. Ivana Cos­ta, « Los argenti­nos que cruzan el char­co » (Les Argentins qui tra­versent la flaque), Clarín, 5/07/1999. ↩︎

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Florencia Dansilio
Florencia Dansilio est Docteure en sociologie de l’Université Sorbonne Nouvelle et actuellement post-doctorante à l’École...Plus d'info
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Joana Sánchez est agrégée d’espagnol et est actuellement attachée d’enseignement et de recherche à l’Université...Plus d'info
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