Itinéraires

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Le 21 Juin 1991
ARIAKOS de P. Minyana. Photo Steinberger/Enguerand
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Article publié pour le numéro
Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
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Fin juil­let 1990, le Cen­tre dra­ma­tique nation­al de Reims vit son exis­tence mise en péril. La Ville de Reims et l’É­tat sem­blaient, quant à son devenir, sur un point de non-retour. Con­sulté à ce sujet, je dépo­sai, début août, un pro­jet, suivi quelques mois plus tard de l’an­nonce effec­tive de ma nom­i­na­tion. Ce pro­jet était com­posé de con­sid­éra­tions sen­si­bles sur le méti­er de théâtre et d’une analyse plus tech­nique de la sit­u­a­tion rémoi­se.
J’of­fre en lec­ture aujour­d’hui les con­sid­éra­tions sen­si­bles de ce pro­jet : quelques mois ont passé depuis sa rédac­tion, beau­coup de pra­tiques déjà, un sen­ti­ment de vieil­lisse­ment pro­fond, et, par­fois, la peur d’être devenu ridicule


Chris­t­ian Schiaret­ti
Christian Ruché, Agathe Alexis. ÉPAVE de H. Mueller. Photo A. Donot
Chris­t­ian Ruché, Agathe Alex­is. ÉPAVE de H. Mueller. Pho­to A. Donot

Let­tre à Mon­sieur Bernard Faivre D’Arci­er, Min­istère de la Cul­ture, de la Com­mu­ni­ca­tion, des Grands Travaux et du Bicen­te­naire

Ma can­di­da­ture à la direc­tion d’un Cen­tre dra­ma­tique natio­nal peut appa­raître à la profes­sion et à moi-même comme un acte inat­ten­du et pré­cip­ité ; cette per­ception est déter­minée par un mo­ment de notre méti­er où l’at­ten­tisme domine, où le renou­velle­ment des propo­si­tions sem­ble absent. Specta­teurs de notre seul désar­roi nous ne pou­vons envis­ager à la tête des insti­tutions nationales que des compé­tences large­ment con­fir­mées. La pro­fession n’a pour­tant pas man­qué de pro­duire chaque année des tal­ents nou­veaux, mais ces tal­ents, force est de le con­stater aujour­d’hui, n’ont ja­mais con­sti­tué une véri­ta­ble relance. Cela voudrait-il dire qu’en­tre la con­science pro­fonde de la mis­sion théâ­trale et la recon­nais­sance ponc­tuelle de tal­ents nou­veaux il y aurait un gouf­fre que le temps n’a fait qu’a­grandir et dans lequel main­tenant nous ris­que­ri­ons tous de tomber).
Tout se passe aujour­d’hui com­me si ce méti­er, et avec lui ses insti­tutions, n’avait su pré­par­er son ave­nir, c’est-à-dire le for­mer, c’est-à-dire y être atten­tif, c’est-à-dire replac­er chaque créa­tion dans un mou­ve­ment plus général mais aus­si plus essen­tiel, celui de l’his­toire théâ­trale. Qui au­jourd’hui dans ma généra­tion consi­dère sincère­ment les cen­tres drama­tiques comme un héritage his­torique.

Il me sem­ble que le théâtre des dix dernières années s’est plus posé le prob­lème des car­rières que des his­toires théâ­trales ; nous nous sommes plus préoc­cupés de l’esthé­tique de nos pro­duc­tions que de l’esthé­tique de nos gestes théâ­traux. Nous étions plus inqui­ets de nos car­rières que de nos légen­des.
Ces dix années de théâtre pas­sées ont vu la lente mise en place d’une créa­tion de plus en plus centra­lisée. Paris et ses dépen­dances festiva­lières devenant la seule référence pos­sible, l’idée de décen­tral­i­sa­tion s’ache­mina ridicule, le mot de province de­ vint amu­sant, celui de Paris absolu. À l’in­térieur même de la cap­i­tale il y avait les Parisiens de Paris et les autres, la créa­tion allait se recon­nais­sant non pas selon ses con­tenus, mais selon ses con­tenants ; l’im­por­tant n’é­tait plus ce que l’on par­lait mais là où l’on par­lait, nous en arriv­ions à ce para­doxe qu’il valait mieux subir un échec dans un lieu fréquen­té qu’une réus­site dans un lieu méprisé. Bref l’époque était au médi­a­tique, ce qui était à voir était vu, nous nous per­dions en ver­duri­nesque con­science, les ser­vices allaient se dévelop­pant, un spec­ta­cle était avant tout une machi­ne stratégique, un lieu une base, un C.D.N. de l’ar­gent et la pro­fes­sion par je ne sais, ou je ne sais que trop bien, quel esprit sui­cidaire encoura­geait les envies de com­péti­tion con­tre les envies d’é­mu­la­tion ; rois d’une sai­son, men­di­ants d’une autre, nous li­sions LA DÉFAITE DE LA PENSÉE et voulions être de tous les coups.

De la for­mule « Éli­taire pour tous » nous com­pre­nions fort bien le pre­mier terme mais refu­sions de nous pos­er la ques­tion de ce que pou­vait si­gnifier le sec­ond, et la for­mule se trans­for­mait pour cer­tains en un im­plicite « Éli­taire pour moi » achem­i­nant le pays, c’est-à-dire la cap­i­tale, vers une cul­ture à deux temps, un cer­cle restreint s’au­to-choi­sis­sant et se réjouis­sant de spec­ta­cles fort bien mais sans pro­jet, et une masse inter­ dite vers laque­lle se tour­nait un théâtre inspiré de vedettes de films sim­plets comme si l’ap­pari­tion de ce résidu télévi­suel sur les planch­es assu­rait la légitim­ité de notre volon­té théâ­trale.
Cette démis­sion du théâtre et du sens, cette infla­tion du spectacu­laire rame­na l’am­biance théâ­trale au plein XIXe siè­cle. Devant l’ab­sence de dis­cours on procla­mait l’ère des met­teurs en scène abolie, l’ère des ac­teurs rev­enue, quelques noms fai­saient les suc­cès, quelques lieux la re­ nom­mée. La généra­tion née de la con­tes­ta­tion accouchait d’une généra­tion médi­a­tique, il fal­lait pour garder son authen­tic­ité accepter le silence, inven­ter ses pro­pres cer­ti­tudes, inven­ter sa résis­tance, inven­ter ses pro­pres armes.

Et c’est ici que ma can­di­da­ture peut appa­raître inat­ten­due, mon par­cours théâ­tral à ce jour se définie par une atti­tude con­stam­ment réac­tive au proces­sus modal donc je viens de par­ler ; issu du théâtre ama­teur et univer­sitaire je n’ai jamais vrai­ment pu m’in­scrire dans le con­cert clin­quant des coups théâ­traux, j’en fus exclu de fait. J’ap­pris mon méti­er sur le tas, sou­vent dans la dif­fi­culté, apprenant peu à peu que l’ar­ti­sanat est la seule réponse pos­si­ble au galop des produc­tions, que le théâtre est aven­ture hu­maine, que le mépris ne peut être ver­tu au théâtre, qu’un met­teur en scène est aus­si un patron et que sa fonc­tion (qui n’est qu’une fonc­tion) ne s’épa­nouit vrai­ment que dans une connais­sance irisée de tous les métiers qui ren­dent un spec­ta­cle pos­si­ble.

On pour­rait d’ailleurs imag­in­er que le sys­tème des com­pag­nies sub­ven­tion­nées aurait dû dévelop­per ce type d’ap­pren­tis­sage et surtout sa re­connaissance ; allant du « en commis­sion » au « hors com­mis­sion » , les di­recteurs de ces com­pag­nies auraient dû con­stituer la relève qui sem­ble man­quer aujour­d’hui, mais l’é­cart entre les pra­tiques insti­tu­tion­nelles et les pra­tiques de com­pag­nie accen­tua au con­traire l’in­com­préhen­sion et le mépris réciproque, dévelop­pant soit la recherche de la copro­duc­tion à tout prix, soit le ren­fer­me­ment sur soi, un peu comme s’il man­quait une marche au proces­sus. Assumer avec rigueur morale la con­ti­nu­ité du tra­vail de com­pag­nie s’ac­cor­dant mal avec les exem­ples de dérives morales natio­nales, j’ai bien fail­li pour ma parc cé­ der à l’a­ban­don pur et sim­ple si la ren­con­tre avec d’autres com­pag­nies et notam­ment celle des Matin­aux ne m’avait don­né la con­fi­ance néces­saire, l’ex­em­ple, et sur­cout le moyen, une salle, de partager une poli­tique, poli­tique mod­este, mais poli­tique tout de même.

Quand je par­le de poli­tique à l’Ata­lante je ne veux pas dire que les pra­tiques que nous y avons inven­tées étaient la con­clu­sion d’une réflex­ion préal­able, ce fut un fruit pragma­tique, nous appliquions réac­tive­ment notre sen­si­bil­ité à la sit­u­a­tion précé­demment décrire ne sachant pas vrai­ ment où nous voulions aller, sachant tou­jours ce que nous ne voulions pas imiter.
Bien que parisien, ce petit lieu fai­sait par­tie des lieux hors-Paris et c’est en nous enfer­mant sur notre pra­tique, en défen­dant des venus que d’au­cuns nous décon­seil­laient que ce lieu était devenu exem­plaire. La pro­fession dans son hys­térie définis­sant chaque sai­son, dans ses embruns que sont cafés, restau­rants et soirs de pre­mière, des straté­gies oblig­ées à coure terme ; notre expéri­ence ne voulue y souscrire. Notre atti­tude rel­e­vant du long terme, l’Ata­lante prit ces straté­gies à con­tre pied affir­mant ses fidéli­tés, ses scrupules, et s’y ten­ant ; quine à y per­dre des copro­duc­tions, sachant, et c’est là le fond de sa poli­tique, qu’un spec­ta­cle n’est pas une perfor­mance mais l’ex­pres­sion ponctuelle d’une morale con­tin­ue, et que les spec­ta­teurs pro­fes­sion­nels ou non ap­plaudissent autant le tra­vail ponctuel que la tenue morale d’ensem­ble. La morale ne peut s’ac­com­mod­er de la stratégie à court terme, elle ne peut cal­culer ; la morale est exi­gence, c’est une sen­si­bil­ité.
Pra­tique­ment l’Ata­lante était le regroupe­ment d’in­di­vid­u­al­ités met­tant en com­mun leurs forces de tra­vail, leurs capac­ités, leurs sub­ven­tions au ser­vice d’un lieu et non d’un pu­blic, nous n’en avions pas ; ce lieu, pe­tit, déter­mi­na notre style, notre écri­ture scénique. Je pense, et cela est aus­si affaire de morale que la mise en scène doit par­tir des moyens offerts et les négoci­er avec intel­li­gence, c’est ce­la un spec­ta­cle, il ne s’ag­it jamais d’être génial, tou­jours d’être ingé­nieux ; la mise en scène devient alors un tra­vail, le met­teur en scène un ar­tisan, le terme de créa­teur à l’Ata­lante ne pou­vait se régaler d’un égocentris­me pré­ten­tieux car la présence de l’autre et la ges­tion de tous les postes qui rendaient chaque soirée de représen­ta­tion pos­si­ble était une lim­ite oblig­ée à l’af­fir­ma­tion débor­dante de soi. Et c’est cela, qui n’est rien d’autre que la déf­i­ni­tion du méti­er théâ­tral, qui devine exem­plaire et con­quit un pub­lic. L’aven­ture de l’Atalante de­ vint alors notre capac­ité, mal­gré suc­cès et sol­lic­i­ta­tions, de rester fidèles à nos déf­i­ni­tions.
Les sol­lic­i­ta­tions furent nom­breuses, achats, copro­duc­tions, rési­dences fleuris­saient mais ce fut un com­bat de tous les jours que d’affir­mer que la recon­nais­sance de nos pro­ductions était aus­si la recon­nais­sance d’une éthique de tra­vail partagée et que cette éthique sup­po­sait la fidél­ité, se couper de cette réal­ité était se tuer ; cer­tains com­prirent d’autres pas.

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