Désirs de parole 
dans la dramaturgie argentine actuelle

Théâtre
Critique
Réflexion

Désirs de parole 
dans la dramaturgie argentine actuelle

Le 21 Avr 2019
Recordar 30 años para vivir 65 minutos de Marina Otero, mise en scène de l’auteur et Juan Pablo Gómez, 2015. Photo Cadelaria Frías.
"Recordar 30 años para vivir 65 minutos de Marina Otero, mise en scène de l’auteur et Juan Pablo Gómez, 2015. Photo Cadelaria Frías."

A

rticle réservé aux abonné.es
Recordar 30 años para vivir 65 minutos de Marina Otero, mise en scène de l’auteur et Juan Pablo Gómez, 2015. Photo Cadelaria Frías.
"Recordar 30 años para vivir 65 minutos de Marina Otero, mise en scène de l’auteur et Juan Pablo Gómez, 2015. Photo Cadelaria Frías."
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
137
Pobre tonta de Lucas Lagré. Photo Ale Ojeda.
Pobre ton­ta de Lucas Lagré. Pho­to Ale Oje­da.

Fabián Díaz, Los hom­bres vuel­ven al monte et Pato verde
Cami­la Fab­bri, Condi­ción de buenos nadadores
Ariel Farace, Con­stan­za muere
Andrés Gal­li­na, Los días 
de la frag­ili­dad
Giu­liana Kier­sz, B et El fin
Lucas Lagré, Nadar Mari­posa
Euge­nia Pérez Tomas,Las casas ínti­mas

Des paroles argentines alternatives

À la lec­ture de cer­tains textes sélec­tion­nés pour ce cahi­er de textes inédits, une des ten­dances dra­ma­tiques qui se dégage con­siste à faire de la parole le cœur de l’action. Par­ler, dire, racon­ter devient l’évènement fon­da­men­tal à l’origine de plusieurs de ces pièces. Ici, les dis­cours des per­son­nages sem­blent plus impor­tants que ce qu’ils font et les faits lais­sent place à leur pro­pre nar­ra­tion. La parole devient la prin­ci­pale respon­s­able du déploiement de la fic­tion et l’intermédiaire priv­ilégié, si ce n’est exclusif, de son audi­toire.

Autant d’univers qui explorent les pou­voirs de la parole selon des modal­ités qui leur sont pro­pres. Du réc­it à la poésie, de la pièce mono­loguée au vers libre, des fig­ures de nar­ra­teurs aux per­son­nages poly­phoniques, les straté­gies se mul­ti­plient pour racon­ter autrement au théâtre. D’une pièce à l’autre, les codes peu­vent être très dif­férents : le réal­isme d’une con­ver­sa­tion, la dimen­sion mer­veilleuse d’un con­te ou encore des élé­ments pro­pres à une fic­tion spécu­la­tive. Le déploiement des paroles peut vari­er de quelques para­graphes à plusieurs dizaines de pages. Ain­si, l’identification d’un geste com­mun dans ces textes immé­di­ate­ment con­tem­po­rains ne remet pas en ques­tion la diver­sité à l’œuvre dans le théâtre argentin. Cette diver­sité sem­ble en effet la car­ac­téris­tique des théâtres post-dic­tature depuis 1983, comme Jorge Dubat­ti l’a large­ment théorisé sous le nom de « canon de la mul­ti­plic­ité ».

Sans pro­pos­er ici une généalo­gie de ce geste com­mun, qui resterait à faire plus pré­cisé­ment au regard du théâtre argentin plus ou moins récent, il est néan­moins pos­si­ble de voir un lien avec des pra­tiques qui sont omniprésentes en Argen­tine depuis les années 1980. Nous pen­sons au genre de l’uniper­son­al, ou solil­oque en français, qui se retrou­ve sur les scènes du théâtre indépen­dant tout autant que celles du cir­cuit com­mer­cial. Il abor­de prin­ci­pale­ment les sujets de l’intime et joue avec les codes de l’autobiographique en lais­sant une grande part au réc­it de soi. Nous pen­sons égale­ment à la nar­ración oral qui peut relever à la fois du con­te, du mythe voire de l’humour dans une même parole et qui tra­verse aujourd’ hui toute la scène lati­no-améri­caine en reprenant des tra­di­tions orales plus anci­ennes. Qu’elles soient liées à la paupéri­sa­tion des moyens de pro­duc­tion du spec­ta­cle en Argen­tine, qui oblige à des formes plus min­i­mal­istes, ou à un véri­ta­ble besoin dra­maturgique de racon­ter, ces pra­tiques vont crescen­do et ne sont pas sans influ­encer les écri­t­ures con­tem­po­raines.

Il est intéres­sant par ailleurs d’évoquer les recherch­es dévelop­pées en Bel­gique, en France et au Québec sur la parole au théâtre depuis les années 1980 qui entrent en réso­nance avec les textes abor­dés ici. Ils con­tribuent en effet aux expéri­men­ta­tions menées, depuis quelques décen­nies déjà, par nom­bre de dra­maturges en Argen­tine comme ailleurs et qui con­sis­tent à renou­vel­er les fonc­tions de la parole au théâtre par rap­port à des pièces de fac­ture plus clas­sique. Les paroles alter­na­tives argen­tines en ques­tion dia­loguent par­ti­c­ulière­ment bien avec des notions comme celle de « théâtre des paroles » de Valère Nova­ri­na, de « pièce-paysage » de Michel Vinaver, de « théâtre de con­ver­sa­tion » de Jean-Pierre Ryn­gaert ou encore de « théâtre des voix » de San­drine Le Pors. Les effets de cette parole démi­urgique sur les élé­ments du drame canon­ique sont de fait com­pa­ra­bles dans les dif­férentes aires géo­graphiques : la démul­ti­pli­ca­tion de l’adresse à mesure qu’elle devient incer­taine, le dérè­gle­ment de l’appareil didas­calique entre absence, surabon­dance et con­t­a­m­i­na­tion de la parole, l’indétermination de l’espace-temps trib­u­taire de ce qu’il va en être dit ou encore l’hybridation expo­nen­tielle du lyrique et de l’épique avec le dra­ma­tique.

Tus excesos de Manuel Garcia, 2016. Photo Christian Martinez.
Tus exce­sos de Manuel Gar­cia, 2016. Pho­to Chris­t­ian Mar­tinez.

Cepen­dant, par­mi les textes argentins, cer­tains élé­ments résis­tent à la com­para­i­son. D’une part, quand San­drine Le Pors iden­ti­fie pour des textes français un « retrait du per­son­nage dans sa parole1 » au point de dis­paraitre en tant que sujet, cela ne sem­ble pas com­plète­ment le cas dans les textes argentins. La con­struc­tion de sub­jec­tiv­ités, aus­si chao­tiques et frag­iles qu’elles soient, reste en effet une des per­spec­tives prin­ci­pales des écri­t­ures abor­dées dans cet arti­cle. Depuis les expéri­ences fon­da­men­tales que font les per­son­nages de l’enfance, la famille, l’amour ou encore l’histoire et la mort, ceux-ci nous parta­gent avant tout leur con­di­tion d’humanité. D’autre part, le rap­port entre action et parole ne relève pas de la même rad­i­cal­ité dans les textes argentins que ceux étudiés par Jean-Pierre Ryn­gaert qu’il qual­i­fie de « textes dénués d’intrigues et d’actions, où c’est la parole et elle seule qui est l’action2 » . Quand les auteurs argentins nous font le réc­it d’un amour impos­si­ble, des con­séquences de la guerre sur les hommes ou encore de la fin du monde à venir, ils mon­trent leur attache­ment à cette capac­ité du théâtre à racon­ter des his­toires et à représen­ter le monde tout en renou­ve­lant ses formes. Dans ce sens, les dra­matur­gies poli­tiques lati­no-améri­caines actuelles, l’expérience de la post­moder­nité et son corol­laire post­dra­ma­tique sur les scènes dans cette région n’ont pas fait table rase du désir d’un théâtre en prise avec son présent.

Il s’agit donc d’aborder plus pré­cisé­ment neuf pièces qui don­nent à voir autant de désirs de parole dans la dra­maturgie argen­tine actuelle. Nous pour­rons con­stater com­ment les moyens et les formes de ces explo­rations des pou­voirs de la parole vari­ent d’une pièce à l’autre tout en iden­ti­fi­ant les prin­ci­paux enjeux qui s’en déga­gent. Ces enjeux cor­re­spon­dent à trois axes prin­ci­paux de réflex­ion que nous avons résumés ain­si :
– se racon­ter
– racon­ter le monde
– racon­ter l’ailleurs.

Se raconter
  1. Le Pors, San­drine, Le théâtre des voix : à l’écoute du per­son­nage et des écri­t­ures con­tem­po­raines, Press­es Uni­ver­si­taires de Rennes, 2015, p. 4 – 56. ↩︎
  2. Ryn­gaert, Jean-Pierre, « Représen­ta­tions de la parole », in Nathalie Sar­raute et la représen­ta­tion, sous la direc­tion d’A. Rykn­er et M. Gos­selin, Roman 20 – 50, 2005, p. 81 – 88. ↩︎
  3. Expres­sion emprun­tée à San­drine Le Pors dans Lethéâtre des voix : à l’écoute du per­son­nage et des écri­t­ures con­tem­po­raines, op.cit. ↩︎

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Critique
Réflexion
Fabián Díaz
Camila Fabbri
Ariel Farace
Andrés Gallina
Giuliana Kiersz
Lucas Lagré
Eugenia Pérez Tomas
9
Partager
Nina Jambrina
Nina Jambrina est Docteure en Arts du spectacle après avoir soutenu une thèse intitulée Politiques...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements