« Bricoler » la musique

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« Bricoler » la musique

Le 24 Juil 1985
Troisième partie. Arjuna et Krishna. Le Bhagavad-Gita.
Troisième partie. Arjuna et Krishna. Le Bhagavad-Gita.
Article publié pour le numéro
Le mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives ThéâtralesLe mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives Théâtrales
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« L’ensem­ble des moyens du bricoleur n’est pas définiss­able par un pro­jet …il se définit seule­ment par son instru­men­tal­ité, autrement dit et pour employ­er le lan­gage même du bricoleur, parce que les élé­ments sont recueil­lis ou con­servés en ver­tu du principe que « ça peut tou­jours servir » …
Le bricoleur s’adresse à une col­lec­tion de résidus d’ou­vrages humains, c’est-à-dire à un sous ensem­ble de la cul­ture …
Dans cette inces­sante recon­struc­tion à l’aide des mêmes matéri­aux, ce sont tou­jours d’an­ci­ennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens … (le pro­jet) une fois réal­isé sera inévitable­ment décalé par rap­port à l’in­ten­tion ini­tiale …
Or, le pro­pre de la pen­sée mythique, comme du brico­lage sur le plan pra­tique, est d’éla­bor­er des ensem­bles struc­turés, non pas directe­ment avec d’autres ensem­bles struc­turés, mais en util­isant des résidus et des débris d’évène­ments ».

Claude Lévi-Strauss, « La sci­ence du con­cret » in La pen­sée sauvage,Pion, 1969, p. 27 – 32.

La trame musi­cale du Mahab­hara­ta évoque indu­bitable­ment l’esthé­tique des musiques de l’Inde. Il n’est pas néces­saire d’aller bien loin pour s’en con­va­in­cre : la seule présence, sur scène, d’un cer­tain type d’in­stru­ments, les sonorités qui en éma­nent sont déjà en eux-mêmes des élé­ments suff­isam­ment révéla­teurs. Quant à la musique, son style comme sa « couleur » démon­trent, à leur tour, une influ­ence indi­enne cer­taine. Les musi­ciens n’é­tant pas d’o­rig­ine indi­enne, on est tout naturelle­ment porté à penser que le tra­vail qu’ils ont eu à accom­plir résidait en une imi­ta­tion aus­si fidèle que pos­si­ble de cette esthé­tique. Mais, quel résul­tat peut-on escompter d’un tra­vail de quelques mois pour une musique récla­mant des années d’ap­pren­tis­sage ? Qui plus est, quelle lib­erté d’ac­tion, quelle part d’imag­i­na­tion resterait-il, dans ce cas, aux musi­ciens ?
En réal­ité, le style musi­cal du Mahab­hara­ta n’est pas — comme nous le ver­rons ‑l’ef­fet d’une repro­duc­tion, mais la con­séquence d’une recon­struc­tion. Les musi­ciens ne sont pas par­tis de la musique indi­enne : ils sont venus à elle pro­gres­sive­ment, je dirais même tout naturelle­ment. Il est donc néces­saire de dire quelques mots sur l’his­torique d’une telle démarche.

Le tra­vail a débuté par une écoute aus­si ouverte que pos­si­ble de toutes les musiques tra­di­tion­nelles du monde : nous avons ain­si passé en revue une quan­tité impres­sion­nante d’échan­til­lons musi­caux, voire d’échan­til­lons sonores, venant de tous les hori­zons. Il s’agis­sait d’é­couter, tout sim­ple­ment, d’é­couter atten­tive­ment mais sans aucune arrière-pen­sée, c’est-à-dire sans aucune préoc­cu­pa­tion liée de prés ou de loin au Mahab­hara­ta. En effet, nous n’é­tions pas à la recherche d’une cer­taine styl­is­tique, d’une musique par­ti­c­ulière, mais, au con­traire, « à l’af­fût » d’ef­fets sonores orig­inels, en deçà de toute struc­ture et surtout de toute con­no­ta­tion cul­turelle. Notre pre­mier but était d’établir un cat­a­logue ini­tial de com­bi­naisons sonores brutes, orig­i­naires. Comme on le voit, il n’é­tait nulle­ment ques­tion de musique, à savoir de lan­gage con­sti­tué (et donc a for­tiori de musique indi­enne), mais de sim­ples élé­ments que nous rete­nions pour l’im­pact qu’ils com­mu­ni­quaient à par­tir d’un min­i­mum de moyens mis en œuvre. Ce retour aux sources n’é­tait pas sub­or­don­né à un pro­jet réelle­ment struc­turé. Sa rai­son d’être s’ex­plique si l’on veut bien voir dans le Mahab­hara­ta- selon les ter­mes de Jean-Claude Car­rière — « la grande his­toire de l’hu­man­ité ».
Ain­si, nous guet­tions tout au long de nos écoutes la man­i­fes­ta­tion de cer­tains signes révéla­teurs d’une « musique pre­mière », con­sti­tu­ant ain­si — sans néces­siter pour cela un quel­conque dirigisme — un échan­til­lon­nage hétéro­clite : notre pro­pre pat­ri­moine. Nos dis­cus­sions étaient à l’im­age de ces pre­miers pas : il y était ques­tion de la den­sité du souf­fle, des qual­ités du tim­bre, de la fonc­tion du rythme, etc. Les musi­ciens s’es­sayant à repro­duire les frag­ments musi­caux retenus, une sec­onde phase de tra­vail s’amorçait : la manip­u­la­tion. Celle-ci adop­ta toutes sortes de con­fig­u­ra­tions : on repro­dui­sait tel échan­til­lon musi­cal, on l’im­i­tait, on le ryth­mait dif­férem­ment, on en mod­i­fi­ait l’a­gence­ment, etc. Tous ces essais, toutes ces expéri­men­ta­tions étaient une façon d’en­gager, en quelque sorte, un dia­logue avec nos « morceaux choi­sis », dia­logue col­lec­tif mais qui ne pou­vait rester longtemps à l’abri des pra­tiques musi­cales pro­pres à cha­cun des musi­ciens : dans un essai d’im­i­ta­tion, de repro­duc­tion et surtout de mod­i­fi­ca­tion d’une struc­ture quel­conque, émergeait inévitable­ment la « griffe » de cha­cun, de sorte que, peu à peu, cette manip­u­la­tion deve­nait une affaire per­son­nelle. Les musi­ciens se sont ain­si regroupés par affinité (de cul­ture ou d’in­stru­ment), inté­grant à leur jeu per­son­nel les matéri­aux nou­velle­ment acquis. L’ac­tiv­ité musi­cale s’est donc, à par­tir de ce moment, diver­si­fiée selon plusieurs lignes de con­duite. Out­re le tra­vail per­son­nel de chaque musi­cien, des ten­ta­tives de réal­i­sa­tion, la liai­son avec les acteurs s’opérait par le biais d’un tra­vail vocal, de l’ap­pren­tis­sage de cer­tains instru­ments (trompes, con­ques, etc.), et des pre­miers essais d’ap­pli­ca­tion à la scène du bagage musi­cal accu­mulé. C’est égale­ment à cette péri­ode que démar­ra une con­fronta­tion avec des musi­ciens indi­ens venus du Rajasthan, con­fronta­tion qui allait se pro­longer plusieurs semaines. Celle-ci s’est traduite, dans les faits, par des séances de tra­vail basées essen­tielle­ment sur la pra­tique instru­men­tale qui ont per­mis aux musi­ciens de faire l’ap­pren­tis­sage de nou­veaux instru­ments ain­si que d’adapter leurs acquis au style pro­pre d’une musique indi­enne pop­u­laire. De même, les ren­con­tres péri­odiques avec le vio­loniste indi­en L. Sub­ra­ma­ni­am leur ont per­mis d’é­ten­dre leur explo­ration ini­tiale à l’esthé­tique de la musique, cette fois-ci savante, de l’Inde.

C’est, munis de ces atouts et forts d’une telle expéri­ence, que les musi­ciens se sont con­fron­tés au jeu des acteurs. La mise en place défini­tive de la musique a été, à par­tir de là une affaire col­lec­tive, une ques­tion de choix, d’ex­péri­men­ta­tions sans cesse renou­velées, de raf­fine­ments pro­gres­sifs.
Nous n’en­trerons pas dans les détails de cette explo­ration finale, l’im­por­tant étant, à notre avis, d’ex­pliciter ici un type de démarche et non de décrire sa matéri­al­i­sa­tion ultime. Comme on a pu le voir, une telle démarche se car­ac­térise par une sorte de pro­gres­sion en « tuilage » : chaque nou­velle phase de tra­vail se dessi­nant avant que la précé­dente ne se ter­mine véri­ta­ble­ment, les buts suc­ces­sifs ser­vaient en même temps de nou­veaux trem­plins. A aucun moment ne s’est posée la ques­tion d’une struc­tura­tion pré­cise du chemin à par­courir, et, c’est ain­si que le chemin n’a pas été celui d’une con­struc­tion : en effet, il ne s’agis­sait pas, au bout du compte, d’in­ven­ter à par­tir d’un sché­ma prédéter­miné d’a­vance, mais bien plutôt d’a­gencer entre eux des élé­ments exis­tants et de renou­vel­er au mieux les com­bi­naisons aux­quelles ils se prê­taient. Pour réalis­er la musique du Mahab­hara­ta, nous avons « bricolé » avec des bouts de la musique du monde.

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