Les confins au centre du monde

Les confins au centre du monde

Entretien avec Maria Casarès

Le 24 Sep 1995

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Mon pre­mier choc a été Casarès dans Médée. C’est ça qui m’a fait écrire. elle m’a inspiré des rôles. Elle a joué dans QUAI OUEST, et je m’en mords les doigts, parce que, pour quelqu’un comme elle, il faut écrire un grand rôle sur mesure, une pièce où elle est pra­tique­ment seule. Je vais écrire une pièce pour Casarès, quelque chose que je prendrai dans le livre de Job.

Bernard-Marie Koltès

Serge Saa­da : Vous avez lu à France Cul­ture un des pre­miers textes de Koltès L’HÉRITAGE. Vous inter­prétiez le rôle d’Anne Agathe. Puis, vous avez joué au théâtre le rôle de Cécile dans QUAI OUEST. Com­ment s’est passée votre ren­con­tre avec Bernard-Marie Koltès et avec ses textes ?

Maria Casarès : J’ai eu des rap­ports étranges avec Koltès. Finale­ment, nous nous sommes peu ren­con­trés. Il s’est dévelop­pé entre nous un rap­port mys­térieux fait de petites touch­es. Un rap­port pudique et en même temps très privé, très intime, comme si on se con­nais­sait déjà et qu’on n’avait ain­si que des petits mots à se dire. J’avais avec Jean Genet des rap­ports sem­blables, même si je le con­nais­sais un peu mieux. Avec Koltès, c’é­taient des rela­tions de grande ami­tié, un respect sub­til et dis­cret fait de soin et d’at­ten­tion à l’é­gard de l’autre. Tout cela con­stru­it des rap­ports très rares et très forts.

On s’est ren­con­trés au moment où j’ai joué dans QUAI OUEST, mais aus­si avant. Lorsqu’il a mon­té LEs PARAVENTS, Chéreau lui a demandé d’être là. Patrice s’en­tourait de gens pour avoir des avis dif­férents et il lui a demandé de venir. C’est presque la pre­mière fois que j’ai ren­con­tré Koltès. J’avais tout de suite l’im­pres­sion qu’on s’é­tait con­nus depuis tou­jours. Je me sou­viens que je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu fais là ?» Il m’a répon­du : « Chéreau m’a demandé de venir ». Je lui ai dit : « Tu devrais être chez toi à écrire » (rires) et il n’est plus revenu aux répéti­tions — Plus tard, pen­dant qu’on jouait QUAI OUEST, il venait de temps en temps et ce qui m’a beau­coup frap­pée chez lui c’est sa présence. On aurait dit un nomade qui pas­sait, qui regar­dait avec bien­veil­lance et avec une lumi­nosité excep­tion­nelle. Il pas­sait avec une sorte de sym­pa­thie de sen­ti­ment, peut-être de com­pas­sion, mais dans le grand sens du mot, c’est-à-dire qu’il souf­frait avec les gens qui étaient là et qui tra­vail­laient. Il accom­pa­g­nait cela d’une telle légèreté qu’on se demandait où il « accrochait » sur terre. Quand on lui posait une ques­tion il pou­vait y répon­dre, mais il évi­tait de nous dire des choses pour ne pas inter­fér­er dans le tra­vail de Chéreau. Dès l’in­stant où c’é­tait Patrice qui met­tait en scène, il ne voulait pas y revenir. 

Il inter­ve­nait quand il aimait beau­coup. Par exem­ple, je me sou­viens qu’un jour une scène qu’il a vue a totale­ment répon­du à son appel. C’est la scène entre Isaach de Bankolé et moi, c’est-à-dire entre Abad et Cécile. Il l’a vue une fois et on a com­pris tout de suite qu’elle était telle qu’il l’avait imag­inée ou rêvée. Il mon­trait son ravisse­ment d’une façon très sim­ple et en même temps on avait l’im­pres­sion, ce qui est très rare, qu’on n’avait pas besoin de recom­mencer à être aus­si juste. Il l’avait vue une fois et ça comp­tait pour tou­jours.

Je crois que Koltès est un baladeur, un errant qui regarde dans les con­fins des villes, dans les con­fins du monde, les endroits les plus éloignés, les plus perdus.A mon avis, ces con­fins vont devenir le cen­tre du monde. L’Eu­rope qui était le phare de l’hu­man­ité a vu les extrémités du monde s’im­planter au cen­tre et j’ai la pro­fonde impres­sion que dans ses pièces il place au cen­tre tout ce qui était à la périphérie. En fait, le cen­tre s’est momi­fié et c’est la cir­con­férence qui com­mence à vivre, à entr­er dans le cen­tre, à le faire vivre et à devenir le cen­tre. QUAI OUEST serait main­tenant au cen­tre de la ville. Ce n’est pas dit, ce n’est pas explic­ité, mais je crois pro­fondé­ment que dans notre monde, dont les valeurs, les places et les lieux sont boule­vers­es. QUAI OUEST se situerait, par exem­ple, à la place de la Con­corde ou plutôt à la place de la Place de la Con­corde.

S. Sa. : Koltès dis­ait, en par­lant de ce quarti­er de QUAI OUEST, qu’il est comme le car­ré d’un jardin qu’on a oublié d’en­tretenir et où les plantes ont poussé dif­férem­ment.

M. C. : Oui, et comme les plantes poussent d’une façon dif­férente, elles poussent vivantes, pen­dant que dans les jardins trop faits. les belles plantes finis­sent par être sclérosées.

S. Sa. : Dans QUAI OUEST. Cécile par­le trois langues : celle du quarti­er de Quai ouest, l’es­pag­nol et le quéchua. Avant de s’étein­dre, elle par­le quéchua. Que pensez-vous de cette mort en quéchua ?

M. C. : Quand on lit le rôle de Cécile, c’est une chose qui saute aux yeux. Cette mort, c’est un retour en arrière, un ver­tige qui fait pass­er d’une langue à l’autre, pour arriv­er à la langue pre­mière : le quéchua. C’est une trou­vaille absol­u­ment extra­or­di­naire et d’une inspi­ra­tion incroy­able. On dit que quand on va mourir tout revient, tous les sou­venirs de votre vie. Mais ce serait sim­pli­fi­er cette mort que de la réduire à cela, car ce que Koltès a écrit, ce n’est pas la vie de Cécile. Dans ces mots en quéchua, c’est toute sa lignée qui sur­git ; et en remon­tant le temps ain­si, elle est repos­sédée par ses orig­ines com­plètes.

S. Sa. : Comme si l’his­toire de l’hu­man­ité revivait à tra­vers elle ?

M. C. : En tout cas la sienne, son his­toire, celle qui va jusqu’aux pre­miers Incas, avant même que l’Es­pag­nol arrive (rires). Au début de la pièce, elle par­le la langue de ce quarti­er et ce qui est fon­da­men­tal revient peu à peu, d’abord c’est l’es­pag­nol, et ensuite c’est le quéchua. Comme Cécile va mourir, elle revient en arrière et elle voit toute sa lignée.

S. Sa. : Koltès dis­ait : « Les racines, ça n’ex­iste pas. Il existe n importe ou des endroits. À un moment don­né, on s’y trou­ve bien dans sa peau…». Pensez-vous que Cécile puisse se sen­tir bien quelque part ?

M. C. : Je crois que c’est une éter­nelle dérac­inée, comme on en voit partout dans le monde. Cécile ne peut pren­dre racine nulle part, tout comme les autres per­son­nages de QUALOEST. Ce n’est qu’à la mort où elle remonte dans le temps que le prob­lème est posé. Mais avant cette mort, elle s’oc­cupe plutôt de l’in­stant présent. Ain­si, je ne pense pas qu’elle soit vrai­ment une bour­geoise comme elle le pré­tend devant Koch. Elle fait la bour­geoise, tout comme elle irait jusqu’à dire qu’elle est la fille d’un général. Tout cela pour faire la mondaine et pour jouer.

On m’a sou­vent par­lé des grandes tirades que j’avais à dire dans ce texte. mais à mon avis ce ne sont pas des tirades.

La scène entre Abad et Cécile, c’est vrai­ment un mono­logue à deux. Abad ne dit rien, mais j’ai tou­jours l’im­pres­sion que ce texte est écrit pour les deux per­son­nages.

S. Sa. : Cécile a un rap­port à la réal­ité qui est sin­guli­er. Elle sem­ble domin­er les élé­ments naturels. Quand elle ren­con­tre Abad, « le hangar [est] tra­ver­sé de rayons dorés » du soleil, et à la fin de la scène, quand elle le quitte, elle se tourne vers le pla­fond, elle dit « couché », et, « les rayons (…) per­dent leur éclat ».

M. C. : Elle a un rap­port naturel à la réal­ité. Elle par­le avec le soleil, la lune, toutes les choses qui l’en­tourent. Si elle s’est civil­isée pour pou­voir manger, elle est restée reliée à la nature. Il y a encore des per­son­nages comme ça dans le monde. Des êtres près de la nature, des êtres qui sont en rap­port avec la terre qui leur monte par les pieds. Ces per­son­nages peu­vent avoir des rap­ports avec les rochers, la lune, et il n’y a rien dans la natute qui leur soit étranger.

J’imag­ine que les per­son­nages de Koltès ne peu­vent être étrangers à tout ce qui est vivant, tout ce qui bouge, que ce soit un chien ou un homme. À l’ar­rivée de cet étranger, ils se deman­dent si le nou­veau venu peut leur servir pour con­tin­uer à vivre.

Les per­son­nages de QUAI OUEST n’ont pas grand chose pour vivre et ils sont ain­si dépouil­lés des notions super­flues que les sociétés très organ­isées imposent sou­vent.

Bien sûr, on ne pour­rait pas vivre dans ces con­di­tions, mais il y a encore beau­coup de per­son­nages comme ça dans le monde et Koltès les met en scène.

S. Sa. : Dans ce rap­port à la réal­ité, vous n’avez pas l’im­pres­sion que Cécile ressem­ble à d’autres per­son­nages du théâtre de Koltès, comme Alboury de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS ou le Deal­er de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON ?

M. C. : Oui, ces per­son­nages pren­nent un lieu qui, en principe, n’est pas le leur et tout d’un coup ils le font vivre par des moyens en rap­port direct à la réal­ité. Alors, dès que quelqu’un arrive dans ce lieu, il faut pay­er ; sinon, com­ment vivre… (rires). Dans QUAI OUEST, tout est très vivace.

Dans cette pièce, il y a presque trop de richesse et on devrait pou­voir s’ar­rêter comme dans un livre et retourn­er en arrière. Quand les mots passent, on a quelque­fois l’en­vie de dire : revenez en arrière et recom­mençons. Il y a un beau con­traste entre les habi­tants de ce quarti­er isolé et les deux étrangers, Koch et Monique, qui sont d’un autre monde et qui vont être com­plète­ment paumés dans cet univers qui leur est incon­nu. Dès lors, il y a tou­jours des sit­u­a­tions qui por­tent au rire : mais deux sec­on­des avant on est dans le trag­ique le plus com­plet. D’ailleurs, on rit aus­si du trag­ique et les gens qui por­tent en eux la tragédie écla­tent de rire à un moment don­né, sinon ils ne pour­raient pas con­tin­uer, ils étouf­feraient. Il y a toute une par­tie picaresque dans QUAI OUEST. C’est tou­jours tout pour vivre, tout pour con­tin­uer à vivre. Les per­son­nages veu­lent à tout prix vivre le plus pos­si­ble, là, et tout de suite. Parce que la mort est présente, ils pren­nent la vie comme une pomme et ils la man­gent vio­lem­ment. Un peu comme Dom Juan : c’est un per­son­nage trag­ique, mais ça ne veut pas dire qu’il est sin­istre ou solen­nel.

Dans QUAI OUEST, le trag­ique, cette espèce de besoin de vivre mul­ti­plié par cent, mis en rap­port avec la vie et ce qui vous entoure, entraîne des sit­u­a­tions comiques. Même si le fond est sou­vent trag­ique, je pense que les pièces de Koltès présen­tent des sit­u­a­tions où il faudrait sou­vent rire. D’ailleurs, le trag­ique et le cocasse vont tou­jours bien ensem­ble. Si vrai­ment vous êtes dans un sen­ti­ment trag­ique et qu’il y a subite­ment quelque chose qui cloche, vous éclatez de rire.

Pour­tant, dans la tragédie française, on ne peut pas vrai­ment rire. Dans celle de Shake­speare, oui.

S. Sa. : À la lec­ture du texte, on a l’im­pres­sion que Cécile ressem­ble aux grands per­son­nages shake­speariens. On pour­rait l’imag­in­er avec une grande robe flot­tant au rythme de ses déplace­ments.

M. C. : Cepen­dant la pièce était mon­tée avec des petites robes et des petites jupettes (rires). Mais en fait je pense qu’on pour­rait la voir ain­si et en tout cas pas seule­ment elle, mais aus­si tous les autres per­son­nages de la pièce.

S. Sa. : Que pensez-vous des désirs de ces per­son­nages ?

M. C. : J’ai tou­jours pen­sé qu’ils veu­lent vivre là où ils sont et puis le reste du temps ils dis­ent… ils se com­plaisent à dire… que l’avenir va être meilleur, mais ils n’y croient pas vrai­ment.

Les per­son­nages de QUAI OUEST ne sont pas des rêveurs qui pensent à l’avenir, mais plutôt de grands cabotins qui se font du roman. Ils dis­ent qu’ils vont faire ceci ou qu’ils vont faire cela, mais la vie ne leur per­met pas vrai­ment de se couch­er et de rêver. Ain­si, les argu­ments des per­son­nages inter­vi­en­nent pour sor­tir du présent et leurs rêver­ies font plutôt par­tie du par­fum de la vie.

S. Sa. : J’ai l’im­pres­sion qu’on ne peut pas isol­er QUAI OUEST des autres pièces de Koltès. Est-ce que vous percevez une cohérence dans son théâtre ?

M. C. : Oui, je crois qu’il y a une grande cohérence dans son œuvre. On dirait même qu’il y a un plan quelque part.

Il y a dans son écri­t­ure une rigueur qui est celle de la grande veine française, celle du plus pur style. Ses pièces offrent un mélange sub­til de pas­sion et de maîtrise ; tout cela s’en­richissant de ses errances et de ses voy­ages.

QUAI OUEST est un texte démo­ni­aque parce qu’il est écrit d’une manière qui fait penser aux textes clas­siques, mais avec des vire­voltes, des méan­dres, des allers-retours et encore des méan­dres qu’il faut tou­jours inté­gr­er dans un grand mou­ve­ment d’ensem­ble. Il faut tout le temps revenir au grand par­cours total, scel­lé, avec des tas de petites choses intérieures. Ain­si, quand on joue du Koltès, il faut être vir­tu­ose, mais assez pour oubli­er qu’on l’est. Il faut que ce soit clair pour ceux qui écoutent et il faut dire les phras­es comme si on avait affaire à une tirade de Racine.

Koltès est un auteur qui me racon­te des choses d’une telle manière qu’elles sont toutes neuves pour moi ; et même si elles sont neuves, j’ai l’im­pres­sion de les recon­naître au fond de moi. C’est ce qui fait qu’on a cette sorte de sym­pa­thie poé­tique avec un auteur.

Koltès vous par­le de choses que vous ne con­nais­sez pas, ou alors que vous con­nais­sez ; mais tout en les décou­vrant neuves et nou­velles, elles éveil­lent en vous des choses aus­si anci­ennes que le quéchua. Pour arriv­er à le jouer et à le représen­ter pleine­ment, il y a encore à chercher.

Pro­pos recueil­lis par Serge Saa­da

Et plus à l’ouest, en amont, le lieu de la ville mon­strueuse met­tait encore sa mar­que sin­istre sur le ciel : une lourde pénom­bre dans le soleil, une lueur livide sous les étoiles. « Et ceci aus­si », dit soudain Mar­low, « a été l’un des lieux ténébreux sur la terre ».

Joseph Con­rad

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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