Le fleuve et la flaque

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Le fleuve et la flaque

Le 21 Juil 1985
Troisième partie. L'épopée s'achève.

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Troisième partie. L'épopée s'achève.
Article publié pour le numéro
Le mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives ThéâtralesLe mahabharata-Couverture du Numéro 24 d'Alternatives Théâtrales
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Ces deux textes (La flèche d’Ar­ju­na et Le fleuve et la flaque) ne sont pas des textes de cri­tique. Mais des textes de spec­ta­teurs qui témoignent de leur pre­mier con­tact avec Le Mahab­hara­ta. Nous avons voulu élargir ain­si le cer­cle, afin d’a­jouter au dis­cours sur le tra­vail l’amorce du dis­cours sur le regard. En voilà les pre­miers mots.

Il y a de l’eau aux Bouffes Loin der­rière, dans l’an­ci­enne cage de scène, on a creusé le lit du fleuve — le théâtre con­cen­tre la vie, aime répéter Brook — et d’emblée sur­git le sou­venir, fût-il imag­i­naire, du Gange avec tout ce qu’il ani­me comme vie col­lec­tive. Le pays du fleuve est donc là. Devant, tout prés des spec­ta­teurs cette fois-ci, une flaque d’eau dans la terre battue du sol pour­rait être le reste d’une pluie ter­ri­ble, mais il n’en est rien. Pas de boue autour, ni de terre mouil­lée. Aucune moti­va­tion réal­iste ne vient la jus­ti­fi­er. Ni aucune mémoire non plus. Elle est de l’or­dre de la représen­ta­tion et elle s’in­scrit dans le paysage du Mahab­hara­ta aux Bouffes comme l’autre ver­sant du fleuve. L’eau qui stagne et l’eau qui coule. L’eau dans laque­lle l’im­age se reflète et l’eau qui dit le mou­ve­ment, dont par­fois on entend le mur­mure. Si le fleuve est indi­en, la flaque, elle, est sans con­tin­gence, ni appar­te­nance. La vérité du Mahab­hara­ta se trou­ve entre les deux. Ou plutôt, elle résulte de leur con­ju­gai­son. Du fleuve et de la flaque. Leurs eaux bor­dent “le plus grand poème du monde ».
Il y a donc de l’eau aux Bouffes et elle engen­dre ce que Bachelard appelle “l’imag­i­na­tion matérielle », imag­i­na­tion « qui peut ranimer sans cesse les images tra­di­tion­nelles, qui met en vie cer­taines vieilles formes mythologiques ». La phrase de Bachelard dit la voca­tion de l’eau dans le spec­ta­cle. Matrice com­mune du réel indi­en autant que des mythes indi­ens, elle sert de pre­mier point d’an­crage au Mahab­hara­ta car, comme tou­jours, Brook entend par­tir du con­cret.
Sur l’aire de jeu, un par­cours par­ti­c­uli­er sem­ble faire sens. Sou­vent les per­son­nages — je dis bien “sou­vent » et non pas“toujours », vu que Brook fuit toute sys­té­ma­ti­sa­tion exces­sive ‑tra­versent le pont jeté par-dessus le fleuve pour s’ap­procher de la flaque, comme s’ils devaient sur­mon­ter ce qui est net­te­ment indi­en pour pou­voir accéder à la flaque, espace qui n’est affil­ié ni à une cul­ture, ni à un monde. D’ailleurs, il se trou­ve au car­refour, spa­tiale­ment par­lant, entre le fleuve et le pub­lic, entre là-bas et ici. La flaque, à l’in­térieur du spec­ta­cle, tient donc d’un espace inter­mé­di­aire, et aus­si d’un espace à usages mul­ti­ples.1 Elle rap­pelle les liens de nature tra­di­tion­nelle du poème à l’eau, et en même temps, elle par­ticipe aux événe­ments de l’his­toire. Selon l’esthé­tique brook­i­enne, la flaque change de nature avec le déroule­ment du spec­ta­cle, en faisant penser aux bobines d’Ubu aux Bouffes, mais cette fois-ci, la trans­for­ma­tion ne s’im­pose pas avec autant d’év­i­dence le traite­ment de l’eau est mul­ti­ple, et jamais ludique.

Ce spec­ta­cle de plus de huit heures, dont la longueur même ren­voie aux orig­ines, grec­ques, ori­en­tales, com­mence par l’en­fant qui vient se rafraîchir le vis­age avec l’eau de la flaque. Alors l’eau est pre­mière, source de purifi­ca­tion. Mais doit-on le redire ? Le spec­ta­cle se refuse à cod­i­fi­er rit­uelle­ment l’acte, pour nous mon­tr­er plutôt un geste de début, geste qui pour­rait être tout à la fois tra­di­tion­nel et quo­ti­di­en. Il fait écho simul­tané­ment à l’aube d’une cul­ture autant qu’à celle de la vie. L’en­fance et l’eau réu­nies nous arrachent à l’His­toire. Tarkovs­ki aus­si, dans son Rou­blev, entourait d’eau et de pluies le Russie comme terre immé­mo­ri­ale. Il y a dans l’élé­ment aqua­tique, sou­venir du liq­uide matriciel, un rap­pel puis­sant des orig­ines.

Après l’en­fant qui se mouille le vis­age, c’est un dieu indi­en, Gane­sha qui lave sa trompe d’éléphant dans la flaque. Et puis c’est le tour de “la déesse du fleuve » de révéler son iden­tité à côté de la flaque. Plus tard, les pétales util­isés pour une céré­monie glis­sent sur la sur­face de l’eau, ou ensuite on pose des coupelles avec des petites bou­gies allumées, ou bien on éteint les torch­es qui ont servi à une étrange opéra­tion. Ain­si rat­tachée à la dimen­sion rit­uelle de l’Inde,“la flaque des orig­ines » devient “la flaque de la tra­di­tion ».
Mais cette flaque par­ticipe aus­si de la dimen­sion mag­ique, car là réson­nent des voix loin­taines où on con­voque des êtres absents. Dans la forêt, les Pan­davas, la gorge sèche, boivent l’eau du lac, en dépit de l’in­ter­dic­tion qui leur est faite, et Yud­ishthi­ra, le seul à pou­voir résis­ter, parvient à répon­dre aux ques­tions et à vain­cre ain­si les pou­voirs malé­fiques de l’eau. L’eau est l’épreuve. Plus tard, entouré de flammes, Dury­o­d­hana, le regard fixé sur l’eau appelle l’e­sprit d’Ar­ju­na. Et, au fond, c’est au même reg­istre qu’on peut rat­tach­er le geste de « la déesse du fleuve » qui, après chaque nais­sance, jette ses fils dans l’eau de la flaque. Ils y retrou­vent leur milieu naturel. La flaque est donc investie des ressources qui tien­nent de la magie et de tout ce qu’elle sup­pose comme pou­voirs secrets.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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