Petite et propre entre deux containers

Petite et propre entre deux containers

Entretien avec Catherine Hiégel

Le 23 Sep 1995
Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983
Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983

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Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983
Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983
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Cather­ine Hiégel est socié­taire de la Comédie Française. Elle inter­pré­tait dans QUAI OUEST, le rôle de Monique, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, en 1985.

Serge Saa­da : Con­naissiez-vous les pièces de Bernard-Marie Koltès avant de jouer dans QUAI OUEST ?

Cather­ine Hiégel : J’avais vu représen­ter au Petit Odéon LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS dans une mise en scène de Jean-Lue Bout­té, et j’avais trou­vé ce mono­logue superbe. De COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS mis en scène par Chéreau, j’ai le sou­venir d’un cli­mat com­plète­ment neuf par rap­port à ce qu’on voy­ait alors. Puis Patrice Chéreau m’a demandé de lire QUAI OUEST qui, au départ, avait été com­mandé par la Comédie-Française1 ; c’est ain­si que je me suis retrou­vée à Nan­terre.

S. Sa. : Com­ment avez-vous abor­dé le rôle de Monique ?

C. H. : Comme elle par­le beau­coup de sa maman, on imag­i­nait toute la kyrielle de frus­tra­tions de ce genre de femmes. Des femmes d’abord étouf­fées par leur mère, ensuite dom­inées par l’an­goisse de l’homme et des hommes, et très vite étouf­fées à nou­veau par leur tra­vail et leur patron.

C’est une femme amoin­drie par la vie qui arrive dans ce hangar. Elle est déjà com­plète­ment blo­quée et ce n’est prob­a­ble­ment pas le hangar de QUAI OUEST qui va l’aider à s’é­panouir, au con­traire. Il va la trau­ma­tis­er à vie.

Je trou­ve que c’est un per­son­nage attachant pour toutes ces raisons. On décou­vre à tra­vers elle tout ce qu’une société peut faire d’un être, que ce soit par l’é­d­u­ca­tion ou par le tra­vail ; et au cours de QUAI OUEST, on décou­vre aus­si com­ment, petit à petit, on peut défaire quelqu’un et l’amen­er à l’é­tat dans lequel se trou­ve Monique à la fin de la pièce : une pau­vre paumée, quelqu’un de com­plète­ment per­du, une folle.

S. Sa. : Ce qui est comique dans ce per­son­nage, c’est son entête­ment, tout au long de la pièce à faire référence à sa famille.

Elle dit à Koch : « Je pour­rais être,moi, tran­quille­ment, dans ma famille où on s’aime sans his­toire ; vous ne savez pas ce que c’est qu’une famille, vous, des frères des sœurs ; et moi je suis ici à cause de vos caprices. »

C. H. : C’est ce qu’elle dit, mais on a l’im­pres­sion que cette famille doit avoir sur elle un poids moral ter­ri­fi­ant. On peut vrai­ment imag­in­er l’é­d­u­ca­tion morale ser­rée et idiote dont elle est le fruit, avec toutes les bar­rières que cela com­porte. C’est ce qui a fait d’elle la femme qu’elle est, une petite-bour­geoise arrêtée, blo­quée — depuis l’en­fance, je crois -, com­plète­ment coincée dans ce rap­port papa, maman, frères, sœurs. C’est pour cela qu’elle en par­le tout le temps ; c’est le seul appui qu’elle ait et cet appui est très lourd, à mon avis.

S. Sa. : C’est elle qui ouvre la pièce.

C. H. : Oui, et c’est mon plus grand sou­venir de peur dans ce hangar… C’est tou­jours ter­ri­ble de débuter une pièce, mais com­mencer par un mono­logue (ou presque), c’est encore plus dif­fi­cile.

Arriv­er dans ce hangar de nuit, en ayant aban­don­né une superbe Jaguar pas très loin, com­mencer sans voir où on met les pieds, et démar­rer le texte toute seule me fai­sait très peur. À tel point que lors des pre­mières, je n’ar­rivais pas à tra­vers­er lep­lateau et à me plac­er toute seule avant le début du spec­ta­cle ; j’avais peur de tomber et je ne voy­ais rien. Un machin­iste m’ac­com­pa­g­nait en me ten­ant le bras ; il me plaçait entre deux con­tain­ers et j’at­tendais le cœur bat­tant que l’ob­scu­rité arrive en scène pour me pro­jeter moi-même dans le noir.

Je savais que je com­mençais la pièce pro­pre, dans un joli petit tailleur, bien coif­fée, et que je la fini­rais trem­pée, mouil­lée, les genoux en sang, le corps sale, et en larmes. C’é­tait une déca­dence qui arrivait tout douce­ment. Pour mon­tr­er cette dégra­da­tion du per­son­nage au fur et à mesure, je changeais trois fois de tailleur et trois fois de chaus­sures. C’é­tait curieux de com­mencer comme ça, petite et pro­pre entre deux con­tain­ers, et de savoir que deux heures après elle serait une loque.

S. Sa. : Ils sont deux étrangers, Monique et Koch, à « débar­quer » dans ce quarti­er isolé, quai ouest. Mais on a l’im­pres­sion que dans ce faux cou­ple Monique est plus étrangère que Koch. Lui vient pour se sui­cider et il va trou­ver Abad. Est-ce que, dès le début, Monique n’est pas de trop ? Koch aurait pu être le seul étranger.

C. H. : Oui, mais c’est un homme, et c’é­tait intéres­sant de met­tre une femme en prise avec tous les hommes qu’il y a autour du hangar. C’é­tait intéres­sant aus­si de mon­tr­er quels rap­ports cet homme, Koch, entre­tient avec les femmes, et en l’oc­curence avec celle-là ; et com­ment, cette femme réag­it dans ce monde qu’elle ignore com­plète­ment, et qu’elle ignor­era tou­jours d’ailleurs. De voir com­ment, dans ce con­texte, cette femme d’af­faires perd tout appui et tout repère.

Le per­son­nage de Monique m’a atteinte dans mon corps. Finir en ram­pant dans cette eau sale, finir dans la fatigue et presqu’au-delà de la peur elle a telle­ment peur que je crois qu’à par­tir d’un cer­tain moment elle n’a même plus peur, toute cette dégra­da­tion physique qu’elle subit au cours de la pièce m’avait incon­sciem­ment atteinte et j’ai eu pen­dant plusieurs jours des clo­ques sur la peau, comme si j’é­tais tombée dans les orties. Mon cos­tume me brûlait ; il fal­lait que je m’en­duise de pom­made pour le met­tre. J’ai fait une allergie nerveuse à cette dégra­da­tion, à cette angoisse, à la déchéance de cette pau­vre fille dans ce hangar.

Je crois qu’elle se retrou­ve seule et folle. Elle ne pour­ra jamais rede­venir ce qu’elle était avant d’en­tr­er dans le hangar. J’avais l’im­pres­sion d’un trau­ma­tisme à vie bien qu’il ne s’agisse pas d’une folie qui s’ex­prime par des mots ou par des hurlements. Mais à la fin, elle est assise par terre, com­plète­ment décalée. Claire a beau la coif­fer, Monique ne résiste plus à rien. C’est ce qui la rend attachante.

Koch, lui, était un des per­son­nages qui fai­sait le plus rire Koltès : le type qui mon­tre ses chaus­sures … Sa mon­tre est une Rolex, sa voiture une belle Jaguar, tout est grif­fé, tout dit son argent, sa réus­site. Il a la panoplie totale de ce qu’on doit avoir quand on veut mon­tr­er qu’on a de l’ar­gent et en même temps c’est un per­son­nage louche et cynique. Monique est plus paumée ; Koch a le culot de ses abjec­tions.

S. Sa. : Koltès avait envie que QUAI OUEST présente un comique immé­di­at.

C. H. : Oui, je crois qu’il regret­tait que les gens ne rient pas plus — il était par­fois déçu d’être pris au sérieux. Il a dévelop­pé une déri­sion volon­taire autour de Koch, de Monique, et aus­si de Rodolfe.

Chéreau était très cri­tique par rap­port au per­son­nage de Monique et à ses vues petites-bour­geois­es. Koltès m’avait beau­coup aidée en me dis­ant qu’elle devait faire rire. C’est d’ailleurs ce qui se pas­sait quand je la jouais ; ses ridicules, ses com­plex­es, sa façon d’être mesquine dans les sit­u­a­tions les plus démentes fai­saient rire les gens. Au début cela m’in­quié­tait, je craig­nais que ça ne cor­re­sponde pas à ce qu’il avait écrit. Mais plus les gens riaient, plus il était con­tent. C’é­tait vrai­ment une chose à laque­lle il tenait, et je com­prends pourquoi : au fond, le rire enl­e­vait à Monique de sa méchanceté et de sa mesquiner­ie. D’être soudain touchée de ridicule, ça l’en­richis­sait, ça l’a­gran­dis­sait.

S. Sa. : Dans la mise en scène de Chéreau, on retrou­ve dans les décors de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON les con­tain­ers de QUAI oUEST. Pensez-vous que la SOLITUDE per­met d’ex­pli­quer QUAI OUEST ?

C. H. : Oui, je trou­ve que la SOLITUDE est presque la suite de QUAI OUEST — ou plutôt sa pré­face. Là, le troc est une sit­u­a­tion de base extra­or­di­naire, et Koltès ne quitte jamais le sujet, il ne prend jamais volon­taire­ment de fauss­es pistes. Tan­dis que dans QUAI OUEST il y a beau­coup de fauss­es pistes. Sou­vent une his­toire com­mence et ne finit pas. Il y a ain­si la mort de la mère, celle de Koch, le dépuce­lage de Claire (ce sont de petites morts) mais toutes ces pistes ne mènent nulle part.

S. Sa. : Com­ment par­ler de QUAI OUEST par rap­port aux autres pièces de Koltès ?

C. H. : Je ne crois pas que ce soit une œuvre à part. C’est la même famille, la même quête inaboutie. Et puis, ce qui lie toute l’œu­vre de Koltès, c’est la langue. Koltès a vrai­ment un lan­gage comme on peut dire que Claudel en a un. À juste titre, quand nous l’avons tra­vail­lé, Chéreau nous demandait de respecter la ponc­tu­a­tion comme lorsqu’on tra­vaille la prose de Claudel. Con­traire­ment à ce que l’on croit, ce n’est pas un lan­gage quo­ti­di­en, réal­iste, vériste. Il y a une vraie écri­t­ure, un vrai style, et Koltès doit être abor­dé comme tel et non pas comme on abor­derait un scé­nario de film. Dans son inter­pré­ta­tion du Deal­er, Chéreau joue le texte comme il jouerait des alexan­drins et il a rai­son. Quand on essaie d’amen­er Koltès dans le vérisme, on le dimin­ue.

S. Sa. : Est-ce que le texte est dif­fi­cile à abor­der ?

C. H. : Oui, parce qu’il faut être très pré­cis. Par exem­ple Monique a un tie ver­bal : elle dit tou­jours « Seigneur !». Ces « Seigneurs»-là n’é­taient jamais placés n’im­porte où ; si, en l’ap­prenant, je déplaçais le « Seigneur », la phrase bas­cu­lait. La ponc­tu­a­tion est aus­si très impor­tante chez Koltès comme elle l’est chez tous les grands auteurs. Le texte demande une grande pré­ci­sion de mémoire ; s’il est dif­fi­cile, c’est qu’il n’en­tre jamais dans le lan­gage courant.

Ces voy­ous, ces paumés que Koltès a représen­tés, on doit les abor­der comme des immenses per­son­nages. Ce serait les dimin­uer que de les ren­dre bafouil­lants, de leur faire com­mencer une phrase avec ben, euh… Il n’y a jamais de bavure dans le texte de Koltès.

Ce qui est frap­pant aujour­d’hui à pro­pos de QUAI OUESt, c’est que, de toute l’œu­vre de Koltés, c’est la pièce la plus tra­vail­lée dans les cours et au Con­ser­va­toire par de jeunes acteurs. Je vois des QUAI OUEST partout.

Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983
Philippe Léo­tard, Myr­i­am Boy­er, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nan­terre, 1983
Philippe Léotard, Myriam Boyer, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre, 1983
Philippe Léo­tard, Myr­i­am Boy­er, COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nan­terre, 1983

Pro­pos recueil­lis par Serge Saa­da, févri­er 1990.

  1. Jacques Toja en était alors l’Ad­min­is­tra­teur général. ↩︎

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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