Effets critiques du signifiant théâtral au cinéma :

Effets critiques du signifiant théâtral au cinéma :

Le 11 Juil 1982
Les chasseurs - Angelopoulos
Les chasseurs - Angelopoulos

A

rticle réservé aux abonné.es
Les chasseurs - Angelopoulos
Les chasseurs - Angelopoulos
Article publié pour le numéro
Scénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives ThéâtralesScénographie images et lieux-Couverture du Numéro 12 d'Alternatives Théâtrales
12
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

La con­fronta­tion du théâtre et du ciné­ma est aujour­d’hui un des élé­ments décisifs de notre moder­nité. Les con­tra­dic­tions qui sur­gis­sent dans l’é­cart entre ces deux modes de représen­ta­tion devi­en­nent mobiles et dépla­cent le champ d’ap­pli­ca­tion de dis­ci­plines dont les pre­miers pas se sont accom­pa­g­nés d’une déf­i­ni­tion étroite du domaine par­cou­ru. La sémi­olo­gie du ciné­ma en priv­ilé­giant le pos­tu­lat syn­tag­ma­tique1 pre­nait le risque de s’en­fer­mer dans la véri­fi­ca­tion de la préémi­nence idéologique, his­torique­ment située, de la for­ma­tion nar­ra­tive ; quant à la peine ébauchée et déjà hier avancée et aujour­d’hui sémi­olo­gie du théâtre, son défaut de toute inter­ro­ga­tion épisté­mologique sur le signe l’a plongée dans un étroit for­mal­isme où voisi­nent des emprunts par­tiels à Saus­sure et à la sémi­o­tique améri­caine. Une plus grande atten­tion à la dialec­tique con­crète du tra­vail artis­tique aurait pu éviter ces impass­es tant le détail de l’œu­vre en cours chez Godard, Strehler, Straub, Ron­coni, Angelopou­los, Vitez, Mikhalkov, Chéreau, Van der Keuken, Brook, Wen­ders, Lioubirnov pour ne citer que les plus mar­quants, redéfinit con­tra­dic­toire­ment l’u­nic­ité de l’œu­vre d’art dans son rap­port à la tra­di­tion2. Un des aspects déter­mi­nants de cette con­tra­dic­tion, par­mi d’autres, est cer­taine­ment l’in­té­gra­tion d’élé­ments emprun­tés à l’his­toire d’autres arts et réin­vestis dans le pro­jet con­tem­po­rain théâ­tral ou ciné­matographique. L’or­dre du sig­nifi­ant s’y révèle dans ses rela­tions pro­pres en les unifi­ant dans un seul procès et en les faisant tra­vailler à l’élab­o­ra­tion d’un con­tenu cohérent et inédit. En con­séquence un réglage par­ti­c­uli­er s’opère dans les pro­jets artis­tiques con­tem­po­rains entre ce qu’on peut appel­er des régimes de représen­ta­tiv­ité3 c’est-à-dire des hori­zons de référence idéologique qui n’ont pas la même orig­ine ni le même rap­port à l’His­toire. Ils ren­dent vis­i­ble au théâtre la divi­sion des spec­ta­teurs qui ne perçoivent pas la cohérence d’un spec­ta­cle du même point de vue et qui ne peu­vent com­pren­dre que de là où ils sont, dans la représen­ta­tion, com­pris. Met­tre le spec­ta­teur de théâtre en sit­u­a­tion d’éprou­ver une émo­tion ciné­matographique pour réin­sér­er la sit­u­a­tion créée dans le sig­nifi­ance théâ­trale équiv­aut à faire appel, à tra­vers deux régimes de représen­ta­tiv­ité dis­tincts, à deux his­toric­ités qui non seule­ment divisent les spec­ta­teurs entre eux, mais les sujets en eux-mêmes. Au ciné­ma, l’émer­gence, au sein de la représen­ta­tiv­ité ciné­matographique, d’un régime qui lui est étranger crée un déplace­ment sen­si­ble de la fic­tion où s’isole et se laisse recon­naître le sig­nifi­ant théâ­tral comme tel. Celui-ci appa­raît alors comme effet de théâ­tral­ité ; le ciné­ma, de Méliès à nos jours, s’en est con­stam­ment nour­ri. Mais ce qui nous intéresse ici la fonc­tion cri­tique du sig­nifi­ant théâ­tral au ciné­ma, le moyen sans doute de faire l’his­toire du ciné­ma par ses rup­tures, ses œuvres mau­dites et ses chefs d’œu­vre.

L’empire du sig­nifi­ant théâ­tral s’ex­erce par l’ar­bi­traire de la scène, lieu con­ven­tion­nel où se déroule l’ac­tion dra­ma­tique. Les cinéastes qui, par­mi nos con­tem­po­rains, sai­sis­sent les exi­gences du poli­tique dans leur rap­port à l’His­toire font de cet arbi­traire la modal­ité spé­ci­fique de leur mise en scène. Dans Les Chas­seurs, Angelopou­los oppose au tran­sit du Voy­age des Comé­di­ens le lieu unique, salle des fêtes d’un pavil­lon de chas­se où vien­nent se retrou­ver les dig­ni­taires du régime des Colonels. Enté au cœur de l’His­toire grecque comme l’œil immo­bile d’un typhon, l’e­space ain­si défi­ni con­duit la fic­tion à s’écrire, non comme reflet mais comme réfrac­tion du con­tenu his­torique cité et trans­for­mé. « Le fruit n’est por­teur de ce qui est his­torique­ment saisi con­tient en lui le temps comme la semence pré­cieuse, mais indis­cern­able au goût » pour­rait-on dire grâce à Angelopou­los et avec Ben­jamin4. L’his­tori­ci­sa­tion du con­tenu par la fic­tion est pré­cisé­ment ren­du pos­si­ble par l’usage dialec­tique du sig­nifi­ant théâ­tral.

La scène redéfinit les élé­ments qui s’y trou­vent dans des ter­mes inadéquats au type de vraisem­blance que sup­pose la représen­ta­tiv­ité ciné­matographique. Con­tra­dic­tion ouverte dans laque­lle s’en­gouf­frent dif­férents moments de l’His­toire grecque, la semence pré­cieuse du temps restant indis­cern­able au goût dans la con­struc­tion dra­ma­tique qui fait agir ensem­ble ces élé­ments divers. Ain­si le recours au sig­nifi­ant théâ­tral, loin d’être métaphorique, relève d’une pro­fonde néces­sité dialec­tique qui le fait agir comme instance d’his­tori­ci­sa­tion. Le corps de ce maqul­sard com­mu­niste de l’in­sur­rec­tion de 1947 que les chas­seurs retrou­vent dans la neige est, comme celui de la pièce de Ionesco, inas­sim­i­l­able au présent dans lequel se situe leur décou­verte. Mais ce corps encom­brant, une fois déposé au cen­tre de la scène, dans la salle des fêtes du pavil­lon de chas­se, y des­sine, comme à la craie, cer­cle de l’ex­clu­sion qui l’a fait sor­tir de l’His­toire offi­cielle, c’est-à-dire échap­per au passé et rester indéfin­i­ment présent. Le passé, quand il ne passe vrai­ment pas, retrou­ve la théâ­tral­ité mythique du temps qui n’a pas encore pris con­science de sa durée.

Le film organ­ise une durée nou­velle qui prend con­science des dis­con­ti­nu­ités de l’His­toire en réu­nis­sant dans un lieu mythique les frag­ments dis­per­sés aux qua­tre vents d’une oublieuse mémoire. Angelopou­los va plus loin en retenant de l’ar­bi­traire théâ­tral la pos­si­bil­ité de retourn­er le point de vue et de faire de la scène non seule­ment le lieu unique où se déroule l’ac­tion mais aus­si le piv­ot d’où l’ap­préhen­sion du dehors, le passé ou l’ailleurs, devient pos­si­ble. Toute l’His­toire grecque défile, à pro­pre­ment par­ler, devant la scène qui en con­stitue le point d’ul­time réfrac­tion. Aux plans qui cadrent étroite­ment la salle des fêtes où le mort a été déposé s’op­posent ceux qui mon­trent l’ex­térieur du point de vue du pavil­lon de chas­se, comme si la caméra était placée exacte­ment là où git le maqul­sard dans la fic­tion. Ain­si le point de vue qui organ­ise le pro­pos se con­fond avec l’ob­jet théâ­tral par excel­lence qu’est ce mort venu d’une autre guerre. La théâ­tral­ité est ici le moyen de prob­lé­ma­tis­er l’e­space ciné­matographique en ouvrant celui-ci sur son con­tre­point. Au défile­ment des images et au flux sup­posé de l’his­toire s’in­ter­pose le temps sus­pendu dans l’e­space neu­tre de la scène où la guerre civile n’en finit pas de dur­er.

« Un film, c’est la ren­con­tre d’un lieu et d’un texte » dit Straub en usant par esprit polémique, d’une déf­i­ni­tion non spé­ci­fique au ciné­ma mais qui pour­rait l’être au théâtre. Tout com­mence bien en effet sur la scène par la ren­con­tre entre le texte énon­cé et le lieu con­ven­tion­nel.

Au ciné­ma la con­ven­tion de l’e­space n’est pas régie par les mêmes lois et celui-ci dis­pose de puis­sants moyens pour la faire oubli­er ou plutôt pour en médi­a­tis­er les effets. Chez Straub au con­traire cette médi­a­tion ne vient mod­uler la con­fronta­tion du texte et de l’im­age, du ver­bal et du spa­tial, dont la dou­ble ten­sion est à la base de sa dra­maturgie. L’am­phithéâtre romain d’Al­ba Fucense près d’Avez­zano est l’élé­ment déter­mi­nant de la mise en scène de Moïse et Aaron. Loin d’être un lieu pos­si­ble pour la représen­ta­tion de l’opéra il est le lieu absol­u­ment néces­saire qui après des jours et des jours de recherch­es infructueuses s’est imposé à Danièle Huil­let et à Jean-Marie Straub. La théâ­tral­ité explicite de ce lieu inter­vient comme un pro­tag­o­niste à part entière qui met l’opéra et le texte de son chant sous la lumière crue d’une ruine inondée de soleil et revis­itée par la musique loin de l’ap­pareil et de la pompe des archi­tec­tures d’opéra. Le théâtre romain est étranger à l’his­toire de l’opéra, il est le théâtre dans son his­toric­ité pro­pre, épurée de cha­cune de ses formes par­ti­c­ulières, épuré d’un geste dans lequel se recon­naît le mou­ve­ment fon­da­teur du prophète qui livre la fig­ure à son peu­ple en lui apprenant à subir l’épreuve de l’ab­sence et de la présence de Dieu. Le sig­nifi­ant théâ­tral s’im­pose ici par l’ar­bi­traire de la scène pour penser la fic­tion même de l’opéra de Schön­berg. Le dessin de la scène orig­inelle, cer­cle de pier­res lev­ées entre les mon­tagnes, est comme le tracé de la fig­ure qui inau­gure le règne du verbe dont le prophète vient porter témoignage. « Quelque chose de spé­cial et com­plexe résulte : aux con­ver­gences des autres arts située, issue d’eux et les gou­ver­nant, la Fic­tion ou Poésie »5. L’opéra qui se nour­rit du rêve de cette con­ver­gence la retrou­ve ici trans­for­mée par la théâ­tral­ité pro­pre au ciné­ma qui tient à dis­tance le verbe et son incar­na­tion, la parole du prophète et l’ab­sence de Dieu. Adop­tant un par­ti pris essen­tielle­ment ana­ly­tique, celui-là même de la musique de Schön­berg, Straub met en scène les com­posantes mêmes de la fic­tion, les don­nées fon­da­tri­ces de la représen­ta­tion. Le peu­ple élu est con­damné à l’er­rance du sig­nifi­ant, con­vo­quée en ce lieu
Pour savoir l’in­vis­i­ble
Pour penser l’ir­représentable

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements