« TAUPIN : (c’est celui qui creuse, il s’adresse sans doute au public). J’ai des poignets très fins presque grêles hélas et, ça a été terrible pour moi de creuser mais j’ai dû creuser il a bien fallu j’ai creusé comme ça…»1, très longtemps très longtemps sans faire de trous au début on ne comprend pas on se dit que ce n’est pas possible de creuser creuser sans jamais faire de trous des trous d’écriture des trous d’air des trous d’émotion des trous de pensée et plus Oil cherche et moins Oil trouve alors on continue de lire et TAUPIN continue de creuser TAUPIN avance et on le suit quand il va vite on le suit il ne s’arrête jamais et ne ralentit pas on le suit très vite la profondeur ne l’intéresse pas il creuse à l’horizontale au ras de la terre et des gens TAUPIN on a toujours l’impression qu’il nous dit : « circulez y’a rien à voir ! » « Ici, rien. Il ne reste plus l’ombre d’une illusion derrière la véracité des poils. Plus rien à voir : c’est pour cela que les gens se penchent, s’approchent et flairent cette hyper ressemblance cadavérique, spectrale dans sa bonhomie, hallucinante de platitude. L’obscénité est là, dans le fait qu’il n’y a rien à voir…»2 juste après l’amour juste avant la mort TAUPIN n’a rien à faire il ne fait rien et parle tout seul même s’il n’est pas le seul à parler tout seul on n’entend que lui lui qui parle de son sexe et de la guerre et des mamans blessées qui perdent la tête et de l’odeur « celle de l’eau du vase où il y a des lilas l’eau du vase à lilas si elle n’a pas été renouvelée »3 et les vaches et les cochons et les femmes qui ne donnent que le bas de leur corps et les lapins et les hommes qui ne donnent plus rien et cette horrible convulsion intestinale ! À TAUPIN comme à Barbara Constance Wolf Jérémie Eve Jacqueline Angèle Kos Elisabeth Suzette Latifa Tita Noël on lui a dit que ça pourrait être « une sorte de jeu : un marathon de la parole : raconter son histoire tout dire…»4 et TAUPIN comme les autres parce qu’il n’est pas différent des autres TAUPIN il joue le jeu de celui qui ne doit pas s’arrêter de parler parce que sa vie est comptée depuis qu’il s’est arrêté et qu’il a retourné le sablier il ne met pas de points TAUPIN il ne met pas de virgules quand il parle parce que tous ces points et toutes ces virgules lui laissent le temps de respirer et chaque fois qu’il reprend sa respiration ce sont autant de mots qu’il avale et qu’il ne dit pas et TAUPIN comme tous les autres il veut dire tous les mots et il les dit presque tous en tout cas ceux de tous les jours parce qu’il n’a pas le temps d’en chercher d’autres parce qu’il doit parler parler d’une chose et puis parler d’autre chose et puis parler de la même chose parce qu’il y a tellement à dire de tout qu’il ne faut pas s’arrêter et surtout pas pour mettre un premièrement un deuxièmement un etc. à la rigueur. Mais de toutes façons il faut tout dire et recommencer puisque l’histoire est toujours la même et qu’il ne sert à rien de le savoir à rien qu’à faire du mal et à donner la mort la mort il faut la devancer TAUPIN le sait les autres aussi ce sont des « moulins à parole » à broyer la mort avec leurs mots ils se propulsent au delà de la pensée au-delà de la mort et le texte court encore même lorsqu’on lui coupe la tête ça court ça parle ça parle ou ça court puisque c’est la même chose « avec cette pensée qui ne sait pas ce qu’elle pense on dirait une pensée qui fuit quelque chose et qui n’est occupée que de cela »5 que de cela qu’elle fuit elle fuit l’amour et la guerre parce qu’elle hait la guerre et parce qu’elle aime l’amour ou peut être l’inverse on ne peut plus savoir puisque tout est fini et la guerre et l’amour et si TAUPIN parle ce n’est pas pour dire qu’il aime ou qu’il n’aime pas au contraire il n’arrête pas de parler pour éviter son cœur et descendre jusque dans le ventre et y rester alors quand il parle TAUPIN « il fait sous lui »6 une boue de mots « pour étouffer camoufler cet horrible charnier sanglant (…) dans ce désert laqué de pluie et de boue qui (me) faisait penser à du gâteau au moka »7 TAUPIN se remplit de sa propre parole il se nourrit il se suralimente le ventre plein il n’a plus de peurs ni de désir entre l’amour et la mort TAUPIN parle tout seul même s’il n’est pas seul il parle de son histoire qui est parfois celle des autres mais c’est toujours son histoire à lui même s’il raconte la même chose que les autres il la tient si près de lui si serrée que lorsqu’il parle il a des tics d’amoureux il ne pense qu’à ça qu’à vous parler de ça : de son histoire c’est-à-dire de son corps c’est-à-dire de sa bouche c’est-à-dire de ses hanches c’est-à-dire de ses poils c’est à‑dire de son sexe il la détache du reste des vivants et se la plante dans les yeux et ne voit plus que ça il essaie de regarder ailleurs mais il n’a plus que ça dans le regard si bien que lorsqu’il regarde l’histoire de quelqu’un d’autre il voit la sienne et ne peut s’empêcher d’en parler comme un amoureux à l’imparfait ou au passé composé puisque tout est fini même le présent il fait l’inventaire de ses biens pour l’aire l’inventaire de sa vie comme de ses biens et avec la tranquillité d’un tueur de cochons il nous dit : « il y a ça et puis ça et puis encore ça et j’oublie toujours ça à cause de ça parce il y a eu ça et ça et ça ça ça ça et ça… » et il ne s’arrête plus jusqu’à ce que quelqu’un l’interrompe alors il dit :
« ne m’interromps pas !» et il continue jusqu’à ce que quelqu’un d’autre lui dise : « Merci Barbara » et il répond : « J’ai pas fini »8
Non classé
JUSTE APRÈS L’AMOUR JUSTE AVANT LA MORT : LA PAROLE OBSCÈNE
Le monologue dans le théâtre de Philippe Minyana*
Par Corinne Rigaud
Le 19 Juin 1994

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