Une surabondance de repères. Brouiller les pistes.

Une surabondance de repères. Brouiller les pistes.

Le 9 Juin 1991

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Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
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Des tribus d’artistes ont fait du théâtre et pro­posé des univers et des spec­ta­cles telle­ment dif­férents qu’il serait vain de chercher à les rap­procher. Par­fois, il sem­ble se dégager des couleurs com­munes, une cohérence morale, mais les années 80 ont plutôt don­né nais­sance à des spec­ta­cles com­pos­ites, mul­ti­formes, et non à des courants, des mou­ve­ments ou une esthé­tique dom­i­nante. Ce sont des lan­gages très per­son­nels qui ont émergé.

L’al­ter­nance des modes de représen­ta­tion désori­ente le spec­ta­teur qui, pour percevoir l’ob­jet artis­tique sous un nou­v­el angle et sans grille de com­para­i­son, doit laiss­er mon­ter en lui une naïveté active. Elle donne au spec­ta­cle une légitim­ité intacte, sans for­cé­ment devenir la légitim­ité de la nou­veauté. Il y a de l’in­flu­ence partout ou nulle part, des dosages secrets d’une surabon­dance de références, le tal­ent de cer­tains met­teurs en scène con­siste juste­ment à brouiller la piste dès qu’elle s’ébauche.

« Nous vivons avec quelques arpents de passé, les gais men­songes du présent et la cas­cade furieuse de l’avenir. Autant con­tin­uer à sauter à la corde, l’en­fant-chimère à notre côté. » René Char

Un artiste attiré par le vide marche sur une scène où tout est à refaire, à trans­former et peut-être encore à créer. Il com­mence à par­ler d’én­ergie de l’ac­teur, du plateau, de la lumière, à con­stituer des cou­ples qui devien­dront des duos.

Même s’il a la mémoire qui flanche, son théâtre est encore ani­mé par une étin­celle, une idéolo­gie, un rap­port au social. Cepen­dant, sans occul­ter la néces­sité du théâtre dans la cité, le moteur de sa créa­tiv­ité n’est plus issu d’une réac­tion, d’une colère, d’un dia­logue avec les mis­es en scène précé­dentes. Un rap­port dialec­tique s’est per­du.

Il a gran­di dans un monde théâ­tral où le met­teur en scène était la fig­ure qui comp­tait le plus, il a vu des acteurs se tré­mouss­er dans des sacs de pommes de terre et des danseurs trou­ver dans la comédie un nou­veau domaine de lib­erté et de dan­ger.

Dès lors, à l’aube des années 80, il a fal­lu se deman­der com­ment éton­ner encore, com­ment se posi­tion­ner poli­tique­ment, com­ment relancer la con­ver­sa­tion quand la dis­pute était finie.

La provo­ca­tion s’épuise et, quand tout a été déstruc­turé, il est dif­fi­cile de trou­ver une expres­sion qui cherche encore à con­tredire, à désta­bilis­er. Après l’ex­plo­sion des formes, quand le théâtre a été dyna­mité de toutes parts, quand l’e­space de lib­erté créa­trice s’est réduit à peau de cha­grin, beau­coup d’artistes se sont demandé s’il restait encore des moulins à atta­quer, des chevaux de bataille, ou s’il fal­lait pren­dre le maquis et clamer sa dif­férence.

Pour faire du théâtre, ils devaient com­pos­er avec une his­toire, des lieux qui n’é­taient pas for­cé­ment les leurs, ils avaient été imag­inés et bien imag­inés par d’autres.

Sans se déter­min­er his­torique­ment dif­férents, ils se sont placés en rup­ture de cul­ture volon­taire et ont refusé de porter l’usure d’un ter­rain miné. Il ne s’agis­sait pas de pro­longer des tra­di­tions, de con­sid­ér­er le théâtre dans sa péren­nité, mais de par­venir à trou­ver l’ac­cord avec son pro­pre itinéraire artis­tique, poli­tique, esthé­tique, sans pla­quer la référence, sans singer la révérence, ou alors la mon­tr­er du doigt, la point­er dans l’har­monie d’un spec­ta­cle.

La terre trem­ble tou­jours, on se réchauffe encore des relents de la défla­gra­tion, mais on peut aus­si par­ler d’autre chose.

Dans ce con­texte, le fait d’être met­teur en scène n’é­tait ni réduc­teur, ni val­orisant, même si cette fonc­tion con­fère un statut et une autorité qu’il est encore dif­fi­cile d’échang­er ou de partager.

Cer­tains met­teurs en scène voulaient que leurs spec­ta­cles con­ser­vent une part d’in­so­lence, de hardiesse, d’im­per­ti­nence, sans proclamer le tri­om­phe des formes somptueuses ou des déliques­cences, sans que l’art de la scène soit incon­scient de sa fonc­tion d’éveil ; ils refu­saient que le théâtre devi­enne un épiphénomène idéologique, con­stru­it en kit. Ils voulaient con­serv­er coûte que coûte une rébel­lion farouche, un fond prim­i­tif d’en­gage­ment poli­tique, tout en sachant qu’il s’ex­pri­mait plus claire­ment dans le cadre d’une répéti­tion qu’une fois con­fron­té à un pub­lic qui n’at­tendait plus for­cé­ment de répons­es venues de l’art.

Un soir, un comé­di­en m’a dit : « Comme tout est évidem­ment réus­si quand on l’ef­fectue en répéti­tion ; on a l’im­pres­sion qu’on va présen­ter le plus beau spec­ta­cle du monde ; une fois devant un pub­lic à l’aise et moqueur, tout ce qui dérange s’as­soupit, l’im­per­ti­nence lasse aus­si. »

Le pire de ces lende­mains était sans doute de som­br­er dans une esthé­tique de la morgue et du déchet, du néon ou du car­reau de faïence. Aus­si, c’est en retrou­vant un rap­port char­nel aux élé­ments du spec­ta­cle, c’est en ten­tant de rimer avec l’ac­teur qu’une grande sincérité s’est trans­mise.

On n’as­siste pas for­cé­ment à l’avène­ment de l’ac­teur mais à la célébra­tion d’un tra­vail de recherche auquel par­ticipent les comé­di­ens qui, dans un rap­port de con­vivi­al­ité et d’in­ter­ac­tiv­ité, s’emparent des propo­si­tions du met­teur en scène.

Dans LES PARISIENS1 de Pas­cal Ram­bert, les acteurs se dépla­cent comme des zom­bies, ils meurent enfin puis ne cessent de renaître. Quand il n’y a plus rien à dire, il reste encore une parole-sur­sis qui tra­verse le comé­di­en et l’incite à se relever. C’est une véri­ta­ble danse de mort qui, dans le jeu de l’ac­teur, n’in­té­gr­era jamais la nature envi­ron­nante. L’ac­teur a volon­taire­ment peu d’ap­pui ; au présent de la représen­ta­tion, il prof­ite joyeuse­ment de cette indépen­dance.

Dans leur itinéraire artis­tique, plusieurs met­teurs en scène ont sen­ti la néces­sité de tra­vailler sur des petites formes et d’y revenir sou­vent – MONSTRE VA2, LÉON LA FRANCE3, LE BOURRICHON4… – en se dis­ant que le pub­lic apprendrait à préfér­er un beau moment de théâtre à un grand ensem­ble sig­nifi­ant avec un seul traite­ment de lumière, une seule image : « Je suis con­tent, dit Robert Cantarel­la, de diriger trois actri­ces dans un spec­ta­cle où il n’y a pas d’ef­fet de lumière, où la séduc­tion ne passe pas du tout par la fas­ci­na­tion de l’im­age. INVENTAIRE(S)5, c’est volon­taire­ment sim­ple, j’ai eu envie de com­pli­quer les choses, de les ren­dre plus intel­li­gentes, avec Philippe Minyana on s’est dit qu’il fal­lait faire une chose extrême­ment sim­ple même si c’é­tait une nou­velle étape. »

Ain­si, beau­coup de met­teurs en scène ont ten­té d’é­vac­uer la notion d’ob­jet artis­tique, de résul­tat, d’œu­vres achevées ou en pré­pa­ra­tion ; elles étaient déjà inscrites dans un prob­a­ble avenir ou la bib­lio­thèque de Borges. C’é­tait préfér­er un beau cro­quis de Michel-Ange à la Chapelle Six­tine, la course ver­tig­ineuse de l’eau au moment pré­cis où elle se glace. Ils se sont ain­si focal­isés sur le proces­sus créatif, la ren­con­tre entre l’iode et le ben­zène plutôt que le pré­cip­ité qui en résulte.

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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