Après des étudies de chant classique et de musique de chambre au Conservatoire de Liège, Marianne Pousseur a développé sa carrière dans un répertoire essentiellement tourné vers le XXe siècle, la création et le théâtre musical. Elle collabore depuis 1996 avec le concepteur lumières, scénographe et metteur en scène Enrico Bagnoli. En 2008, ils fondent la compagnie de théâtre musical KHROMA et réalisent des productions aux formats divers, allant du spectacle pour enfants aux œuvres musicales les plus pointues, qu’ils présentent dans le monde entier. Professeur de chant pendant de nombreuses années, Marianne Pousseur est actuellement professeur d’art lyrique au Conservatoire de Bruxelles.
ID
Dès tes débuts comme chanteuse lyrique, tu es allée vers des formes opératiques proches du théâtre parlé, avec le fameux Pierrot Lunaire de Schoenberg dont tu es une interprète-phare…
MP Oui, et je continue à le tourner chaque année, depuis 30 ans, dans le monde entier1… je n’en reviens pas ! C’est une œuvre que j’ai découverte très jeune et qui m’a tellement impressionnée qu’il était clair que j’allais en faire quelque chose. Au début, je ne comprenais pas ce qui me fascinait ; le Pierrot lunaire est d’une telle densité, d’une telle complexité que j’y puise encore un nombre incalculable de richesses, même si ce n’est qu’une œuvre d’à peine trois quarts d’heure. Ce qui me paraît fondamental, c’est que la pièce se situe à la charnière de plein d’éléments : la musique, le texte, le geste vocal, le sens… et au-delà, un sentiment brutal que tu ne peux traduire ni en mots ni en musique. Tu es sur une limite qui est aussi une faille créatrice qui permet un chant expressif infini.
ID
Tu as aussi interprété les pièces vocales à la fois très minimales et très théâtrales de Sciarrino, et puis il y a eu la rencontre avec Georges Aperghis, un « pionnier » du théâtre musical…
MP Ce sont des expériences qui se situaient exactement à cet endroit de charnière et de faille… L’enregistrement que j’ai fait du Lohengrin de Sciarrino a d’ailleurs eu les honneurs d’un prix ! Avec Aperghis est né le projet de solo sur le poème Ismène de Iannis Ritsos en 2008. Ont suivi Phèdre en 2013 et Ajax en 2015, dont j’ai moi-même composé la musique, toujours sur des poèmes de Ritsos. Les trois spectacles forment la Trilogie des éléments. Comme créatrice, c’est toujours cette confluence entre les langages qui m’intéresse, y compris le langage de l’espace, de la lumière et du corps, pour permettre l’expressivité du chant et l’ouvrir à d’autres dimensions. Comment tisser ces langages sans les hiérarchiser, sans céder au réflexe – dans mon cas – de donner la priorité au texte ? Avec Enrico, on a beaucoup travaillé là-dessus, à travers toutes sortes de spectacles depuis vingt-cinq ans. Je pense à celui qu’on a fait sur les Song Books de John Cage, où il creuse la question des relations et des hiérarchies : comment faire coexister quelqu’un qui parle ou chante fort avec quelqu’un qui parle ou chante doucement, comment laisser la place à toutes les choses, à tous les sons…
ID
Votre Trilogie des éléments est une forme assez unique en son genre, à laquelle Georges Banu a consacré un texte ébloui2, où il évoque « la synthèse première des arts » à laquelle renvoient poétiquement et organiquement ces trois pièces, avec la présence de la terre dans Ismène, du feu dans Phèdre et de l’air dans Ajax.
MP Oui, ce sont des projets qui ne ressemblent à rien d’autre… C’est ce qui rend le travail de production et de diffusion parfois difficile ! Nous avons récemment joué Ismène au festival Musica à Strasbourg. « On aime beaucoup ce que vous faites mais il n’y a pas assez de musique », nous a‑t-on dit. Les subventions de nos projets, on les demande d’ailleurs à la commission théâtre parce que du côté de la musique, ce n’est pas la peine.