LES PRATIQUES SOLITAIRES

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LES PRATIQUES SOLITAIRES

Le 17 Juin 1994
Jeanne Moreau dans LE RÉCIT DE LA SERVANTE ZERLINE d'après H. Broch, mise en scène de K.M. Grüber, 1988. Photo Brigitte Enguerand.

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Jeanne Moreau dans LE RÉCIT DE LA SERVANTE ZERLINE d'après H. Broch, mise en scène de K.M. Grüber, 1988. Photo Brigitte Enguerand.
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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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L’ou­blié porte l’i­nou­bli­able dans ses mains vides et nous sommes nous-mêmes portés par l’i­nou­bli­able.
LE RÉCIT DE LA SERVANTE ZERLINE1

DANS LA CONFÉRENCE DE BROOKLYN SUR LES GALAXIES de Serge Val­let­ti, dès l’in­stant où le per­son­nage est sur le point d’abor­der le sujet titre, il racon­te une autre his­toire. Par­fois il donne une infor­ma­tion qui pour­rait à elle seule consti­tuer le début d’un réc­it, mais l’évo­ca­tion s’ar­rête bruta­lement pour chang­er de sujet. Quand il dit : « Je suis chanteur »2, nous pou­vons espér­er qu’il nous par­le de ce méti­er, mais il stoppe le déploiement de la parole en pour­suiv­ant : « Enfin je chante pour moi ». Par un conti­nuel retour à de petites obses­sions, il com­mence et refu­se de com­mencer. Le mono­logueur trompe le titre et cela nous fait rire ! La parole soli­taire devient alors un grand aparté, l’art de l’in­ter­mède qui se pro­longe, celui où la digres­sion est là pour relancer une his­toire, fein­dre de l’ou­bli­er, ou devenir l’essen­tiel du dis­ cours. Le per­son­nage glisse entre ses phras­es des élé­ments d’in­for­ma­tion qui désta­bilisent toute trame et font d’une incon­gruité le sujet du réc­it avant qu’une autre ne la rem­place. C’est peut-être l’in­con­gruité de sa posi­tion qu’il joue, cette chance de s’adres­ser à une audi­ence qui a payé sa place, une envie de tout dire, de jouer l’éphémère d’une écoute. L’in­ter­mède se pro­longe, le ren­dre accept­able c’est sou­vent le ren­dre comique en faisant des petites his­toires de sa vie le sujet du réc­it. Il rap­pelle ain­si le per­son­nage de Tchekhov qui dans LES MÉFAITS DU TABAC prof­ite de la con­férence qu’il doit don­ner pour faire l’é­ta­lage des méfaits de sa vie con­ju­gale.

Les plus grands skieurs utilisent le déra­page pour aller plus vite. C’est en refu­sant le chem­ine­ment linéai­re d’une pen­sée logique que le locu­teur soli­taire nous intéresse ; il dévoile ain­si une plage indé­cente du dis­cours qui per­met d’éviter le sujet annon­cé, de tourn­er autour, ou de le reli­er abu­sive­ment à sa vie privée. Dès lors, nous pou­vons imag­in­er que le per­son­nage est un impos­teur, un char­la­tan du verbe qui s’adresse à nous, audi­ence bien­veil­lante, qui, comme dans un radio cro­chet, lui laisse une chance de nous intéress­er.

Par son fonc­tion­nement analogique la parole autorise les développe­ments digres­sifs. Très sou­vent le dis­cours soli­taire fait revivre, déclenche, ou relate un trou­ble mais le théâtre n’est résol­u­ment pas un cab­i­net de psy­chanalyse et nous voyons rarement un per­son­nage soli­taire quit­ter la scène et dire : « mer­ci je me sens mieux main­tenant ». Sur le plateau, la parole qui ne se laisse pas domes­ti­quer par les réac­tions d’un inter­locu­teur feint de se dévelop­per libre­ment et prend une valeur hypno­tique qui par­fois enferme celui qui la profère dans une com­plai­sance qui, pour le spec­ta­teur, devient à la fois comique et trag­ique. Si le dis­cours soli­taire cherche à for­malis­er un tour­ment, celui-ci est ren­voyé à toutes ses impli­ca­tions. Le sujet énon­ciateur se laisse rapi­de­ment entraîn­er par toutes les possi­bilités du lan­gage. Le person­nage subit devant nous les méfaits de sa pro­pre parole et la forme si répan­due du res­sassement cristallise son désir obses­sion­nel de détailler au mieux ce qui le fait par­ler.

Ce que plusieurs au­teurs con­tem­po­rains met­tent en scène c’est l’échec de la parole. Il est lié à sa capac­ité d’ex­pan­sion. Au théâtre comme à la vie, la parole soli­taire, en détail­lant un thème ou un prob­lème, sug­gère de mul­ti­ples issues, une quan­tité de choix pos­si­bles qui pla­cent celui qui par­le dans l’embarras et évac­uent toute éven­tu­al­ité d’un choix unique. Le mono­logueur se retrou­ve rapi­de­ment dans la sit­u­a­tion d’un voyageur qui doit pren­dre un train sans con­naître aucune des des­ti­na­tions pro­posées. Il reste sur le quai, con­tin­ue à par­ler et mul­tiplie encore les voies d’une hypothé­tique solu­tion. En détail­lant un tour­ment qui devrait se résoudre en une phrase, idéale­ment en un mot, celui qui par­le seul fait d’un petit sol­dat un rég­i­ment. Là où le con­teur tradi­tionnel ou le sim­ple témoin sem­blent pro­gram­més par une his­toire qu’ils doivent trans­met­tre et racon­ter au mieux, cer­tains per­son­nages con­tem­po­rains construi­sent une spi­rale de mots dont ils sont les pre­mières vic­times. Affir­ma­tion polémique ou idée ter­ror­iste : le plaisir de par­ler seul porte en lui l’échec de toute réso­lu­tion.

Le jour de la représen­ta­tion le mono­logueur sem­ble sor­tir de sa soli­tude mais son dis­cours est comme une rou­tine dont il évoque la répéti­tion, l’an­ci­en­neté à laque­lle notre présence va don­ner une autre dimen­sion. Il con­stitue cette part d’i­nou­bli­able dont par­le LE RÉCIT DE LA SERVANTE ZERLINE : « J’ai tra­ver­sé les années, et les années passent, et le passé demeure, même si je le racon­te mille et mille fois. Je ne peux pas m’en défaire, je ne peux pas m’en débar­rass­er »3 ou Wolf qui dans LES GUER­RIERS de Philippe Minyana dit : « Si je l’ai déjà racon­tée l’his­toire tu m’ar­rêtes hein Taupin ! »4

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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