Texte de théâtre : pour une optique pragmatiste

Théâtre
Parole d’artiste

Texte de théâtre : pour une optique pragmatiste

Le 22 Juil 2018
Laëtitia Spigarelli et Pauline Belle dans L’Incroyable Matin suivi de Jour, de Nicolas Doutey, mise en scène Rodolphe Congé, Théâtre Ouvert, Paris, 2015.
Laëtitia Spigarelli et Pauline Belle dans L’Incroyable Matin suivi de Jour, de Nicolas Doutey, mise en scène Rodolphe Congé, Théâtre Ouvert, Paris, 2015.

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Laëtitia Spigarelli et Pauline Belle dans L’Incroyable Matin suivi de Jour, de Nicolas Doutey, mise en scène Rodolphe Congé, Théâtre Ouvert, Paris, 2015.
Laëtitia Spigarelli et Pauline Belle dans L’Incroyable Matin suivi de Jour, de Nicolas Doutey, mise en scène Rodolphe Congé, Théâtre Ouvert, Paris, 2015.
Article publié pour le numéro
135

1.
La ques­tion du texte de théâtre sus­cite ces derniers temps beau­coup de réflex­ions et de débats, dans lesquels le (fait même qu’il y ait un) texte appa­raît par­fois comme « sus­pect ». On peut penser qu’il s’agit d’un épisode ponc- tuel, ou à l’inverse qu’un pro­fond change­ment est en cours. Mais, sans nier sa sin­gu­lar­ité à la manière dont les ques­tions se posent aujourd’hui, ces débats ont un air de déjà-vu qu’il peut être éclairant d’interroger.

Il sem­ble en effet qu’ils se nour­ris­sent en par­tie d’une con­fig­u­ra­tion de pen­sée héritée de l’époque où le théâtre a, comme les autres arts entre la fin du XIXe et le début du XXe siè­cle, effec­tué sa « révo­lu­tion mod­erniste », c’est-à-dire s’est renou­velé en inter­ro­geant la spé­ci­ficité de son médi­um. De cette époque datent notam­ment l’« inven­tion » de la mise en scène1 et la remise en cause du « tex­to­cen­trisme » (con­cep­tion jusque-là dom­i­nante selon laque­lle le texte est l’essence du théâtre, et les affaires scéniques sont sec­ondaires, acces­soires). La révo­lu­tion mod­erniste du théâtre s’est man­i­festée par une réflex­ion sur le plateau, dans l’idée que le medi­um spé­ci­fique­ment théâ­tral est la scène, et non le texte. Or, la dynamique de ce mou­ve­ment de ren­verse­ment s’est sou­vent accom­pa­g­née de l’opposition, terme à terme, du texte et de la scène, oppo­si­tion elle- même volon­tiers soutenue, à tra­vers dif­férents relais, par celle de l’esprit et du corps. Le vieux tex­to­cen­trisme était cohérent de l’idée du pri­mat de l’esprit (texte) sur le corps (scène) – sys­tème de valeurs qui était loin de ne con­cern­er que le théâtre –, et la réflex­ion sur la scène a sou­vent main­tenu cette oppo­si­tion du corps et de l’esprit, en inver­sant le rap­port de forces. Explicite­ment, cette oppo­si­tion est rarement défendue en tant que telle, et ceux mêmes qui la con­vo­quent, sou­vent, dénon­cent, comme incidem­ment, son car­ac­tère inadéquat2– c’est bien la preuve, à mes yeux, que cette con­fig­u­ra­tion s’apparente aux « faux prob­lèmes » créés par de mau­vais jeux de lan­gage, pour par­ler en ter­mes wittgen­steiniens. Elle reste néan­moins active dans les dis­cours : le texte est abstrait et le plateau con­cret, le texte établit l’élément imag­i­naire ou spir­ituel (la « réal­ité dra­ma­tique ») et le plateau est le lieu d’une réal­ité non fic­tion­nelle, physique (« réal­ité scénique »), etc.3. Bref, le texte est étranger à ce qui fait la spé­ci­ficité du théâtre, qui est la scène, le plateau, le car­ac­tère vivant, act­if, « per­for­matif » dit-on aujourd’hui, l’inventivité du jeu, de la mise en scène, etc. Et c’est parce que c’est le sens même de la « moder­nité » théâ­trale, d’une révo­lu­tion engagée il y a plus d’un siè­cle, que ce dont le (fait qu’il y ait un) texte peut paraître sus­pect, c’est d’un cer­tain passéisme.

2.
En 1984, Bernard Dort pro­po­sait une autre manière d’envisager les choses. Dans Le texte et la scène : pour une nou­velle alliance, il invi­tait à penser qu’à la révo­lu­tion coper­ni­ci­enne du théâtre (pas­sage du tex­to­cen­trisme au scéno­cen­trisme) avait suc­cédé une « révo­lu­tion ein­steini­enne », qu’il car­ac­téri­sait comme une « rel­a­tivi­sa­tion général­isée des fac­teurs de la représen­ta­tion théâ­trale, les uns par rap­port aux autres »4. Par­ler de ces dif­férents fac­teurs, c’est, pour com­mencer, défaire la pré­ten­due unité de « la » scène, qui est en réal­ité au croise­ment de plusieurs pra­tiques, cha­cune déter­mi­nant une per­spec­tive pro­pre : la per­spec­tive du jeu n’est pas tout à fait celle de la mise en scène, qui n’est pas tout à fait celle de la scéno­gra­phie, etc. Dans ce cadre pluriel, Dort pro­po­sait que le texte, lui aus­si, peut agir sur la scène, organ­is­er la modal­ité de l’apparition scénique – ce qui sem­ble une évi­dence : on sait bien qu’un texte de Beau­mar­chais ne tra­vaille pas la scène de la même manière qu’un texte de Tchekhov, un texte de Müller qu’un texte de Fos­se ; chaque texte met en relief, appelle, des aspects spé­ci­fiques, selon une manière et une économie sin­gulières. Mais cette activ­ité du texte sur la scène n’est, encore aujourd’hui, que rarement étudiée – prob­a­ble­ment en rai­son de cette oppo­si­tion du texte/esprit à la scène/corps, et Dort pré­ci­sait d’ailleurs que, pour ren­dre la scène acces­si­ble au texte, il fal­lait la car­ac­téris­er con­ceptuelle­ment, là où l’on s’en tient sou­vent, encore aujourd’hui, à une équiv­a­lence entre la scène et « le corps » ou « la réal­ité » ou « la vie » (par oppo­si­tion au texte). Et en effet, il sem­ble que l’évolution du texte de théâtre depuis la « révo­lu­tion mod­erniste » du théâtre s’écrit dans son coin, que les textes s’écrivent surtout par rap­port aux autres textes, sans rap­port avec la glob­al­ité du fait théâ­tral, sans trop avoir enten­du que quelque chose s’était passé autour de la scène – rap­pelant ce sol­dat japon­ais isolé dans la mon­tagne qui ne fut con­va­in­cu que la Sec­onde Guerre Mon­di­ale était ter­minée, et ne déposa les armes, qu’en 1974.

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Nicolas Doutey
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Nicolas Doutey
Nicolas Doutey est écrivain de théâtre. Six de ses pièces sont publiées aux Éditions Théâtre...Plus d'info
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