Valérie Battaglia Lebrun, École Normale Supérieure, Université de Paris III, a consacré ses études au théâtre ouvrier durant l’entre-deux-guerres et à la figure de la mise en abyme et de l’apocalyptique. Elle travaille comme coautrice et dramaturge sur de nombreux spectacles et écrit pour des œuvres contemporaines.
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À quoi sert la dramaturgie, d’un point de vue général et historique ?
VB G.E. Lessing est le premier à utiliser le mot « dramaturgie » le préférant au terme usité « didascalies ». Il n’écrit pas un traité mais 104 « livraisons » rassemblées dans sa Dramaturgie de Hambourg entre 1767 et 1768. C’est un exercice de pratique critique, et déjà, comme le souligne Hannah Arendt qui reçut le Prix Lessing en 19591, la dramaturgie est placée sous le triple souci de la bienveillance, de l’amitié et de la liberté. Lessing utilise ce mot « dramaturgie », pour inaugurer un théâtre intrinsèquement politique. Il casse les codes pour donner à penser, pour laisser respirer la création, pour semer ses « fermenta cognitionis ». La relation du dramaturge à l’auteur, au metteur en scène, c’est le don de la conversation bienveillante. C’est la responsabilité du sens à venir selon l’élégante formule de Jacques Derrida. C’est le choix de la connexion et le rejet du surplomb. L’accueil de la contradiction et de la déviance.
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Tu as travaillé comme dramaturge sur AmorMundid’après Hannah Arendt mis en scène par Myriam Saduis, et aussi avec Emmanuel Texeraud. Comment envisages-tu ton travail de dramaturge ?
VB C’est en travaillant avec Myriam Saduis que m’est venu le mot « dramaturger » – un verbe qui manquait à la langue. Dramaturger, c’est d’abord nous « accommoder »2à un immense corpus de textes. Lire et échanger, rechercher l’overview effect3, cette prise de conscience profonde, ce choc cognitif provoqué par la vision pour la première fois de la Terre suspendue dans le cosmos depuis son orbite. D’emblée, j’ai voulu l’incorporer à la dramaturgie d’Amor Mundi. L’over view effect correspond à l’esthétique contemporaine du teatrum mundi.
Le théâtre post-dramatique repousse le texte, le sens, et la narration hors du plateau. Elle les laisse seuls, livrés « tout crus » à la fureur de la société du « post ». C’est une entorse à cette doxaque je tente de provoquer avec les met- teurs en scène. Bien sûr, il faut questionner le « dramatique », mais je penche plutôt vers une revitalisation des processus du théâtre épique, brechtien, piscatorien… où le contenu se « préci- pite » dans une nouvelle forme dramaturgique qui déconstruit l’ancienne forme dont nous sommes les héritiers et les passeurs. Dramaturger, c’est partager cette énergie créatrice, cette tension pour repousser le mur du visible, pour « voir le langage »4, voir les sphères spirales du teatrum mundi. C’est la possibilité d’une « diplomatie », d’une négociation des répliques. La diplomatie des répliques, cela me plaît beaucoup, car on rejoint ainsi la philosophie. Les deux mots impliquent la dialectique et le dépliement5.
Un des enjeux du dramaturge est de tenter de se charger du poids du savoir le plus lourd. De frayer un espace désencombré, d’en retirer tout le bavardage. De transformer un fagot de bûches en constellation de points de connexion. Et de laisser advenir. Le dramaturge engage sa responsabilité en regard du metteur en scène et des comédiens dans la construction et l’inter- prétation du sens à venir, par-delà le brouhaha de l’actualité. Il ouvre par là une qualité de calme où le travail artistique peut se déployer. Le théâtre est art politique par excellence et la philosophie est une guérilla contre les domina- tions, pourrait-on dire en associant Arendt et Deleuze en une seule formule. Un théâtre non politique devient un théâtre de la représentation des formes du pouvoir, ce qui ne m’intéresse pas.
LVG
Comment s’est passé la rencontre avec Myriam Saduis et pourquoi avez-vous commencé à travailler ensemble ?