C’est quand on commence à être moins radical que ça devient compliqué…

Entretien
Théâtre

C’est quand on commence à être moins radical que ça devient compliqué…

Rencontre avec les quatre membres de la compagnie

Le 24 Mar 2018
Allan Bertin, Elisa Lozano Raya, Lucie Guien, Judith Williquet, Mélanie Zucconi et Jean-Baptiste Polge. En bas : Marie Henry, Émilie Meinguet, Allan Bertin, Elisa Lozano Raya et Lucie Guien dans Quarante-et-un, de Transquinquennal, 2014. Photos Herman Sorgeloos.

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Allan Bertin, Elisa Lozano Raya, Lucie Guien, Judith Williquet, Mélanie Zucconi et Jean-Baptiste Polge. En bas : Marie Henry, Émilie Meinguet, Allan Bertin, Elisa Lozano Raya et Lucie Guien dans Quarante-et-un, de Transquinquennal, 2014. Photos Herman Sorgeloos.
Article publié pour le numéro
Couverture deu numéro 134 - Institutions / insurrections
134

En présence de quelques étudiants en Arts du spectacle de l’ULg, le 20 octobre 2017, au Théâtre de Liège, rencontre avec les quatre membres de Transquinquennal (Stéphane Olivier, Miguel Decleire, Bernard Breuse, Brigitte Neervoort) axée sur leur rapport à l’institution.
Nathalie Cornet dans Quarante-et-un de Transquinquennal, 2014.Photos Herman Sorgeloos.
Nathalie Cor­net dans Quar­ante-et-un de Tran­squin­quen­nal, 2014.Photos Her­man Sorgeloos.

AL Dans votre pro­jet pour les années 2018 – 2022, rédigé dans le cadre de votre demande de con­trat-pro­gramme et ren­du pub­lic sur votre site web, vous met­tez en avant le con­cept chim­ique de sub­li­ma­tion, pas­sage de l’état solide à l’état gazeux. Com­ment com­pren­dre ce con­cept à la lumière de votre déci­sion – rare dans le champ théâ­tral – d’arrêt de votre pra­tique et de la reven­di­ca­tion de cet arrêt comme d’un geste artis­tique ?

SO La réflex­ion a com­mencé il y a qua­tre ou cinq ans. Ça fai­sait plus de vingt ans que la com­pag­nie exis­tait. D’une part, il y a la vis­i­bil­ité vers l’extérieur : nous faisons un spec­ta­cle et puis un autre spec­ta­cle et encore un autre spec­ta­cle et, à chaque fois, en par­al­lèle, un tra­vail spé­ci­fique sur ce qui est pro­posé au spec­ta­teur. Le tra­vail artis­tique se fait peu à peu dans la con­ti­nu­ité et les spec­ta­cles devi­en­nent les moments publics d’un tra­vail plus con­tinu. De cette par­tic­u­lar­ité naît aus­si une dif­fi­culté : ce tra­vail artis­tique per­ma­nent, qui a tou­jours été voulu par la com­pag­nie, n’a pas de place réelle dans le paysage théâ­tral. Organ­is­er une forme de fidél­ité sur la durée n’est pas pos­si­ble. Voilà le point de départ de notre réflex­ion. Quar­ante-et-un était une pre­mière réponse à cela : c’était le quar­ante-et-unième spec­ta­cle et nous souhaitions pos­er
un regard sur les quar­ante pre­miers, tout en nous pro­je­tant dans l’avenir. Et puis, l’autre ques­tion impor­tante, liée directe­ment à cette idée de sub­li­ma­tion, était celle de la dynamique artis­tique de change­ment, c’est-à-dire de mobil­ité de notre façon de tra­vailler. Cette ques­tion interne à la com­pag­nie habite beau­coup de per­son­nes au sein de la société, au sein des rela­tions humaines, donc ça deve­nait un sujet poten­tiel. Un des fac­teurs du change­ment, c’est de par­venir à faire le deuil de ce qu’on a.

MD Sou­vent, on a besoin, pour des raisons bête­ment économiques et struc­turelles, de pou­voir voir à long terme. Ce qui est per­ma­nent est une forme de con­di­tion pour chang­er un petit peu. Mais si on veut vrai­ment aller plus loin, ou faire les choses plus rad­i­cale­ment, il faut pou­voir se pass­er de ça aus­si.

BB Je vois cela comme un cadre. Pour que l’œuvre per­siste, il faut lui don­ner un cadre. Et le fait de ter­min­er, c’est faire le cadre. Pour com­pléter notre œuvre – je sais que c’est un grand mot– il faut absol­u­ment la clô­tur­er. Tran­squin­quen­nal a tou­jours inté­gré cette dimen­sion : il était inscrit dans nos statuts dès la fon­da­tion que l’aventure dur­erait cinq ans.

SO Elle a eu un sur­sis assez long !

MD C’est le sens du mot « Trans » qui a changé pour nous. Au départ, il sig­nifi­ait plutôt « jusqu’à » et ensuite c’est devenu « à tra­vers ». On a fait plus ou moins cinq plans quin­quen­naux !

SO Nous avons tou­jours recher­ché ce que le col­lec­tif per­met qu’une autre forme de “pra­tique ne per­met pas. Une des choses que le col­lec­tif per­met, c’est de s’arrêter. Quand tu es un indi­vidu créa­teur, que tu es met­teur en scène ou auteur, tu ne peux pas t’arrêter. La seule chose qui va t’arrêter, c’est ta mort. Et, si tu t’arrêtes quand même, tu restes l’incarnation de ce que tu as été. En arrê­tant, nous ne serons plus iden­ti­fiés indi­vidu­elle­ment comme Tran­squin­quen­nal.
On pour­ra avoir des con­ver­sa­tions dans des cafés avec des gens qui ne sauront pas qu’on a fait par­tie de Tran­squin­quen­nal…

BB C’est déjà le cas pour Pierre ! C’est ter­ri­ble­ment angois­sant pour ta van­ité mais en même temps, ça a vrai­ment beau­coup de sens. Artis­tique­ment, ça a du sens. Avec l’âge, l’angoisse de se répéter est ter­ri­ble : on se dit qu’on con­naît un cer­tain nom­bre de choses sur le méti­er, on a de l’expérience, on rejoint une cer­taine tra­di­tion… C’est très ras­sur­ant sur un plateau de se dire « oui, oui, on a des solu­tions », mais c’est aus­si ter­ri­ble, artis­tique­ment…

SO Un autre aspect était d’accepter de renon­cer à notre inclu­sion dans le « monde artis­tique dans sa nor­mal­ité ». On n’ira pas à Avi­gnon, en tout cas on ne se bat plus pour ça ; on ne fera pas de tournées mon­di­ales ; on ne rem­pli­ra pas quinze fois l’Aula Magna à Lou­vain-La-Neuve ; on ne fera pas un suc­cès inter­na­tion­al. Ça, c’est bon, on laisse ça aux
autres et main­tenant c’est clair. C’est une forme de soulage­ment de laiss­er tomber cette pres­sion qu’on se met­tait à nous-même.

MD D’une cer­taine manière, on se réap­pro­prie le cadre dans lequel on s’inscrit. C’est la pour­suite de ce qu’on fait au niveau artis­tique : essay­er de s’approprier toutes les phas­es du tra­vail.

SO C’est telle­ment à nous que nous pou­vons l’arrêter, et fuck off !

AL Était-ce une déci­sion facile à pren­dre ?
Étiez-vous d’accord tous les qua­tre ?

MD Tout de suite !

SO C’est une déci­sion qui a été prise avant que Brigitte ne soit engagée, donc nous n’étions que trois à être d’accord ! La déci­sion a été prise env­i­ron au moment où Céline a dit : « Si je con­tin­ue avec vous, quand vous serez retraités, je serai trop vieille pour chang­er de méti­er. J’ai envie de chang­er main­tenant. » Et nous, on a dit « Oui, si tu pens­es que tu com­mences à ron­ron­ner, c’est le moment en effet ». Quand on a fait les appels d’offre et que Brigitte a accep­té de tra­vailler avec nous, on lui a tout de suite dit qu’on allait arrêter.

Le cap­i­tal sym­bol­ique accu­mulé par Tran­squin­quen­nal peut être une arme de com­bat. Qu’en fait-on ?

BN J’avais déjà signé le con­trat ! [rires] Mais je trou­vais ça super. Cette idée ren­verse le rap­port au temps : habituelle­ment, tu pens­es à par­tir d’aujourd’hui jusqu’à l’année prochaine, et ain­si de suite. Nous, on pense à par­tir de 2022 et alors, on fait une espèce de plan­ning rétroac­t­if qui est comme un futur et ça, c’est un exer­ci­ce très intéres­sant.

SO Le ques­tion­nement par rap­port au proces­sus de sub­ven­tion a joué aus­si. On défend par ailleurs que les sub­ven­tions ne soient pas automa­tiques, qu’il n’y ait pas de récur­rence, qu’un pro­jet artis­tique puisse être chao­tique, puisse être renou­velé, puisse être changé, qu’il y ait une réé­val­u­a­tion con­tin­ue des pro­jets artis­tiques et en même temps, on ferait exacte­ment l’inverse ? Un autre aspect impor­tant de cette déci­sion est la réap­pro­pri­a­tion pour cha­cun d’une pen­sée indi­vidu­elle, qui ne con­cerne pas les autres : « qu’est-ce que je vais faire après ? »

BB Je vais pou­voir enfin les inviter à manger à la mai­son comme des amis ! Juste comme ça quoi…

SO Ce qu’on ne fait jamais !

ND Un élé­ment cen­tral dans votre tra­vail, c’est la dimen­sion de la con­trainte. Cette ultime con­trainte que vous vous imposez est une forme de gri­mace. Finale­ment, l’institution a l’air d’avoir gag­né dans la mesure où vous ne par­lez que de l’aspect interne : d’une sorte d’essoufflement de la struc­ture que vous avez créée. Vous avez été des pio­nniers en matière d’exploration de ce qu’était un col­lec­tif, et c’était aus­si une manière d’élaborer une struc­ture en pied de nez à l’institution. C’est un con­stat de défaite que vous faites.

MD, SO, BB Non !

NB Le cap­i­tal sym­bol­ique accu­mulé par Tran­squin­quen­nal peut être une arme de com­bat. Qu’en fait-on ?

BB L’ambition de Tran­squin­quen­nal, très naïve, c’était de réin­ven­ter. Aujourd’hui, je me dis que ce pou­voir de réin­ven­tion, il est à d’autres que nous. D’une cer­taine manière, on doit tou­jours faire une forme de guéril­la dans une com­pag­nie. Et nous, on n’est plus vrai­ment dans la guéril­la : on est devenu une petite insti­tu­tion. Socio-économique­ment, on était encore des enfants des Trente Glo­rieuses.

Or, il y a un retour ter­ri­ble du théâtre bour­geois. Stéphane nous dis­ait que ses élèves à l’INSAS devaient tous tra­vailler pour pou­voir pay­er leurs études. Nous, on a pu s’inscrire là où les loy­ers n’étaient pas chers, on a pu tra­vailler, on a pu faire Tran­squin­quen­nal parce qu’on avait un chô­mage qui nous per­me­t­tait de vivre. Toutes ces con­di­tions-là ont dis­paru. Et nous, on est ailleurs. Et je me dis : cette réin­ven­tion-là, on n’est plus capa­ble de la faire, on n’est pas dans les con­di­tions, on est pro­prié­taire de notre mai­son. Je ne suis plus celui que j’étais il y a vingt ans.

SO Notre poten­tiel sym­bol­ique, il est instru­men­tal­isé par l’institution. Con­tre ça, on ne peut pas se bat­tre. Pire : l’institution s’en sert con­tre nous-même. Et ça, c’est très très pénible.
S’arrêter, c’est essay­er de mesur­er la valeur de ce qu’on a fait. Si trois ans ou dix ans après, la valeur sym­bol­ique de Tran­squin­quen­nal con­tin­ue à exis­ter et qu’il y a un manque, on aura accom­pli quelque chose. Quand on voit des gens qui par­lent de nos spec­ta­cles sans les avoir vus, ça com­mence à m’intéresser.

ND La valeur au cap­i­tal sym­bol­ique de Tran­squin­quen­nal est con­stru­ite à la fois par les spec­ta­cles, par le geste artis­tique mais aus­si par les con­di­tions du tra­vail artis­tique. Et juste­ment par ces ques­tion­nements per­ma­nents sur l’institution et y com­pris à tra­vers l’instance du pub­lic. Cette trace-là ne peut pas se déclin­er unique­ment en terme de nos­tal­gie…

SO Je com­prends tout à fait cette ques­tion et je ne pense pas qu’on l’ait résolue. Dès le début, le tra­jet le plus dif­fi­cile et celui qui nous met­tait le plus en dan­ger était pour nous le plus intéres­sant. On n’a jamais eu l’idée de se bat­tre con­tre l’institution en dehors de l’institution.
Le choix était fait à un moment : essay­er de se met­tre à l’intérieur, et d’essayer de tra­vailler avec le lan­gage de l’institution, de s’y con­fron­ter, et de poten­tielle­ment la redy­namiser dans cer­taines formes. Ça marche par­fois et par­fois pas. Tran­squin­quen­nal prend aujourd’hui cette déci­sion-là parce que le milieu est figé. On a les mêmes inter­locu­teurs depuis trente ans… Dans cer­taines insti­tu­tions, on a atteint le max­i­mum de tolérance à Tran­squin­quen­nal ! Cer­taines insti­tu­tions ne nous tolèrent plus. Et ça, on doit faire avec…

ND « Ne nous tolèrent plus », c’est-à-dire ?

SO Ils voudraient qu’on soit comme les autres : qu’on pro­duise des pro­duits à la chaîne, tout en ayant la valeur sym­bol­ique de « pro­gres­sistes ». Le prob­lème, le dan­ger, c’est que nous-mêmes pou­vons avoir l’envie d’aller vers cette direc­tion-là…

« On défend qu’il y ait une réé­val­u­a­tion con­tin­ue des pro­jets artis­tiques et en même temps, on ferait exacte­ment l’inverse ? »

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