« Un jour j’étais assise à côté d’un homme sur un banc […]. L’homme a commencé à chercher […] son téléphone. Et soudainement, il vit sa canette de bière et dit : « Ah, voilà. » Il ramassa la canette, la pressa et décrocha comme si c’était un téléphone : “Ah Dieu, c’est toi ? C’est gentil de m’appeler. Ah, t’as la grippe ?… Si je pouvais me charger de la terre pour un moment ? Pas de problème.” »1.
Comment avait fait ce sans-abri pour se transformer en un rien de temps en l’homme le plus puissant de la terre échangeant avec Dieu ? C’est cette question qui a poussé la Néerlandaise Katrien van Beurden à chercher une forme de théâtre antinaturaliste capable de donner libre cours à l’imagination des acteurs et des spectateurs via les demi-masques de néo-commedia dell’arte2 et à construire un univers rempli de personnages qui utilisent constamment leur ingéniosité pour s’en sortir, qui luttent pour survivre de façon comique, tragique et folle. Directrice artistique et metteure en scène de la compagnie Theatre Hotel Courage, reconnue sur le plan international pour son engagement dans le renouveau de ce style de jeu, elle a développé au cours des quinze dernières années une méthode de travail particulière – propre à ce qu’elle appelle la « comédie de la survie » – en s’inspirant du travail sur l’art de l’acteur mené par Jacques Lecoq et en utilisant les demi-masques en cuir du créateur français Den3 : questionnant le vécu et l’imaginaire des populations vivant dans des zones de conflit, elle a créé une pédagogie et une poétique du jeu masqué liées à l’urgence de créer de nouveaux caractères tragi-comiques en mesure de montrer l’humanité dans toute sa complexité.
Sa première rencontre avec les masques advient pendant ses années de formation au Conservatoire de théâtre d’Utrecht où, à dix-huit ans, elle a la possibilité d’assister trois jours à une master class de commedia dell’arte. Elle découvre alors un théâtre qui place au centre de la création l’acteur, son imagination et sa virtuosité scénique : à partir du corps, l’acteur peut nourrir son travail d’une réalité viscérale qui émane de la vie. Le masque l’intéresse fondamentalement pour la force vitale qu’il dégage, une énergie débordante qui la fait se sentir vivante, mais aussi parce que ces personnages, dans leur extravagance, sont porteurs d’une dimension tragique émanant de leur folie. Enfin, en Hollande, selon l’artiste, il y a une tendance très forte à séparer le travail textuel de celui du corps ; le masque lui permet de faire cohabiter ces deux aspects : c’est un pont pour combiner ensemble l’action et la parole. Le masque est ainsi considéré comme un outil de formation fondamental en raison de sa puissance d’imagination et de représentation. Sa pratique enrichit le bagage de l’acteur par des principes scéniques anciens comme l’improvisation, la stylisation et la typisation des personnages : or, comme le soulignait Catherine Mounier à propos de L’Âge d’or d’Ariane Mnouchkine : « Seuls des théâtres codés peuvent apporter une aide pour rendre signifiant ce que l’on ne voit plus. »4
C’est de ce désir de quête d’une réalité contemporaine qu’est née la compagnie théâtrale internationale Theatre Hotel Courage dont le nom même est lié au projet de recherche-création à visée anthropologique que Katrien van Beurden a imaginé avec ses collaborateurs, les acteurs Sacha Muller, Anne Fé de Boer et Thomas van Ouwerkerk, encore aujourd’hui les piliers de la compagnie. Elle raconte :
« Un jour j’étais avec des amis : […] nous nous sommes demandé quel serait cet endroit où toutes sortes de gens pourraient se rencontrer. Nous avons tout de suite pensé à l’hôtel, car […] c’est l’endroit du monde où l’on peut représenter toutes les hiérarchies et les adversités de la société. Mais dans ce théâtre de la survie, il faut du courage. Aussi ai-je rajouté le mot « courage » à « hôtel ». Puis nous avons décidé de partir à la recherche des personnes qui auraient pu habiter notre hôtel. »5
En 2012, avec sa troupe, Katrien van Beurden commence ainsi un long voyage qui l’amène, pendant cinq ans, à sillonner le monde avec ses masques en quête de nouveaux caractères et à collecter des récits portant sur des formes spécifiques nouvelles d’altérité dans le panorama des types fixes de commedia, comme le refugié, le dictateur, le soldat, etc. Dans chaque pays qu’elle visite – Palestine, Inde, Ghana, Iran, USA –, elle travaille avec des acteurs du territoire, des étudiants, des réfugiés, des populations tribales et des citadins de différentes origines. Avec ces publics, elle crée des performances visant à répondre à la question : « Si le monde était un hôtel, quelles y seraient votre place et votre position ? ». Dans ce contexte, les masques ne sont pas abordés d’un point de vue historique, mais en utilisant les associations archétypales qu’ils évoquent : Pantalon, par exemple, devient l’archétype du vieil homme qui s’accroche à la vie parce qu’il sait que la mort est proche ; le Docteur, l’homme qui croit tout savoir mais qui, en réalité, ne sait rien ; le Capitaine, celui qui prétend être tout ce qu’il n’est pas ; Arlequin, le type du jeune garçon impulsif qui veut constamment jouer.